Agrégé de sciences sociales, Cédric Passard est actuellement maître de conférences en science politique à Sciences Po Lille et chercheur au CERAPS-CNRS. Sa thèse de doctorat, soutenue en 2013, avait pour objet l’étude socio-historique des processus de politisation à la fin du XIXe siècle en France saisis à travers la production pamphlétaire de l’époque. Il poursuit actuellement ses recherches sur la littérature et le journalisme pamphlétaires mais dans le contexte de l’entre-deux-guerres. Il a récemment publié Paradoxes de la transgression (CNRS Editions, 2012) et L’âge d’or du pamphlet (CNRS éditions, 2016).
PHILITT : Qui est Henri Rochefort avant qu’il ne crée en 1868 La Lanterne, le journal pamphlétaire qui le rendra célèbre ?
Cédric Passard : Né en 1831, Victor-Henri de Rochefort-Luçay, plus connu sous le nom d’Henri Rochefort, est le descendant d’une famille noble en proie à des difficultés financières. Son père, légitimiste, fait profession de vaudevilliste et écrit pour des journaux royalistes, mais ses piètres succès ne permettent pas d’assurer une vie aisée à sa famille. Pour subvenir à ses besoins, Henri est donc amené à travailler comme modeste employé à la préfecture de police de Paris. En parallèle, il mène toutefois une carrière d’homme de lettres en publiant des vaudevilles. Il débute également, dès les années 1850, dans le journalisme en rédigeant tout d’abord des critiques théâtrales et littéraires. Il acquiert ainsi une certaine notoriété, du moins auprès du public lettré. Il est embauché en 1864 par Hippolyte de Villemessant au Figaro. Il commence alors à railler, à fleurets plus ou moins mouchetés, le gouvernement, ce qui vaut au journal des poursuites et oblige Villemessant à se séparer de son collaborateur. En 1867, Rochefort est donc un journaliste de premier plan dont on admire ou critique parfois les talents de polémiste, mais sa renommée ne dépasse pas encore vraiment celle d’autres chroniqueurs en vue. C’est avec la publication de La Lanterne, avec l’appui financier de Villemessant, que sa popularité se révèle au grand jour. Désormais, Rochefort devient le « grand pamphlétaire », un des principaux opposants au Second Empire, à la fois héros populaire et ennemi public. Il connaît alors une gloire dont on a peine aujourd’hui à mesurer l’ampleur. À ce moment-là, Flaubert écrit de lui qu’« il faut de la bravoure pour oser dire directement que ce n’est peut-être pas le premier écrivain du siècle ».
Quelles sont les caractéristiques de La Lanterne et comment s’explique son succès immense et rapide en cette fin de Second Empire ?
Éditée en format in-16, comportant une petite soixantaine de pages et paraissant tous les samedis, La Lanterne à la fameuse couverture rouge se présente comme une publication assez atypique qui la rapproche, à la fois, du petit livre par sa taille et du journal par sa forme périodique. Rochefort en est l’unique rédacteur. Elle est destinée, suivant ses propres mots, « à éclairer les honnêtes gens et à pendre les malfaiteurs ». Le premier numéro est publié le 31 mai 1868, 20 jours seulement après la promulgation de la nouvelle loi sur la presse qui supprime l’autorisation préalable. La première phrase en est restée célèbre : « La France contient, dit l’Almanach impérial, trente-six millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement. » Le succès est immédiat : les 15 000 exemplaires imprimés s’écoulent en un temps record, obligeant à multiplier le tirage, à tel point que l’imprimeur manque de brocheuses pour coudre les feuilles ! Les témoignages de l’époque racontent les attroupements des clients auprès des kiosques à journaux. Au total, ce sont plus de 120 000 exemplaires de ce premier numéro qui s’écoulent ; pour donner un ordre de comparaison, Le Figaro, où Rochefort était précédemment chroniqueur, ne tirait qu’entre 20 000 et 30 000 exemplaires.
