« La France compte 36 millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement… » Cette phrase restée célèbre ouvre, en mai 1868, l’éditorial d’Henri Rochefort dans le premier numéro de La lanterne. À cette époque, le régime impérial se libéralise et les lois sur la presse s’assouplissent. Une brèche s’ouvre pour l’opposition. Cette nouvelle revue connait rapidement un succès immense et inaugure ce que Cédric Passard nomme un « moment pamphlétaire » dans L’âge d’or du pamphlet 1868-1898 (CNRS Éditions).
Deux ans après la parution de ce premier numéro, la République est proclamée. S’ouvre alors une période de développement exceptionnel de la presse populaire. Le nouveau régime voit éclore de nombreux journaux pamphlétaires dont le lectorat ne cesse de grandir. Ils deviennent un des acteurs importants du jeu politique. Le pamphlet n’est pourtant pas une nouveauté en France. On en trouve de nombreux exemples au cours de son histoire. Les mazarinades sous la Fronde ou encore des journaux tels L’ami du peuple ou Le père Duchesne lors de la Révolution française s’inscrivaient déjà dans ce registre rebelle. Mais en cette fin de XIXe, le phénomène est cette fois inédit par son ampleur. Derrière Rochefort, toute une « nébuleuse » se crée, dans laquelle on retrouve certains noms plus ou moins connus aujourd’hui : Henri Rochefort, Jules Vallès, Auguste Chirac, Édouard Drumont, Léon Bloy, Octave Mirbeau, Léo Taxil, Laurent Tailhade, Alfred Gérault-Richard, Georges Darien, Urbain Gohier et Zo d’Axa.
Ces hommes appartiennent tous à des courants politiques différents et forment une gamme idéologique variée. Ils vont du nationalisme au socialisme en passant par l’anarchisme mais s’opposent tous au système politique en place. Le statut de marginal du monde littéraire et le mépris qu’ils inspirent à l’élite politique leur offrent une légitimité. Cette posture hors système leur fait incarner un rôle de dénonciateur, seuls à pouvoir dévoiler les coulisses d’un pouvoir qu’ils pensent corrompu et mauvais. « Anti » est le mot qui les réunit tous : antijuifs, anti francs-maçons, anticléricaux, antimilitaristes…. Derrière les masques décrépis du pouvoir, ils prétendent montrer le véritable visage des forces qui dominent le pays. Une rhétorique complotiste s’étale ainsi dans leurs articles.
La violence et le choc des mots
Ce qui unit également ces hommes, c’est l’absence totale de modération et la transgression des règles classiques de l’expression publique. Le pamphlétaire vomit les tièdes ! Une violence difficilement concevable aujourd’hui dans la presse mais que l’on retrouve de nos jours dans l’anonymat d’internet. Ainsi, Laurent Tailhade, grand pamphlétaire anticlérical, éructe un bel aperçu de cette outrance à propos des prêtres : « C’est le chien enragé que tout passant a le droit d’abattre […] Discuter avec cela ! Non, mais le museler, mais le mettre à mort. » Car pour vendre dans ce monde pamphlétaire rapidement concurrentiel, il faut choquer, provoquer, agresser verbalement et briser toutes les règles de la bienséance. Le public se délecte de cette brutalité littéraire. Pour Cédric Passard, cette violence agit comme une soupape démocratique. La violence populaire qui s’exprimait alors dans la rue et sur les barricades trouve un nouveau moyen d’expression au travers de ces plumes plus ou moins talentueuses dont les écrits prennent une dimension cathartique et permettent ainsi paradoxalement d’affermir la République.
Ces hommes contribuent aussi à façonner l’opinion publique. Leurs attaques incessantes contre les politiques ont un effet ambivalent. Ils suscitent une attirance incontestable de leurs lecteurs vers la chose politique mais développent en même temps un sentiment de rejet et de désillusion à son encontre. Ils polarisent l’opinion publique autour de certains sujets comme l’antisémitisme. Une opinion revendiquée et assumée sans complexes. Drumont et le succès de La France juive ainsi que son journal La libre parole sont l’incarnation même de ce phénomène.
Mais cette presse ne fait pas qu’aboyer. Elle soulève aussi parfois des scandales comme celui du canal du Panama qui va ébranler le régime républicain et entacher la réputation de certains de ses plus brillants représentants, comme Clemenceau. Cependant, cette vague pamphlétaire s’essouffle à la fin du siècle. Cédric Passard après avoir démontré avec précision sa montée en puissance décrit également les ressorts de son extinction à la fin du siècle. Le journalisme se professionnalise alors et le charivari journalistique de ces pamphlétaires lasse de plus en plus, amenant le public à délaisser ce type de presse après trente années de succès. Trente années durant lesquelles le pamphlet a été au cœur de toutes les luttes politiques de la République naissante.