Monique Cottret est professeur d’histoire moderne à l’université Paris X-Nanterre. Elle a soutenu une thèse sur le jansénisme et poursuit ses travaux sur le siècle des Lumières, en insistant sur les implications politiques des phénomènes religieux. Elle a reçu, avec son mari Bernard Cottret, le prix Pierre-Georges Castex de l’Académie des sciences morales et politiques 2006 pour leur livre Jean-Jacques Rousseau en son temps (Perrin). Elle a publié en 2012 Un magistrat janséniste du siècle des Lumières à l’émigration (Presses universitaires de Bordeaux), puis l’année suivante Croire ou ne pas croire (Kimé). Elle publie cette année Histoire du Jansénisme, un livre appelé à devenir une référence sur le sujet.
PHILITT : Le jansénisme s’inscrit dans le cadre de la réforme catholique tout en puisant ses sources dans des débats plus anciens issus de la pensée augustinienne. Pouvez-vous nous résumer la spécificité théologique de la pensée janséniste née au XVIIe siècle ?
Monique Cottret : Le jansénisme est un augustinisme. Personne ne se déclare janséniste, pas même Jansénius. Le terme est une injure inventée par les adversaires de Jansénius. Il s’agit de transformer en sectaires ceux qui se présentent comme les vrais catholiques disciples de saint Augustin. Le débat est d’importance et il a été perdu par les « prétendus jansénistes ». L’histoire adopte toujours le vocabulaire des vainqueurs, c’est un lourd problème méthodologique pour qui s’attache à saisir l’ensemble des débats et veut comprendre y compris les vaincus. La spécificité du XVIIe siècle, et sa complexité, c’est que la tonalité d’ensemble du siècle est augustinienne. On a pu parler du siècle de saint Augustin. Les marqueurs qui permettraient d’isoler une théologie spécifiquement janséniste n’existent pas. Dans la courte période de « paix de l’Église », les « jansénistes » sont parfaitement bien intégrés dans l’Église et rayonnent à la Cour comme à la ville. Par rapport aux siècles précédents, le XVIIe siècle est une réaffirmation de l’augustinisme, après les tentatives du XVIe, et notamment des jésuites, pour laisser une plus grande place à la liberté humaine. Pour les « jansénistes », à la suite de saint Augustin, la faute a rendu l’homme esclave de ses passions. Il est incapable de distinguer le bien du mal et ne peut être sauvé sans la grâce divine.
Pour quelles raisons le mouvement a-t-il pris en France alors que Jansénius, l’inspirateur du mouvement, était flamand ? Le mouvement s’est-il développé ailleurs en Europe ?
Le jansénisme est au départ une histoire belge et il se maintient à Louvain. Il touche la France par l’intermédiaire de Saint-Cyran, qui était un ami de Jansénius. L’abbé de Saint-Cyran était cependant beaucoup plus impliqué dans la pastorale, alors que Jansénius était un universitaire. Saint-Cyran était également un proche de Bérulle, le grand homme du début du XVIIe siècle mort en 1629, mais qui a marqué la sensibilité catholique du temps, de cette spiritualité française, de ce que l’on nomme aussi le « siècle des saints ». Saint-Cyran fréquente la famille des Arnauld, donc le monde des juristes, des avocats. Les filles de la famille Arnauld animent le monastère de Port-Royal, à Paris et aux Champs… On voit comment cette influence se répand progressivement dans la société. Au départ, les « jansénistes » sont des dévots comme les autres et se trouvent en opposition à la politique de Richelieu qui, dans le cadre de la Guerre de Trente ans, s’est allié aux princes protestants contre la puissance des Habsbourg. Saint-Cyran est emprisonné par Richelieu avant même la parution de l’œuvre de Jansénius qui va déclencher l’affaire, l’Augustinus. Il y a convergence de phénomènes politiques et de choix théologiques dans les débuts de la longue querelle janséniste. Il y a un jansénisme lorrain (la Lorraine n’est pas dans le royaume) moins politique et qui rayonne davantage dans les monastères. On rencontrera au fil de l’histoire des jansénistes à Rome, en Toscane et dans les principales monarchies catholiques, notamment en Autriche. En lien avec les jansénistes français, se constitue également une Église d’Utrecht qui rompra avec Rome au XVIIIe siècle.
Le mouvement dont l’abbaye de Port-Royal fut le centre spirituel suscita rapidement l’hostilité du pouvoir royal qui n’hésita pas à la faire raser en 1710. Pour quelles raisons, d’un mouvement spirituel, le jansénisme s’est-il transformé en adversaire politique de l’absolutisme royal ?
