Ce récit est initialement paru dans la revue PHILITT #3 consacrée aux Illuminations du voyage.
Ils sont venus voir un monstre ; ils ignoraient qu’ils avaient face à eux un génie. À l’hôpital de Marseille, tout le monde se presse pour scruter la difformité : une jambe coupée très haut cinq mois plus tôt dont le moignon s’est mué en une énorme boursouflure purulente. Les médecins eux-mêmes restent muets et terrifiés face à ce « cancer étrange », raconte sa soeur. 1891 est un calvaire qui s’achèvera quelques jours plus tard, une année de désespoir pour celui qui se considère désormais comme un « tronçon immobile » – Arthur Rimbaud.
L’estropié désespère, pleure toute la journée sur son avenir perdu, sanglote dans les bras de sa soeur venue l’assister. Ses yeux bleus sont cerclés de noir, enfoncés dans le visage ; la nuit les cauchemars le réveillent ; la douleur l’étreint en permanence et la tumeur paralyse ses membres. Depuis qu’on a amputé sa jambe droite, Rimbaud s’essaie aux béquilles et espère marcher grâce à une jambe artificielle. Mais il réalise que ces dispositifs ne sont qu’un « tas de blagues » et qu’il n’arrivera jamais qu’à se « traîner misérablement ».
Comment imaginer qu’à 17 ans, ce cul-de-jatte moribond devenait l’allégorie de la poésie, lorsque Carjat immortalisait son regard féroce dans un portrait éclatant de révolte ? Vingt ans seulement se sont écoulés. À l’époque, Rimbaud donnait des couleurs aux voyelles, racontait l’histoire d’une de ses folies, se faisait voyant. Un voyant qui prend les traits d’un prophète – « Je est un autre » – éclairant la voie du poète par une révélation : « Arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. » Et laissant deux bibles – Une saison en enfer, Les Illuminations – aux rayons si aveuglants que leurs noyaux ne peuvent qu’être pressentis. Et puis ? Plus rien. Et pouvait-il en être autrement, lorsqu’à 21 ans on a changé le destin de la poésie.
Alors, Rimbaud l’a dédaignée. La littérature est vaine ; c’est ce qu’il affirme à un ami en 1876, au retour de son premier grand voyage. Ses « bohémienneries », l’Ardennais les a commencées à 16 ans. En pleine guerre contre la Prusse, il part en secret, sans le sou, de Charleville pour Paris ; il passe dix jours en prison pour avoir fraudé le train. Et puis il y aura de nouveau Paris, la romance avec Verlaine qui les mènera à Londres et Bruxelles – où elle se terminera par deux coups de pistolet –, Stuttgart et Milan – après avoir franchi les Alpes à pied –, Livourne, Vienne, où, ivre, il se fait voler ses affaires et revient en France à la marche. 1876 : il va désormais aller ailleurs, loin d’Europe.
Pour partir, Rimbaud se fait recruter dans l’armée coloniale des Indes néerlandaises et embarque pour le grand large à bord du Prins van Oranje. Gibraltar, Suez, Java, Sumatra, Jakarta : il finit par s’ennuyer. Engagé pour six ans, il doit déserter. À la première occasion, il fout le camp grâce à un bateau écossais qui le ramène en Irlande, puis prend un ferry pour la France. Crâne rasé, peau dorée, il ne sera plus jamais le même. Rimbaud, 22 ans, n’a pas écrit une ligne durant les six mois de son périple. Il n’écrira d’ailleurs plus : son dernier poème connu est daté de fin 1875.
Lui qui a lu des bibliothèques entières ne s’intéresse plus à la littérature. Ces livres ne doivent servir qu’à cacher les « léprosités » des vieux murs, dit-il. Désormais, ce sont les ouvrages pratiques qu’il dévore. Depuis l’Afrique, il demande à ses proches de lui en faire parvenir une multitude ; Dictionnaire de la langue amhara, Manuel pratique des poseurs de voies de chemin de fers, Tunnels et souterrains, Dictionnaire de commerce et de navigation, Tracé de courbes, Calculs abrégés des terrassements, Cours élémentaire de mécanique, Traité d’astronomie appliquée, Trigonométrie, Chimie industrielle, Annuaire du Bureau des longitudes pour 1882, Manuel complet du fabricant d’instruments de précision, Constructions métalliques : ce sont les seuls livres qui lui importent.
