Viol et meurtre, la République selon Sade

Dans le pamphlet Français, encore un effort si vous voulez être républicains, le marquis de Sade dresse les contours des lois qui devront gouverner la République, fille de la Révolution. Prônant le viol, l’inceste et le meurtre, il dessinera le modèle d’une société sans Dieu où la pulsion est hégémonique, dans une pensée qui, du fascisme à Mai-68, constituera une racine silencieuse de la modernité.

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Le marquis de Sade

Sade est un excessif, même en politique. Il en donne un exemple dans son célèbre texte Français, encore un effort pour si vous voulez être républicains, qui vise à influer sur « le Code qu’on nous prépare » et donne un panorama de la pensée politique de Sade en matière de mœurs. DAF – Donatien-Alphonse-François – l’insère au milieu des sept dialogues de La philosophie dans le boudoir (1795), texte dans lequel quatre « instituteurs immoraux » enseignent l’art du libertinage à la jeune Eugénie, alternant théorie et mise en pratique. Français, encore un effort est présenté comme une « brochure » achetée par l’un des instituteurs, Dolmancé, au « palais de l’Égalité ».

Le pamphlet de Sade s’ancre dans un athéisme viscéral, qui pousse à l’extrême l’irréligiosité de son siècle. « L’ignorance et la peur, […] voici les deux bases de toute religion », écrit-il, dans des pages qui attaquent férocement un christianisme consubstantiel au despotisme. Il l’accuse d’ailleurs d’avoir miné son modèle, Rome, qui « disparut dès que le christianisme s’y prêcha », lequel perdra aussi la France si elle le révère encore. Quant aux prophètes, Mahomet, Jésus comme Moïse, ils sont traités de « grand fripons ».

Malgré sa violente singularité, DAF reste un homme du XVIIIe siècle. Son cadre de pensée est façonné par un état de nature omnipotent et par un fixisme historique. C’est à l’aune de ce qu’il définit comme les penchants naturels de l’homme qu’il va s’employer à réinterpréter quatre « forfaits » : la calomnie, le vol, les délits (sexuels), le meurtre.

Héritier de Machiavel

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« Français, encore un effort si vous voulez être républicains » est inséré dans La philosophie dans le boudoir

Évacuons rapidement les deux forfaits mineurs, la calomnie et le vol. Pour le premier, soit il touche un homme « véritablement pervers » et il devient alors indifférent de dire un peu plus de mal de quelqu’un qui en fait beaucoup ; soit il est honnête et il n’aura qu’à montrer le calomniateur pour lui faire retomber son venin dessus, alors que la piqûre de l’injustice le poussera à mieux faire encore. Quant au vol, il est justifié par une considération sociale : cette interdiction n’est qu’une « arme du fort sur le faible » car seul le riche y a intérêt. Il convient donc d’abolir cette « barbare inégalité » en punissant l’homme assez négligent pour se laisser voler mais pas en sanctionnant le pauvre qui n’a suivi que le « plus sage des mouvements de la nature » en voulant conserver son existence. Il faut noter que cet aspect social, mineur dans Français, encore un effort, est plus vif dans d’autres textes qui montrent que DAF avait une sensibilité sur la question.

Mais ce qui l’intéresse le plus, et à quoi il consacre l’essentiel de son opuscule, ce sont les délits et les crimes. Et des délits, seuls comptent la prostitution, l’adultère, l’inceste, le viol et la sodomie dont il trouve « bon » qu’ils ne soient pas réprimés. S’il existe un « crime », c’est au contraire de résister aux « penchants » que la nature nous inspire et parmi lesquels se trouvent la luxure. Car, si l’homme n’a pas les moyens « d’exhaler la dose de despotisme que la nature mît au fond de son cœur », il l’exercera sur les objets qui l’entourent et troublera le gouvernement.

Or, considère Sade, le seul devoir du gouvernement consiste à « conserver, par n’importe quel moyen que ce puisse être, la forme essentielle à son maintien ». Cette vision qui renvoie à celle de Machiavel, selon lequel l’objet du politique est de maintenir son pouvoir, Sade retourne l’argument de la morale par celui de l’efficacité : réprimer un vice, si infâme soit-il, est contre-productif pour un gouvernement car la frustration engendrée se retournera contre lui. Quant à l’adultère, il procède d’une possession de la femme que DAF considère caduque – car on ne peut posséder un être humain – et ce serait les « asservir à la continence impossible ». D’ailleurs, souligne l’auteur, l’état de nature ne fait-il pas naître les femelles comme appartenant à tous les mâles ?