Le jansénisme se situe d’emblée dans l’opposition dévote à la politique née de la raison d’État et défendue par Richelieu. En ce sens, il serait tout à fait illusoire de distinguer un jansénisme du XVIIe siècle qui serait théologique et une dégradation politique du phénomène au XVIIIe. Après les passes d’armes avec Richelieu et Mazarin (qui accuse les jansénistes d’être des frondeurs) c’est Louis XIV qui fabrique véritablement le jansénisme comme courant d’opposition. Il ne les aime pas et les considère comme des « républicains ». Dès 1661, il tente de les éliminer en imposant à l’ensemble du clergé la signature d’un formulaire qui écarte tous les suspects de l’Église. Mais sans doute pour mener à bien sa politique de destruction du protestantisme, il ménage les jansénistes pendant une décennie dite de la paix de l’Église. Puis, devant leur succès, il revient à la persécution. Louis XIV alterne de même une politique gallicane en 1682, puis sollicite et accepte des bulles romaines profondément anti-gallicanes. À la fin de son règne, il persécute les religieuses de Port-Royal qui ne sont plus très nombreuses et recluses aux Champs. Le monastère est détruit comme les temples protestants et le cimetière même est dévasté. L’opinion réagit très vivement à cette persécution des morts. Les jansénistes du XVIIIe siècle se présentent comme les héritiers des premiers chrétiens et de tous les persécutés. La défense des libertés gallicanes, puis celle des droits des curés, entraînent les jansénistes dans une définition de l’Église comme communauté des croyants, et pour certains comme une démocratie. De la démocratie dans l’Église à la démocratie dans l’État certains franchiront le pas. Mais il y a des jansénismes ! Entre les parlementaires gallicans favorables à un gouvernement des élites et les curés richéristes qui défendent leurs droits contre les évêques aristocrates, toutes les nuances et contradictions sont possibles. Mais, globalement, ils critiquent tous la pratique absolutiste de la monarchie. Certains d’entre eux, vont même partager des combats avec le camp des Lumières, contre les jésuites, contre Maupeou, pour la tolérance civile à l’égard des protestants. La grande crise des refus de sacrements au milieu du siècle les rend à nouveau très populaires, comme victimes d’une Église qui écarte des sacrements des catholiques engagés dans la pastorale de l’éducation, de la charité, et dont les principes ne dérangent personne. Au moment même où cette Église défend ses privilèges fiscaux avec véhémence. À nouveau la persécution développe le jansénisme. La mort est devenue affaire privée et les débats théologiques autour du lit des agonisants scandalisent, de même que les enterrements des exclus en-dehors de la terre chrétienne. Le parlement réquisitionne les clercs et considère le clergé comme un service public, c’est déjà du joséphisme et la Constitution civile du clergé sera dans cette tradition.
Pour quelles raisons Bossuet, thuriféraire du pouvoir royal qui entrait dans toutes les polémiques de son temps, semble avoir épargné le jansénisme ?
Bossuet travaille avec les jansénistes, mais surtout pendant la période de la paix de l’Église. Ils collaborent notamment à la rédaction d’ouvrages anti-calvinistes et se retrouvent contre Richard Simon et ses méthodes critiques pour l’analyse de l’écriture sainte. Le gallicanisme rapproche certainement Bossuet des jansénistes. Mais c’est son neveu qui franchira la pas et rejoindra les jansénistes.
Qui sont les solitaires de Port-Royal ? Pourquoi ont-ils cette démarche de rupture avec le monde sans pour autant entrer dans la vie monastique ?
Les jansénistes respectent profondément la vie monastique. Mais ils exigent que tout chrétien soit militant, donc les laïcs peuvent aussi se réformer, tout en restant dans le monde. Celui-ci étant un piège constant, il est cependant préférable de s’en écarter ; de pieux laïcs quittent donc le monde pour vivre cette expérience originale, sans prononcer de vœux et sans rejoindre un ordre. Ce qui est en soi suspect dans une société d’ordre et de hiérarchie. Ils conservent ainsi une plus grande liberté.
On évoque souvent le jansénisme comme une forme de protestantisme catholique. Existait-il des liens et des solidarités entre la communauté janséniste et la communauté protestante ?