Le succès de ce pamphlet hebdomadaire a été soigneusement préparé par toute une campagne publicitaire préalable, notamment dans les colonnes du Figaro, mais cela ne suffit pas à l’expliquer, pas plus que le contenu des premiers numéros qui peut nous sembler aujourd’hui bien tiède. La réussite de La Lanterne tient sans doute d’abord à l’audace, à l’innovation que représente alors la proclamation d’une opposition tonitruante et « systématique » (comme l’écrit Rochefort lui-même) à l’Empire et surtout à l’Empereur. Ce défi permanent à l’autorité distingue la publication de Rochefort non seulement de l’unanimisme de la grande majorité des journaux acquis au régime, mais aussi de la maigre littérature d’opposition qui demeure davantage une littérature d’idées, assez élitiste. Rochefort s’adresse à un large public, ne s’embarrasse guère d’argumentation mais s’appuie sur des schémas simples aptes à capter l’intérêt des masses. Enfin, les représailles rapides des autorités, qui conduisent Rochefort à s’exiler à Bruxelles chez son ami Victor Hugo, autre « grand proscrit », contribuent à alimenter un jeu de ripostes qui nourrissent, à la fois, le scandale et le succès.
Quelles sont les particularités du style pamphlétaire que Rochefort incarne avec talent ?
Son style est un stylet, disait-on à l’époque ! Il n’échappe certes pas aux « lois du genre » pamphlétaire, mais il y a cependant une « patte » Rochefort, sinon des tics langagiers. Celle-ci repose d’abord sur une rhétorique du ressassement qui use et abuse des techniques de l’énumération et de l’accumulation. Rochefort ne craint pas de recourir, quel que soit l’adversaire, aux mêmes accusations, aux mêmes formules répétées à l’envi. C’est aussi une manière de s’adapter aux contraintes pratiques du journalisme qui obligent à écrire vite. Au temps de La Lanterne, il lui faut produire une soixantaine de pages par semaine !
Il s’agit, par ailleurs, d’un langage injurieux voire ordurier. Le ton parfois vaudevillesque des premiers numéros de La Lanterne laisse de plus en plus place à la violence verbale. « Je ne me considère pas comme un homme mais comme une machine de guerre, une sorte de mitrailleuse pour qui tous les projectiles sont bons », reconnaissait-il d’ailleurs ! Si Rochefort ne mobilise pas un registre scatologique ou pornographique, il ne manque pas de ridiculiser ses adversaires en les renvoyant souvent à leur condition corporelle. Dans la même veine, il affectionne les métaphores animalières pour qualifier ses ennemis…
Il recourt constamment, enfin, à l’arme de l’humour, de l’ironie sur le mode de la prétérition, de l’antiphrase ou de l’éloge paradoxal, misant sur la jouissance du sous-entendu, du double sens que le lecteur peut déchiffrer. Plus que d’autres pamphlétaires, Rochefort est ainsi connu pour ses « bons mots » même si progressivement le sarcasme brutal remplace le doux persiflage. La plume du vieux Rochefort est devenue bien plus agressive que celle du rédacteur de La Lanterne.
Quelles sont les positions politiques soutenues par Rochefort tout au long de sa carrière ? Connaissent-elles une évolution ?
Rochefort a, à tout le moins, une constance : il a toujours été dans l’opposition au pouvoir en place… quel qu’il soit ! Cela dit, son évolution politique, de l’extrême gauche à l’extrême droite, pose question. En effet, il est d’abord un socialiste révolutionnaire, proche de Jules Vallès et de Blanqui. On le surnomme d’ailleurs le « marquis rouge ». À la fin des années 1880, il apparaît cependant comme l’un des principaux soutiens du général Boulanger et se rapproche, ensuite, progressivement de l’extrême-droite. Il faut pourtant attendre 1898, suite à une violente polémique avec Jaurès, pour que la rupture de Rochefort, qui s’est rangé dans le camp des antidreyfusards, avec les socialistes soit effective. De ce point de vue, Rochefort, dont l’antisémitisme est ancien, a pu être envisagé comme un spécimen de « gauche réactionnaire » ou de « droite révolutionnaire», préfigurant le fascisme. Le danger est toutefois, d’interpréter, de manière un peu anachronique, sa trajectoire politique à l’aune de ce qu’il est finalement devenu. Jusqu’à l’affaire Dreyfus, Rochefort reste considéré comme un homme politique de gauche, symbolisant la rébellion contre l’Empire et la tradition de la Commune.
