Dans sa Vie de Moïse, le Père de l’Église Grégoire de Nysse interprète la sortie d’Égypte comme un symbole de l’itinéraire de l’âme vers Dieu, dont chaque épisode constitue une étape initiatique. Cette approche progressive de Dieu le mène à proposer une définition tout à fait nouvelle de la perfection en matière de vertu, en rupture avec la conception grecque classique.
Grégoire de Nysse naît vers 330 en Cappadoce. Issu d’un milieu chrétien, il s’en écarte durant une période de sa vie, avant d’y revenir sous l’influence de son frère, Basile de Césarée, autre Père de l’Église majeur, qui le fait nommer évêque de Nysse en 372. Lorsque Basile meurt, Grégoire se perçoit comme son héritier et se consacre ardemment à sa fonction ecclésiastique, en participant notamment aux nombreuses controverses qui agitent le christianisme à cette époque. Toutefois, cela ne l’empêche pas, surtout vers la fin de sa vie, d’écrire des ouvrages moins polémiques, plus théologiques, comme son Commentaire sur le Cantique des cantiques ou la Vie de Moïse.
La Vie de Moïse est apparemment destinée à un moine qui demandait à Grégoire de lui donner « quelque règle sur la perfection ». La réponse consiste en une reprise des données bibliques sur Moïse, présenté comme le modèle de la perfection et de la vertu. Grégoire de Nysse ne donne donc pas à proprement parler une « règle de perfection ». Il n’est pas besoin d’un traité sur la vertu en général : il suffit de se tourner vers les exemples que sont les prophètes. Or, nul ne saurait être une meilleure « règle de perfection » que celui par qui sont descendues les Tables de la Loi, destinées à régler la communauté hébraïque. Moïse est aussi législateur par la perfection de sa vie même. Grégoire en profite pour proposer une théorie de la perfection tout à fait originale qui constitue la pierre de touche de cet ouvrage. Celui-ci est divisé en deux grandes parties : la première résume la vie de Moïse telle qu’on la trouve dans l’Exode et dans les Nombres. La seconde est une interprétation de la sortie d’Égypte vers la Terre promise comme un itinéraire initiatique et spirituel. L’Exode est compris non plus comme le récit d’une épopée « nationale », mais comme le cheminement de l’âme vers son Seigneur.
Itinéraire vers Dieu
Dans la mesure où la vertu est pour Grégoire une telle progression de l’âme vers Dieu, montrer la vertu chez Moïse revient à montrer sa progression spirituelle. Mais celle-ci n’est pas donnée d’emblée comme telle dans l’Ancien Testament, de sorte que Grégoire doit livrer un travail herméneutique afin de faire émerger cette théorie « progressiste » de la vertu.
Cela le mène à interpréter certains épisodes de la vie de Moïse dans une optique initiatique et chrétienne. La traversée de la mer Rouge est ainsi assimilée au baptême, à la suite de saint Paul : « Vous ne devez pas ignorer que nos pères […] ont tous été baptisés sous la conduite de Moïse, dans la nuée et dans la mer. » (I Cor. 10:2). En effet, le baptême est une étape du cheminement spirituel qui marque l’entrée dans une nouvelle vie, ce qui implique la mort de l’ancienne vie. Ce qui meurt, ce sont donc les troupes de Pharaon, « les diverses passions de l’âme auxquelles l’homme est asservi », et dont rien ne subsiste au sortir de la mer. Le baptême consiste à « faire mourir dans l’eau toute l’armée des vices. Si en effet l’ennemi remonte avec [les Hébreux], ils demeurent ses esclaves même après l’eau. »
L’enjeu de cet itinéraire de l’âme vers Dieu est bien sûr de dissiper les ténèbres de vies impies par l’exercice des vertus dont Moïse est l’exemple, et d’échapper ainsi à l’endurcissement du cœur qui caractérise Pharaon (Exode 9:12). Car cet endurcissement, loin d’être le fruit d’une décision divine arbitraire, est le résultat d’une vie tournée vers des biens illusoires : « Ce n’est pas quelque fatalité venue d’en haut qui plonge l’un dans la lumière et l’autre dans les ténèbres, mais nous-mêmes, hommes, qui avons en nous dans notre nature et notre liberté les principes de la lumière et de l’obscurité, nous trouvant dans ce vers quoi nous nous tournons. »
Ainsi, lorsque les ténèbres s’abattent sur l’Égypte, personne ne voit plus rien « mais le jour luisait partout où habitaient les enfants d’Israël » (Exode, 10:23). D’après Grégoire, le jour luit en réalité pour tous mais seuls les Hébreux (les « vertueux ») le voient. L’homme ne commet le mal que parce qu’il ne reçoit pas la lumière divine. Et s’il ne la reçoit pas, ce n’est pas par nature, mais par l’habitude qu’il a prise de vivre loin de Dieu. Dieu n’est donc pas responsable de son impiété ; en revanche, toute conversion – au sens plotinien – implique l’action de Dieu : « Ceux qui pratiquent la vertu voient s’offrir à eux l’assistance donnée par Dieu à nous, assistance qui existait avant nous quant à sa création, mais qui n’apparaît […] que lorsque nous sommes suffisamment familiarisés avec la vie supérieure. » Il n’y a donc qu’à ouvrir les yeux pour être secouru et voir Dieu.