Les jansénistes ont été accusés d’être des protestants, des « calvinistes rebouillis ». C’est évidemment une calomnie. Ils sont profondément catholiques, respectent la hiérarchie de l’Église (enfin au début), croient en la transsubstantiation, au culte des saints, ils ont une pratique tout à fait baroque du culte des reliques. Ils sont certes augustiniens comme les luthériens et les calvinistes. Mais c’est le seul point qui les rapproche. Ils polémiquent contre les protestants sur le plan théologique. Ils se félicitent comme les autres catholiques de la révocation de l’Édit de Nantes en 1685. Ils sont cependant parmi ceux qui dénoncent les communions forcées, au nom du respect du sacrement. Leur rapprochement s’opère au XVIIIe siècle. Sans doute parce qu’ils sont proches des milieux juridiques et que les magistrats du XVIIIe siècle sont soucieux de trouver une solution au sort de « nouveaux catholiques » qui ne le sont guère, fuient les sacrements et ne passent pas devant les curés pour les actes fondamentaux de la vie civile. Ils sont donc concubins, leurs enfants bâtards, et cela ébranle la famille et la propriété. L’expérience des refus de sacrements leur a permis de voir de près ce qu’était l’exclusion dans une société toute catholique. Une large majorité d’entre eux va s’engager dans le combat pour la tolérance civile. Moins que l’Édit de Nantes (pas de liberté de culte) mais pas de persécution et un statut civil. Certains vont d’ailleurs jusqu’à accepter la liberté des cultes minoritaires.
Quels sont les rapports entre le jansénisme et le gallicanisme ? Le jansénisme est-il devenu gallican en raison de son opposition aux bulles pontificales ?
Dès le XVIIe siècle, les « jansénistes » font appel au parlement quand ils se considèrent victimes d’une décision ecclésiastique. C’est la pratique de l’appel comme d’abus particulièrement contestée par Louis XIV dans ce type de questions. Leurs combats sont perçus avec bienveillance par les magistrats. Dans le cadre de l’Église, ils défendent le conciliarisme : le pape a certes une autorité spirituelle, mais en matière de contestation, seul un concile général peut décider et trancher. Les magistrats se considèrent comme les détenteurs d’un pouvoir intermédiaire fait pour tenir un rôle semblable à celui du concile dans l’Église. De même que nous rencontrons des jansénismes, le gallicanisme est lui aussi pluriel et il faudrait développer les recherches pour mieux en cerner les contours. La rencontre, pour ne pas dire la fusion, entre les deux mouvements se fait en 1713 dans la lutte contre la bulle Unigenitus sollicitée par Louis XIV. Rome y a glissé une proposition qui autorise le souverain pontife à agir sur la puissance temporelle, à inciter les sujets à la désobéissance si le souverain est condamné par le pape. Les partisans de la monarchie dénoncent cette prétention romaine à s’immiscer dans le temporel des princes comme une tentation tyrannicide. Les jésuites sont accusés d’être les représentants du pape à l’intérieur du royaume et de défendre les tyrannicides.
On évoque souvent l’influence janséniste sur la Révolution française ? Quelle part a joué ce mouvement dans les événements commencés en 1789 ? La Constitution civile du clergé (CCC) est-elle une constitution d’inspiration janséniste ?
Les jansénistes ont été accusés avec les philosophes, les juifs, les protestants et les francs-maçons d’être à l’origine de la Révolution. C’est la théorie d’un complot prémédité qui n’est pas du tout acceptable. Il est vrai que de nombreux jansénistes ont participé aux mouvements de contestation de la monarchie absolue, mais ils ne prévoyaient absolument pas la destruction de la monarchie. Pas plus que les autres d’ailleurs ! Ils se divisent sur la Révolution comme sur presque toutes les autres questions. On estime, mais il faudrait affiner, que 2/3 des jansénistes se retrouvent du côté de la Révolution et 1/3 contre. Ceux qui rejoignent la Révolution sont parmi les curés patriotes. Ils pensent que les valeurs nouvelles de liberté, égalité, fraternité sont celles de l’Évangile et que la Révolution est une chance pour l’Église en lui permettant de retrouver les valeurs des temps premiers du christianisme. Sur la question de la Constitution civile du clergé, on peut suivre l’évolution de leurs sentiments grâce au journal des Nouvelles ecclésiastiques. Ils ne sont pas en majorité parmi les rédacteurs de la CCC. Ils ne sont pas enthousiastes au départ. Ils n’apprécient pas la suppression des vœux monastiques et un certain nombre de mesures adoptées par la Constituante, comme la panthéonisation de Voltaire qui les scandalise au plus haut point. Mais, globalement, ils réalisent que la CCC permet d’abolir l’Unigenitus qui était pour eux le grand scandale du siècle et donc ils s’y rallient et la défendent contre les condamnations romaines et contre le clergé réfractaire.