Comment se situe-t-il dans la nébuleuse pamphlétaire qui se crée sous la IIIe République et quelles sont ses relations avec d’autres grands pamphlétaires comme Édouard Drumont par exemple ?
Il est la figure tutélaire de ce monde du pamphlet de l’époque. Avec La Lanterne, il inaugure, en effet, la mise à la mode du pamphlet en cette fin de siècle. Octave Mirbeau, lorsqu’il fait paraître son « pamphlet hebdomadaire », les Grimaces, en 1884 – qui lui vaut alors d’être surnommé « Rochefaible » – ou Léon Bloy le sien, Le Pal, l’année suivante, prennent ainsi clairement modèle sur le brûlot de Rochefort… Même s’il fait office de référence, Rochefort n’en reste pas moins jalousé, dénigré, brocardé par bon nombre d’autres pamphlétaires qui ne connaissent pas son succès. Souvent unis par des liens de sociabilité et, plus encore, par des haines communes, les pamphlétaires sont aussi divisés par des querelles personnelles, des conflits politiques et surtout des luttes d’influence, ce qui n’empêche pas des ententes de circonstance, des collusions d’intérêt. Les relations, parfois rocambolesques, de Rochefort avec Drumont sont assez intéressantes de ce point de vue. Depuis la publication de La France juive en 1886, Drumont, le « pape de l’antisémitisme », est devenu un pamphlétaire de tout premier plan et, avec la création de La Libre Parole, il s’est imposé comme un concurrent direct de Rochefort, directeur de L’Intransigeant. Dans les années 1890, la réussite de Drumont tend même à dépasser celle de Rochefort dont les tirages commencent à faiblir. En dépit de leur rapprochement idéologique, les deux pamphlétaires, qui ne s’apprécient guère, se retrouvent donc en rivalité. Il semble toutefois qu’ils aient conclu, en quelque sorte, un pacte de non-agression. Menant des campagnes communes, L’Intransigeant et La Libre Parole, malgré leur concurrence, évitent soigneusement d’entrer en conflit : « il y a entre les deux hommes un accord tacite de ne jamais s’attaquer, de n’ouvrir en aucun cas, les colonnes de leurs familles respectives à quiconque s’en prendrait à l’un d’eux », précise un rapport de police de 1895.
Comment expliquez-vous la désaffection du public pour la presse pamphlétaire au début du XXe siècle en général et pour Rochefort en particulier ?
Comme sa gloire, la disgrâce progressive de Rochefort ne reflète pas seulement sa propre aventure individuelle, mais elle traduit la fin d’un cycle, l’achèvement de ce moment pamphlétaire. La presse et la littérature pamphlétaires sont, en effet, victimes d’un épuisement assez endogène. La répétition des mêmes formules, des mêmes accusations, des mêmes procédés rhétoriques, dans un jeu permanent de surenchères, tend à lasser le lectorat. On critique de plus en plus le déficit de contenu de ces textes, le manque de cohérence idéologique et de sincérité de ces « marchands de haine ». Le pamphlétaire subit la stigmatisation grandissante de la « basse politique ». Du reste, dans le régime libéral ouvert par la loi sur la presse de 1881, le pamphlet a perdu le goût du fruit défendu, et la pose victimaire du pamphlétaire paraît moins crédible. On le voit bien avec Rochefort : alors qu’il était célébré comme un courageux pamphlétaire à la fin du Second Empire, il ne semble plus vraiment pris au sérieux trente ans plus tard, on le traite de « clown » désormais !