Ni Hobbes, ni Rousseau

Jean-Jacques Rousseau
Jean-Jacques Rousseau

La conception de la nature de Sade développée dans ce pamphlet est doublement singulière. À la différence des grandes pensées de l’état de nature, il ne postule pas que celui-ci soit un état de guerre permanent comme Hobbes, ni un Éden rousseauiste : il inspire simplement à l’homme des caractères dont il est vain, voire contre-productif, d’aller à l’encontre. Ainsi, s’il pense à travers l’état de nature, il n’est pour autant pas un philosophe du contrat social puisque l’état social doit précisément reproduire celui de la nature.

Sade va plus loin. Si, jusqu’ici, il attribuait à l’état naturel des vices qu’il est inutile de refréner, DAF y puise aussi une philosophie du plus fort qui lui permet de justifier le viol. Si la femme n’est la propriété d’aucun homme, ceux-ci ont tout de même le droit de la contraindre de « céder aux feux de celui qui la désire » car, « la violence étant un effet de ce droit », elle peut être employée légalement. Et pour cause, feint-il d’interroger, la nature n’a-t-elle pas prouvé que les hommes ont ce droit en leur donnant « la force nécessaire à les soumettre » à ses désirs ? Il faut donc admettre que la femme qui inspire la jouissance doive s’y plier – et, est-il besoin de préciser, quel que soit son âge, ce qui implique la pédophilie.

En contrepartie, dans son féminisme sélectif, Sade demande à ce que les femmes puissent aussi jouir de la luxure, d’autant qu’elles ont des « penchants bien plus violents que nous » à ces plaisirs. Mais cela créera des enfants sans père ? Qu’importe, Sade est maître dans l’art de retourner les arguments : en République, les enfants n’ont pour mère que la patrie, alors que les familles ont pour tort d’isoler les enfants de celle-ci. Ainsi de l’inceste : n’est-il pas paradoxal d’interdire d’aimer les individus que la « nature nous enjoint d’aimer le mieux » ? « Comment des hommes raisonnables purent-ils porter l’absurdité au point de croire que la jouissance de sa mère, de sa sœur ou de sa fille pourrait jamais devenir criminelle ? » L’inceste devrait donc être la « loi de tout gouvernement dont la fraternité fait la base ».

L’hygiène sociale du meurtre

Passant sur la sodomie – dont la nature a donné le goût dès l’enfance et dont les plaisirs en résultant sont plus vifs – et la pédérastie – un « vice » jugé pas « dangereux » –, Sade s’attaque à l’éloge des deux plus grands crimes : le viol et le meurtre. Il considère que le premier fait moins de tort à autrui que le vol « puisque celui-ci envahit la propriété que l’autre se contente de détériorer ». Et, de toute façon, la personne violée se retrouve dans le même état que l’aurait bientôt mis le mariage ou l’amour.

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Galton, théoricien de l’eugénisme

Règle humaine fondamentale, pilier inscrit dans le Décalogue : DAF sait que justifier le meurtre réclame un arsenal argumentaire poussé. La première pierre sur laquelle il bâtit son édifice est la nature. En répondant à la pulsion de l’homicide, l’homme rend service à la nature qui se nourrit de sa matière première pour se nourrir – car, relève, Sade, la nature se nourrit de ses destructions qui ne sont que des  transmutations. Comme une famine ou une épidémie, l’homme, par l’acte du meurtre, hâte simplement le renvoi à la nature d’une « matière première de destruction […] absolument essentielle » à ses ouvrages. DAF utilise aussi un argument politique en soulevant l’hypocrisie de l’enseignement de l’art de la guerre, cette « science de détruire » dont on récompense celui qui y réussit le mieux, alors que l’homicide est puni. Et puis, note-t-il, c’est à force de meurtre que Rome est devenue la maîtresse du monde.

