De son élection à la tête de la résistance algérienne à sa mort à Damas en 1883, la vie de l’Émir sera liée à la France. Révéré comme un saint musulman en Orient, revendiquant la geste islamique comme source de sa noblesse, l’Émir nous rappelle que les vrais hommes de Dieu ne peuvent avoir qu’affection pour la fille aînée de l’Église.
Aujourd’hui abandonné dans les tiroirs poussiéreux de l’histoire coloniale, l’Émir Abdelkader n’est plus guère convoqué que comme une figure de proue du nationalisme algérien. Si les écoliers du XIXème siècle connaissaient la vie de ce cavalier du désert devenu chef de tout un peuple à 23 ans, c’est avant tout pour ses qualités guerrières. Il fut en effet, quinze ans durant, un « ennemi de la France » (le terme est de Napoléon III) certes magnanime, mais aussi implacable, avant de devenir son prisonnier obligé et apprécié pendant quelques années. Ses faits d’armes ont suscité l’admiration de ses contemporains et il n’est pas jusqu’à son ennemi ou son captif qui n’aient vanté ses mérites. Il était « le meilleur cavalier parmi les Arabes » selon l’un de ses prisonniers, et, aux dires de son adversaire le plus acharné, le général Bugeaud : « un homme de génie que l’histoire doit placer à côté de Jugurtha ».
Mais c’est un génie tout autre que le génie militaire qui a fait sa renommée en Orient où il est encore lu et médité de nos jours. Selon l’Émir lui-même : « Je n’étais pas né pour être un guerrier. Il me semble que je n’aurais jamais dû l’avoir été, ne fût-ce qu’un seul jour, et pourtant, j’ai porté les armes toute ma vie. Que les desseins de la Providence sont mystérieux ! Ce ne fut que par un concours tout à fait imprévu de circonstances que je me trouvais soudain jeté hors de ma vocation à laquelle tout me destinait, ma naissance, mon éducation, mes préférences. » Cette vocation est évidemment spirituelle car avant d’être un homme « d’État », l’Émir est un homme de Dieu. Car s’il est connu et vénéré en Orient, c’est en tant que l’un des saints musulmans plus éminents de l’histoire de l’islam.
Le soufi devient émir
L’Émir naît en 1808 dans une famille « chérifienne » (descendant du Prophète) issue d’une lignée respectée de lettrés. Il n’hésite jamais à rappeler sa noble ascendance afin d’appuyer son honneur et la valeur de sa parole donnée. Son père, Mohyiddin, est le cheikh de la Qâdiriyya, un ordre soufi nommé d’après son fondateur, Abdelqâdir al Jîlâni, un saint iranien du XIIème siècle. Sa mère, Lalla Zohra, qui l’accompagnera en France, est la fille du cheikh d’une zâwiya, lieu de réunion soufi. Les liens de l’Émir au soufisme ne doivent pas surprendre ; dans l’islam traditionnel, il est très courant d’être rattaché à un ordre soufi, et les zâwiya-s, qui sont aussi des écoles et des lieux d’apprentissage, forment à l’époque un tissu populaire qui structure la vie en société.
Le soufisme, il importe de le rappeler, n’est pas un courant de l’islam mais bien le cœur spirituel de sa doctrine, de même que les chartreux ou les bénédictins ne constituent pas des anomalies du christianisme mais bien son essence profonde. C’est donc tout naturellement que l’Émir, comme ses contemporains, appartient à l’ordre soufi de son père. Il passe sa jeunesse à suivre des études classiques arabes : il apprend le Coran et les hadiths, mais aussi la géométrie, les mathématiques, les sciences physiques, l’astronomie, la science politique, l’histoire et la philosophie. Il manifeste un esprit curieux et précoce.
Dès la conquête d’Alger par la France en 1830, son père, Mohyiddin, prêche la guerre sainte contre l’envahisseur. Après quelques batailles au cours desquelles le jeune Abdelkader s’illustre par sa bravoure, les chefs de tribus s’assemblent pour désigner un chef. Mohyiddin refuse d’occuper cette fonction, c’est donc son fils Abdelkader qui est élu sultan en 1832, titre qu’il décline au profit de celui, plus modeste, d’émir. S’ensuivront quinze longues années de lutte contre les Français. En 1847, l’Émir, lassé, décide de se rendre en échange de son exil à Alexandrie. Accompagné de sa suite, il embarque pour la France, où il sera finalement retenu, contrairement à la promesse qui lui avait été faite par les généraux sous Louis-Philippe. Ce n’est qu’en 1852, après une révolution et un changement de régime, que Napoléon III lui annonce personnellement sa libération.
