Directeur de la Fondation Napoléon, Thierry Lentz est historien, auteur de nombreux ouvrages qui font référence parmi lesquels Le grand Consulat et Savary, le séide de Napoléon, parus chez Fayard. Il vient de publier chez Perrin une biographie passionnante du frère ainé de Napoléon, Joseph Bonaparte.
PHILITT : Après des années de travail sur le Premier Empire, qu’est ce qui vous a poussé à vous intéresser à Joseph Bonaparte ?
Thierry Lentz : Il y a une douzaine d’année que je travaillais, par intermittence, sur Joseph Bonaparte. Je l’avais souvent croisé dans mes autres travaux et je trouvais injuste qu’il n’ait pas fait l’objet d’une vraie biographie depuis 1970, alors même que les Archives nationales avaient récupéré ses papiers confisqués par Wellington à la bataille de Vittoria en 1979. Le hasard m’a fait repérer plusieurs autres fonds absolument inédits, notamment aux États-Unis. Je me suis dit que le moment était venu de me mettre au travail. C’était il y a deux ans. J’ai proposé une « grosse » biographie, en me disant qu’on ne s’y remettrait pas de sitôt. J’ai par ailleurs voulu ajouter des notes bibliographiques assez détaillées (rejetées en fin de volume, elle ne gênent pas la lecture), afin que d’autres puissent prendre le relais sur les sujets que, forcément, on doit parfois seulement survoler pour garder la cohérence biographique.
Considérez-vous qu’il est, après Napoléon, le personnage le plus intéressant de la nombreuse fratrie Bonaparte ?
Non seulement il est le plus intéressant, mais il est aussi le plus important, par les fonctions qu’il a occupées et, surtout, par la relation très proche et très particulière qu’il a entretenue toute sa vie avec Napoléon. Songeons qu’il est, par exemple, le seul frère que le futur empereur a véritablement connu, avec lequel il a grandi, a suivi ses premières années d’études. Ils sont ensuite partis ensemble sur le continent et se sont jetés en même temps dans l’aventure de la Révolution. Par la suite, malgré des dissensions, ils sont toujours restés « ensemble » et en contact. Ils ne se sont quasiment pas quittés entre 1800 et 1806. Aucun autre Bonaparte ne peut en dire autant. Aucun n’a exercé de telles responsabilités et aucun n’a eu une telle confiance de la part du grand homme de la famille.
Avant que le destin ne choisisse de les amener sur le continent, Napoléon et Joseph sont tous deux impliqués dans la complexe politique corse, agitée à ce moment par l’effervescence révolutionnaire. Joseph semble plus à l’aise dans le jeu politique de l’île, faisant preuve de plus de finesse et de subtilité que son frère, qui est certes animé par son génie naturel mais aussi une certaine brutalité. Que nous apprend leur expérience politique corse sur ces deux personnalités ?
L’expérience corse est particulièrement importante pour connaître le véritable cheminement et la véritable nature des relations entre les deux frères. Jusqu’en 1795, – grossièrement jusqu’aux journées de Vendémiaire –, c’est Joseph qui mène la famille. Il est l’aîné, celui qui gère tous les aspects du clan après la mort du père, en 1785. Contrairement à Napoléon, il est présent en Corse de façon continue pendant les quatre premières années de la Révolution. Il occupe d’ailleurs des fonctions très importantes, à la tête du district d’Ajaccio et au sein du directoire du département. Les diverses irruptions de Napoléon, pendant ses permissions, ne sont que des épisodes par rapport à la continuité de l’action de Joseph. C’est bien lui le chef à ce moment-là, jusqu’à s’opposer à son turbulent cadet à plusieurs occasions. Dès cette époque, il s’affirme comme un homme patient, de réseaux et de négociations, à l’inverse de Napoléon qui est plus impatient et brutal. C’est ce qui explique que l’aîné conservera toute sa vie de puissants réseaux corses. L’époque est fondatrice pour les deux hommes, elle révèle aussi leurs différences de style et de tempérament.
Avec le traité de Lunéville en 1801, le Concordat et le traité d’Amiens en 1802, le nouveau régime consulaire de Napoléon se stabilise et connaît une grande popularité qui prépare le futur sacre de 1804. Tous ces traités majeurs ont été négociés par Joseph et lui offrent une visibilité sur la scène politique et une grande popularité dans l’opinion. Peut-on dire que le rôle de Joseph fut décisif sous le Consulat ainsi que dans la stabilisation du pouvoir de son frère ?
Joseph est un diplomate-né. N’oublions pas qu’il a été ambassadeur à Parme et à Rome à la fin du Directoire. Son action dans la ville éternelle, qu’il quitte avec fracas après l’assassinat du général français Duphot, lui vaut une grande popularité à Paris. Il reste le « Bonaparte à la mode » pendant que son frère est en Égypte et lui prépare le terrain. Il sera d’ailleurs l’un des acteurs de l’ombre du coup d’État de Brumaire. Mais comme ses préférences vont plutôt vers les libéraux, le nouveau consul ne l’emploie pas dans son gouvernement. Mais il l’appelle bientôt pour conduire la négociation de quatre grands traités, avec les États-Unis, l’Autriche, l’Angleterre et Rome. Ce seront quatre réussites dans lesquelles il joue un rôle effectif. Et, comme on le sait, la « paix générale » va jouer un rôle primordial dans le Consulat à vie et plus tard la marche à l’Empire. Parmi d’autres facteurs et sa propre volonté, Napoléon le doit aussi un peu à Joseph.