Pour asseoir sa réflexion, l’auteur des Cent vingt journées de Sodome va plus loin encore en utilisant un argument d’hygiène sociale au moyen de pensées que n’avaient pas encore théorisées son contemporain britannique Thomas Malthus (1766-1834) – dont L’essai sur le principe de population sortira en 1798. Sade souligne que la monarchie ne voit la grandeur du pays que dans son extrême peuplement. Or, cette nation sera « toujours pauvre si sa population excède ses moyens de vivre » alors qu’elle sera prospère si elle peut « trafiquer son superflu ». N’élaguez vous pas l’arbre quand il a trop de branches ? Car, s’il est injuste de tuer un individu bien fait, il ne l’est pas « d’empêcher d’arriver à la vie un être qui certainement sera inutile au monde ». En affirmant que « l’espèce humaine doit être épurée dès le berceau », Sade préfigure l’eugénisme avec un siècle d’avance – conceptualisé par le statisticien britannique et cousin de Charles Darwin, Francis Galton.

Suivant sa vision de la toute-puissance de la nature, Sade est contre la peine de mort. « N’imposons jamais au meurtrier d’autre peine que celle qu’il peut encourir par la vengeance des amis ou de la famille de celui qu’il a tué. » Aux règles sociales qui, par leur coercition, règlent les comportements, Sade oppose donc la loi de la nature : cette loi est celle du plus fort. Ici se retourne l’argument de la liberté absolue prônée par Sade. Celle-ci, justifiant les lois de la société comme devant être déterminées par une nature humaine irrépressible, ne peut qu’aboutir à la suppression du libre-arbitre. L’homme, à qui la société doit laisser une liberté absolue, ne devient que la marionnette de ses passions. Qu’est-ce qui le distingue alors de l’animal ?

Du fascisme à Mai-68

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Apollinaire, auteur des Diables amoureux et des Onze mille verges

Plusieurs auteurs ont vu dans l’œuvre de Sade une intuition voire un inspiration des totalitarismes. « Il est incontestable que le monde imaginé par Sade et voulu par ses personnages (et pourquoi pas par lui ?) est une préfiguration hallucinante du monde où règne la Gestapo, ses supplices et ses camps », écrit Raymond Queneau. Dans L’Homme révolté, Camus fait de l’œuvre Sade la première pierre de la « négation absolue » dont la conséquence – le nihilisme occidental – a été de rendre possible, par son indifférence morale, les camps de concentration et la bombe nucléaire. Ce lien est aussi établi par Pasolini dans son ultime film, Salo ou les Cent-vingt journées de Sodome. Foucault – comme d’autres intellectuels – jugent au contraire l’association entre sadisme et fascisme comme une « erreur historique totale ».

Ces vaticinations autour de Sade, qui a passé 27 ans en prison, prouvent une chose : son œuvre, deux siècles après, influence toujours – contrairement à son rival oublié, Restif de la Bretonne. Au XIXe siècle, l’influence de Sade reste souterraine et marquée par l’entrée du terme sadisme en psychiatrie clinique, dans le Psychopathia sexualis du Dr von Krafft-Ebing en 1890. Le XXe siècle le remettra au grand jour sous l’effet des surréalistes. Apollinaire fut le premier, avec une parution de l’anthologie de son œuvre en 1909. André Breton l’adoube comme une figure du surréalisme dans son Manifeste de 1924. Par son refus des limites et le rôle central de la pulsion dans la création, il influence toute cette avant-garde, de Bunuel à Desnos. Et, en particulier, Georges Bataille.

Sade a peut-être préfiguré le fascisme ; il a aussi contribué à façonner une partie de l’horizon mental de la société d’aujourd’hui. DAF est une figure du panthéon des situationnistes – Guy Debord intitule son premier film Hurlement en faveur de Sade (1952) – et le « Jouissons sans entraves » de Mai-68 a une résonance directement sadienne. Du fascisme à la pensée libérale-libertaire, son œuvre est une racine diffuse de la pensée moderne. Et donne l’illustration la plus extrême du célèbre mot de Dostoïevski, selon lequel « si Dieu n’existe pas, tout est permis ».

Hurlement en faveur de Sade – Guy Debord