Sainteté et illumination
C’est alors que commence son autre combat, spirituel celui-ci. Il ne reprendra les armes qu’une fois, pour sauver douze mille chrétiens lors des émeutes de 1860 à Damas. Il transforme alors sa demeure à Damas en ambassade française de fortune, y faisant planter un drapeau français, et y accueille les chrétiens menacés. À Mgr Dupuch, ancien évêque d’Alger, il écrit : « Ce que nous avons fait de bien avec les chrétiens, nous nous devions de le faire, par fidélité à la foi musulmane et pour respecter les droits de l’humanité. Car toutes les créatures sont la famille de Dieu et les plus aimés de Dieu sont ceux qui sont les plus utiles à sa famille. » Il sera d’ailleurs, pour ce geste, élevé à la dignité de grand-croix de la légion d’honneur, une décoration qu’il arborera fièrement.
L’Émir jouit très tôt d’une renommée de sainteté, mais ce n’est qu’en 1863, lors d’un dernier pèlerinage à la Mecque, après plusieurs jours de méditations dans la grotte Hira, là même où le Prophète reçut la première révélation coranique quelques douze siècles plus tôt, que l’Émir atteint le « degré suprême » et « l’illumination », selon les termes mêmes de son fils. Ce degré suprême fait entrer l’Émir dans le panthéon des saints totalement accomplis. Mais même parmi les saints, il occupe une place de choix. En effet, l’Émir est l’un des plus grands disciples d’Ibn ‘Arabî, le doctor maximus de l’islam, dont il enseigne et commente les ouvrages, y compris les parties les plus ardues ; il habite sa maison à Damas, et sera enterré, honneur suprême, près de son tombeau. On lui doit d’ailleurs la première édition critique des Futûhât al-Makkiyya (Les Illuminations de la Mecque), l’œuvre majeure d’Ibn ‘Arabî. Mais surtout, l’Émir indique lui-même recevoir approbations, conseils et enseignements directement de l’esprit du Maître défunt. L’Émir apparaît ainsi comme l’héritier du plus grand métaphysicien de l’islam. Ses vertus ne lui sont donc pas particulières, et ne sont pas davantage l’expression d’un islam « modéré », mais bien la manifestation parfaite de la doctrine islamique la plus pure.
Si l’Émir n’atteint le « degré suprême » qu’en 1863, plusieurs témoignages de personnes l’ayant fréquenté avant cette date attestent de sa haute spiritualité. En particulier, l’impression qu’il produit sur les Français est significative. Ainsi Bugeaud écrit qu’il est « pâle et ressemble assez au portrait qu’on a souvent donné du Christ ». « Sa figure a quelque chose d’ascétique qui rappelle les belles têtes de moines au Moyen Âge, dit un soldat français. Le costume arabe, qui ressemble beaucoup au costume des moines, rend l’analogie que nous signalons encore plus frappante. » « On n’a pas tort de le comparer au portrait du Christ que nous a transmis la tradition », dit un visiteur. Un autre écrit : « Admis quelquefois à l’honneur de coucher dans la tente d’Abdelkader, je l’avais vu en prières et j’avais été frappé de ses élans mystiques, mais cette nuit il me représentait l’image la plus saisissante de la foi. C’est ainsi que devaient prier les grands saints du Christianisme ». Les exemples sont nombreux de ceux qui voient dans l’Émir une sainte figure catholique sortie du Moyen Âge. Ce que voient les Français, ce n’est pas un homme venu d’une contrée éloignée mais un homme venu d’un âge éloigné.
L’Émir et la France
En pleine guerre, déjà, les actes de l’Émir avaient frappé les esprits. Alors que les revers se multiplient, il met un point d’honneur à traiter correctement tous ses prisonniers. À l’évêque d’Alger qui lui demande de libérer un prisonnier d’importance, il répond : « Permets-moi de te faire remarquer qu’au double titre que tu prends de serviteur de Dieu et d’ami des hommes tes frères, tu aurais dû me demander non la liberté d’un seul mais bien plutôt celle de tous les chrétiens qui ont été faits prisonniers depuis la reprise des hostilités. » Sa réputation de magnanimité ne cessera dès lors de le précéder.