Vous soulignez particulièrement la grande avidité et virtuosité financière de Joseph, contrairement à son frère plutôt épris de pouvoir. L’argent fut-il le moteur principal de sa vie ? Cette dimension entrepreneuriale ne montre-t-elle pas, selon vous, sa modernité, en accord avec un XIXe siècle bourgeois et affairiste si bien décrit par Balzac ?
Le revers de la « médaille Joseph », c’est son amour de l’argent et, à un niveau moindre, des femmes. L’argent ? il en a eu très tôt, après son mariage avec Julie Clary, en 1794. Elle est la fille de la plus riche famille de Marseille et lui assure un confort sans pareil, à un moment où Napoléon vivote encore. Toute sa vie, Joseph sera habile en affaires et finira par amasser une immense fortune. Plus de huit millions de valeurs diverses sont inscrits à son inventaire après décès, ce qui est une somme considérable. Il en a dépensé trois ou quatre fois plus tout au long de sa vie. Ses affaires sont toujours teintées de modernité et de juste appréciation des possibles : il investit dans l’immobilier, spécule sur les rentes et même, à la fin de sa vie, prend des parts dans des sociétés de chemin de fer américaines. Quant à son épouse, il l’oubliera souvent dans les bras d’autres femmes. On lui connaît une demi-douzaine d’enfants naturels.
En 1806, Napoléon le nomme sur le trône du royaume de Naples. Il devient donc une pièce de la politique européenne de son frère. Quel chef d’État était-il alors ? Peut-on dater de cette période la détérioration des relations avec son frère, qui le considère à partir de ce moment comme un pion sur l’échiquier de son pouvoir ?
À Naples, Joseph montre le contraire de ce qu’on a toujours pensé de lui. Il est d’abord très à l’aise au sein de ce peuple italien qu’il parvient à séduire par sa proximité, sa parfaite connaissance de la langue et son désir de moderniser la société. Il y parvient d’ailleurs, même s’il laissera Murat achever son œuvre. Mais il est aussi un vrai « chef », réprimant durement les rébellions, faisant exécuter les insurgés, mettant en place une police efficace et une justice sévère. Toutefois, comme vous le signalez, Napoléon ne le considère que comme un pion qu’il va déplacer.
En 1808, Napoléon le propulse sur le trône d’Espagne. La péninsule ibérique ne tarde pas à se révolter contre cette ingérence et contre la présence française sur son territoire. La terrible guerre qui commence alors est dirigée à distance par Napoléon, qui commande directement ses maréchaux, écartant de fait Joseph de la gestion de crise. Pourtant, ce dernier semble voir les choses de manière plus intelligible que son frère. Pensez-vous qu’il était alors plus à même de régler la situation sur le terrain et de pacifier l’Espagne ?
Dans l’expérience et la catastrophe espagnole, Joseph et Napoléon partagent incontestablement la responsabilité de l’échec. Le premier a immédiatement compris la gravité de la situation et n’en a rien caché à son frère. Le second a sous-estimé le rejet de la nouvelle dynastie par la société espagnole. Il commet par ailleurs quelques erreurs psychologiques et stratégiques qui lui coûteront cher : il écarte totalement son frère des affaires militaires ; il décrète lui-même les grandes réformes alors qu’elles auraient pu être un atout pour Joseph ; il laisse ses maréchaux manquer de respect et même désobéir au roi qu’il a nommé. Très vite, Joseph jette l’éponge. Il démissionne plusieurs fois – démissions refusées à Paris. Il donne des idées, on les rejette. Et lorsque l’empereur lui laisse prendre les décisions essentielles, il est trop tard. Excellent stratège, Joseph est un mauvais tacticien militaire. Il veut commander en personne et se fait rosser par Wellington. L’Espagne est perdue et Napoléon n’aura de cesse que d’en rendre son frère responsable. Sans le dédouaner, j’essaie de faire la part des choses.
À la suite de la chute de l’Empire en 1815, et plus encore après la mort de l’Empereur en 1821, Joseph devient le chef de famille. Comment occupe-t-il ce rôle jusqu’à sa mort en 1844 ? Quelle est sa relation avec le jeune et très ambitieux Louis-Napoléon, futur Napoléon III ?
Après Waterloo, Joseph va vivre pendant près de 25 ans aux États-Unis. Il s’y construit une nouvelle vie. Il s’impose comme un ami des libertés, un homme tranquille et sans ambition. Il obtient ainsi l’amitié de nombreux Américains, à commencer par les présidents successifs qui l’apprécient et le protègent lorsque les monarchies européennes veulent le faire expulser. Après la mort du roi de Rome, il est obligé de replonger dans la politique. Il le fait depuis Londres. Mais il a près de 70 ans et doit lutter pied à pied contre son neveu Louis-Napoléon, le futur Napoléon III. C’est le passage de témoin entre les générations. Il ne se fait pas sans douleur et sans accrochages. Enfin, en 1840, on autorise définitivement Joseph à rentrer en Europe. Après un quart de siècle de séparation, il retrouve sa femme à Florence. Il y meurt en 1844. Napoléon III le fera inhumer aux Invalides en 1862. Ainsi, les deux frères Bonaparte seront à nouveau réunis.