D’une ténèbre à l’autre
Mais qu’est-ce que voir Dieu ? Il est écrit que Dieu se tient dans la ténèbre et que c’est là que Moïse le voit (Exode, 20:21). Grégoire prête une attention particulière à ce verset, alors même que, dans le texte biblique, ce n’est pas une thématique très accentuée. C’est que le problème qu’il pose est immense : que signifie que Dieu se tienne dans la ténèbre, Lui qui dissipe toutes ténèbres par Sa lumière ? Comment Moïse peut-il voir Dieu s’Il se tient dans la ténèbre ? Grégoire distingue alors deux niveaux de la rencontre avec Dieu : le premier est lumière parce qu’il dissipe les ténèbres de nos vies sans Dieu. Le second est ténèbre parce qu’alors nous sommes au Seuil infranchissable de l’entrée en Dieu. Il y a donc deux ténèbres, qui toutes deux sont dues à notre ignorance, l’une de la lumière de Dieu, l’autre de Son Essence. La première ignorance « se dissipe par la jouissance de la lumière » ; la seconde ne se dissipe pas et se tient entre Dieu et nous.
Cette dernière est donc l’ignorance fondamentale qui fait proprement de nous des créatures séparées de Dieu, et nous ne pouvons y parvenir qu’à la suite d’un long cheminement dans la voie de la lumière. C’est une ignorance sublime : sublime, parce qu’elle est le sommet de notre connaissance de Dieu, de notre cheminement vers Lui ; mais elle n’en est pas moins ignorance, parce que le sommet de notre connaissance de Dieu est non-connaissance. Nous parvenons à cet admirable paradoxe que voir Dieu en vérité c’est ne pas Le voir : « C’est en cela que consiste la vraie connaissance de celui que [l’esprit] cherche et sa vraie vision, dans le fait de ne pas voir, parce que celui qu’il cherche transcende toute connaissance, séparé de toute part par son incompréhensibilité comme par une ténèbre ». La plus haute connaissance de Dieu à laquelle nous pouvons atteindre est celle de Son inconnaissabilité. L’âme n’est au sommet de son cheminement que lorsqu’elle voit qu’elle ne voit pas. C’est pourquoi la seconde ténèbre est identifiée à Dieu : pour l’âme, accéder à l’inconnaissabilité de Dieu c’est accéder au maximum de ce qu’elle peut atteindre de Dieu.
La perfection comme désir perpétuel de Dieu
L’ouvrage de Grégoire de Nysse a pour sous-titre De la perfection en matière de vertu. Jean Daniélou, dans son introduction, souligne à quel point la doctrine de la perfection chez Grégoire est originale par rapport à la conception courante de l’époque. L’idéal grec de la perfection consiste en un achèvement, en un accomplissement. Être parfait, c’est se tenir dans l’immobilité, dans l’indifférence (chez les Stoïciens) ; la perfection est toujours une manence. Pour Grégoire, « la perfection [de la vertu] n’a qu’une limite, c’est de n’en avoir aucune ». Le monde selon lui est tout entier mouvement. Il est impossible de s’y tenir immobile. Seul Dieu peut légitimement être dit immobile. Dans notre monde, il n’y a que deux solutions : être en mouvement vers les biens matériels, ou être en mouvement vers Dieu. Si bien que « s’arrêter de courir dans la voie de la vertu, c’est commencer à courir dans celle du vice ».
Le mouvement auquel nous ne pouvons échapper du fait de notre condition explique pour une part seulement le fait que nous soyons en mouvement constant. L’autre raison est la nature même de l’objet de notre désir : Dieu, qui est infini et illimité. Comment notre désir pourrait-il être satisfait, trouver une limite, alors qu’il est désir de ce qui, précisément, n’a pas de limite ? Au contraire, l’insatiabilité de notre désir des biens matériels a pour seule cause notre aveuglement, et le fait que nous vivons une vie dissolue. Si j’ai soif, je peux satisfaire aisément mon désir : il me suffit de boire. Si après cela mon désir persiste, c’est parce qu’il s’est porté sur un autre objet, non parce que le fait de boire a attisé ma soif.
Au contraire, le désir de Dieu se nourrit de lui-même et des « satisfactions » qu’il obtient – qui n’en sont pas vraiment puisqu’elles ne font pas cesser le désir : plus je « bois » Dieu, plus j’ai soif de Lui. Nous pouvons penser ici à ce vers d’al-Hallâj : « Le fait de me désaltérer n’a fait qu’ajouter à ma soif. » « Seule l’activité spirituelle a cette propriété de nourrir sa force en la dépensant et de ne pas perdre mais d’augmenter sa vigueur par l’exercice », écrit Grégoire. L’« appétit concupiscible », pour sa part, ne cesse de s’allumer et de s’éteindre, de désirer et de trouver une satisfaction à ce désir. Le désir de Dieu est constant, perpétuel ; il ne s’agit pas « de jouir de la Beauté par des miroirs et des reflets, mais face-à-face ». Or, Dieu est invisible car Il est caché par une ténèbre. Le désir demeurera donc tant qu’il n’aura pas été satisfait, et comme il ne le sera jamais, il demeurera toujours. « C’est en cela que consiste la véritable vision de Dieu, dans le fait que celui qui lève les yeux vers Lui ne cesse jamais de Le désirer. »