Son séjour en France comme prisonnier – d’abord à Toulon, puis à Pau, enfin à Amboise, où il passera quatre ans dans le château royal aménagé en prison – sera l’occasion de confirmer ces impressions. Le voilà vaincu et fait prisonnier, en contradiction totale avec l’engagement pris par la France. Sera-t-il revanchard, révolté ? Pas le moins du monde. L’Émir suscite alors autant, si ce n’est plus, l’admiration. C’est ainsi que son ancien ennemi, le Général Daumas, écrit à l’ancien évêque d’Alger, Mgr Dupuch, ami de l’ Émir : « Vous allez visiter l’illustre prisonnier du château de Pau. Oh ! Vous ne regretterez certainement pas votre voyage. Vous avez connu Abd-el-Kader dans la prospérité, alors que, pour ainsi dire, l’Algérie tout entière reconnaissait ses lois, eh bien ! Vous le trouverez plus grand, plus étonnant encore dans l’adversité : comme toujours, il domine sa position. Doux, simple, affectueux , modeste, résigné, ne demandant rien, ne s’occupant d’aucune des choses de ce monde, ne se plaignant jamais, excusant ses ennemis, ceux dont il a pu avoir davantage à souffrir, et ne permettant pas qu’on en dise du mal devant lui. »
L’Émir, qui refuse de sortir de sa geôle en signe de protestation, ne cesse cependant de recevoir du monde pendant sa détention et se familiarise ainsi avec les Français. Après l’annonce de sa libération, l’Émir redouble d’attention et de courtoisie envers la France et les Français. Alors qu’on le soupçonne de vouloir retourner en Algérie pour reprendre le combat contre la France, il proteste vigoureusement et écrit cet engagement : « Je suis chérif (descendant du Prophète), et je ne veux pas que l’on puisse m’accuser de trahison. Comment, d’ailleurs, cela serait-il possible, maintenant que j’ai éprouvé vos bienfaits et des faveurs dont je ne pourrai jamais assez vous remercier ? Un bienfait est un lien jeté au cou des hommes de cœur. J’ai été témoin de la grandeur de votre pays, de la puissance de vos troupes, de l’immensité de vos richesses et de votre population, de la justice de vos décisions, de la droiture de vos actes, de la régularité des affaires, et tout cela m’a convaincu que personne ne vous vaincra, que personne, autre que le Dieu tout-puissant, ne pourra s’opposer à votre volonté. J’espère de votre générosité et de votre noble caractère que vous me maintiendrez près de votre cœur, alors que je serai éloigné, et que vous me mettrez au nombre des personnes de votre intimité, car si je ne les égale pas par l’utilité de leurs services, je les égale par l’affection que je vous porte. Que Dieu augmente l’amour de ceux qui vous aiment et la terreur dans le cœur de vos ennemis ! »
Cette affection qu’il dit porter à la France n’est pas de la démagogie. Quelques jours avant le scrutin qui doit décider le rétablissement de l’Empire en France, l’Émir envoie une lettre au maire d’Amboise dans laquelle il demande à voter, ce qui lui est accordé : « Nous devons nous regarder aujourd’hui comme Français, par l’amitié et l’affection qu’on nous témoigne et par les bons procédés qu’on a pour nous. Nos enfants ont vu le jour en France, vos filles les ont allaités, nos compagnons, morts dans votre pays, reposent parmi vous, et le sultan, juste entre les justes, m’a rangé au nombre de ses enfants, de ses soldats en me donnant un sabre de ses mains. » On pourrait multiplier les anecdotes, mais s’il fallait encore se convaincre de l’amitié que l’Émir portait à la France, sa correspondance avec Bismarck suffirait. En 1870, celui-ci lui propose une alliance afin de prendre sa revanche sur ses anciens ennemis. La réponse de l’Émir vaut le détour :
« Excellence,
Celui à qui vous avez adressé l’offre de marcher contre la très glorieuse et très généreuse France et de vous prêter le concours de sa loyale épée devrait, par mépris et dédain s’abstenir de vous répondre. Que nos chevaux arabes perdent tous leurs crinières avant qu’Abd el Kader ben Mahi ed-Din accepte de manquer à la reconnaissance qu’il a pour le très puissant empereur Napoléon III (que Dieu le protège). Que votre arrogante et injuste nation soit ensevelie dans la poussière et que les armes de l’Armée française soient rougies du sang des Prussiens (que leur orgueil soit puni !) »
L’amitié de l’Émir pour la France est liée à sa sainteté ; de son côté, la France a su reconnaître en l’Émir une figure chevaleresque à qui elle a donné l’occasion, parfois malgré elle, de se livrer à sa véritable vocation et de déployer pleinement ses vertus.