Début août 1914, les canons de l’armée française commencent à tonner à la frontière quand Jacques Bainville décide d’entamer la rédaction d’un journal privé qu’il poursuivra durant toute la première année du conflit. La Guerre démocratique (Bartillat, 2013) est le nom sous lequel ce recueil de réflexions personnelles a été publié.
L’exaltation patriotique enflamme alors les rédactions et c’est une propagande journalistique souvent outrancière et mensongère qui se retrouve dans les colonnes de l’ensemble de la presse soumise à la censure militaire. Cette outrance n’est pas dans le caractère du spécialiste des relations internationales de l’Action française. Ce « démon de finesse » selon l’expression de Bernanos est plutôt connu pour l’acuité de sa réflexion et la puissance de ses analyses souvent prémonitoires. La guerre contraint donc Bainville à taire ses critiques envers le régime au sein de ses articles et c’est dans son journal privé qu’il livre ses positions les plus virulentes. Il ne manque pas d’y étriller la République et son personnel sur lesquels repose, selon lui, une sanglante culpabilité en raison des errements du début du conflit. Malgré son adhésion à l’Union sacrée, sa critique est acerbe et tombe parfois dans un certain systématisme. Rien n’est épargné à la République ! Ainsi, la décision du gouvernement de quitter Paris pour Bordeaux face à l’avancée des armées allemandes est jugée avec sévérité comme la marque d’un régime à la dérive.
Autre exemple parmi tant d’autres : celui de la question des pantalons rouges des soldats français. Ces uniformes, cibles idéales pour l’ennemi, sont l’occasion pour Bainville d’analyser les inerties politiques de ce régime dont le premier des crimes est, pour lui, son incapacité à mobiliser militairement la France face à la menace germanique. Il ne croit pas la République capable de catalyser efficacement les énergies du pays contrairement aux régimes autoritaires des empires centraux : « Il y a tout un symbole dans ces pauvres pantalons qui reviennent si lamentables. Par eux aussi l’électeur français devenu un combattant paie la démocratie qui se croit progrès et qui n’est que routine. Voilà quarante ans que l’on parle de changer l’uniforme français et qu’on ne décide rien. Le régime parlementaire n’a pas préparé la guerre.»
Vers la guerre totale
Jacques Bainville est un homme de réseaux dont les amitiés vont du personnel ministériel aux cercles aristocratiques, militaires et diplomatiques. Ce maillage relationnel lui permet d’entretenir une correspondance qui génère une source d’informations unique sur l’état de l’opinion en France et à l’étranger. La lecture de ce journal permet ainsi de percevoir la fébrilité du pays dans les premières semaines du conflit. La société française semble loin des images d’Épinal qui peuvent laisser penser que la nation en guerre s’est levée d’un seul bloc face à l’ennemi : « Angoisse. On se bat depuis Bâle jusqu’aux portes de Bruxelles… Paris est grave, sans fanfaronnades. »
Instruit par ses sources d’informations multiples et sa connaissance aiguisée de l’Allemagne, Bainville maintient son regard perçant et ne tombe pas dans l’illusion, largement partagée alors, d’une guerre courte et glorieuse. A contrario, il en sent le caractère long et meurtrier. Il connaît trop la puissance militaire germanique pour croire à la fable d’une guerre menée la fleur au fusil dans laquelle les officiers montent à l’assaut en casoars et gants blancs. Pour lui, « la guerre démocratique », c’est la guerre des nations et bientôt la guerre totale. « Il s’agit plutôt d’une guerre de sept ans que d’une guerre de trois mois », écrit-il dès le premier jour du conflit, conscient de la résilience allemande.
Par ses analyses prospectives, il évoque dès 1915 l’arrivée d’un socialisme national de l’autre côté du Rhin. Il pressent, entre autres, le danger d’un futur démembrement de l’empire austro-hongrois suite à une victoire des alliés. Il est persuadé qu’à terme la partie germanique de l’Autriche-Hongrie sera amenée à entrer dans l’orbite de l’Allemagne. Cette dernière se retrouvera ainsi face à des États d’Europe centrale, faibles et incapables de résister à sa puissance. Bainville envisage très vite ce risque et la diplomatie française, en effet, ne manquera pas de se fourvoyer plus tard lors des négociations du traité de Versailles de 1919, germe du futur conflit mondial. Avec vingt ans d’avance, c’est l’Anschluss de 1938 et l’agression contre les Sudètes et la Pologne qu’il perçoit déjà. Ce journal est donc le témoignage lucide d’un intellectuel visionnaire sur un continent dont la guerre bouleverse radicalement les équilibres.