Il requiert aussi des instruments – sextant, boussole, baromètre, cordeau d’arpenteur. Rimbaud entend devenir géographe. Il projette de soumettre à l’érudite Société de géographie un ouvrage sur Harar, ville d’Abyssinie où il réside, et les Gallas, un peuple local. Et se dit que ces savants financeront peut-être ses prochaines explorations. Car voilà l’emploi de la vie de Rimbaud : explorateur. Il a exploré les romans et la poésie comme il s’est passionné pour la découverte de l’Abyssinie et de ses peuplades inconnues. Les deux seuls écrits publiés après Les Illuminations sont des chroniques de ses expéditions – pour la Société de géographie et un journal francophone du Caire. Aucune recherche esthétique : ses récits sont concis, documentaires, exhaustivement factuels.
Rimbaud a sans arrêt besoin de mouvement. Employé de diverses maisons de négociants coloniaux, il est directeur de chantier dans la chaleur suffocante de Chypre, surveillant dans un atelier de triage de café à Aden, chef d’expéditions commerciales depuis Harar – où, déguisé, il pénètre des régions qu’aucun Blanc n’a jamais observées. Sans cela, il est las. Son existence dans ces pays est « pénible, abrégée par un ennui fatal », écrit-il d’Abyssinie. Il veut encore s’enfuir – à Zanzibar, au Japon, en Chine, « qui sait où ». Condamné au changement, il se considère « habitué à la vie errante et gratuite » qui lui offre comme seule perspective de « mourir à la peine ».
Ce solitaire vagabond a remis son destin dans les mains du hasard. « Rimbaud, Jean-Nicolas, négociant. » Voilà ce que le registre des décès de l’hôpital de Marseille a retenu d’un des plus grands poètes qui ait vécu. « Négociant » : il aurait aussi bien pu finir contremaître, géographe ou militaire. Lui-même écrit qu’il pourrait chaque jour « disparaître, au milieu de ces peuplades, sans que la nouvelle en ressorte jamais ». Ce coup de dé perpétuel le pousse dans toutes les aventures, et les plus risquées. C’est avec 40 000 dollars de cargaison – 2 040 fusils à capsules ; 60 000 cartouches – qu’il s’engage dans la plus folle d’entre elles.
Comme souvent, il est seul. Le commerçant français qui, au hasard d’une rencontre à Aden, lui a proposé de revendre au futur roi d’Abyssinie des armes produites en Europe, est mort subitement juste avant le départ – tout comme l’autre associé que Rimbaud avait trouvé à la place. Il va diriger seul le convoi à la tête d’une caravane de trente-quatre Abyssins et de nombreux chameaux et mulets. Quatre mois durant, l’expédition avance sous des températures atteignant jusqu’à 60 degrés, désaltérée par une eau pourrissante qui donne des diarrhées, à la merci des attaques de tribus. Ces routes rappellent « l’horreur présumée des paysages lunaires », dira Rimbaud. Partant des côtes de Tadjourah, il pensait trouver le roi du Choa à Ankober… À son arrivée, Ménélik n’y est même pas ; il doit poursuivre jusqu’à Entotto.
Le hasard n’a jamais été très gracieux envers Rimbaud. L’épilogue de ses années abyssines est cruel. Naïvement, il est floué par Ménélik, qui lui achète sa cargaison au rabais, la fait payer en traites par son cousin et lui réclame le remboursement de l’argent que lui doit son premier associé défunt, celui qui l’a entraîné dans ce fiasco. Trois ans plus tard, les marches de quinze à quarante kilomètres par jour et les « cavalcades insensées » à travers les montagnes du pays l’usent irrémédiablement. Les varices à la jambe droite deviennent une synovite aiguë. Rapatrié à Marseille, le reste de sa jambe coupée est une « énorme citrouille ».
« Que je suis donc malheureux ! » Rimbaud a 37 ans ; il est pourtant au crépuscule de sa vie. Il écrit qu’il aurait préféré la mort à l’amputation, que l’existence est « une misère, une misère sans fin », qu’il pleure jour et nuit. « Adieu mariage, adieu famille, adieu avenir ! Ma vie est passée », se désespère Arthur. La tumeur gangrénant son moignon se propage, mais Rimbaud évoque jusqu’au bout l’idée de retourner en Afrique. Le 9 novembre 1891, il est à la veille de sa mort. Il dicte une ultime et mystérieuse lettre à destination du directeur des Messageries maritimes, qui s’achèvera ainsi : « Je suis complètement paralysé : donc je désire me trouver de bonne heure à bord. Dites-moi à quelle heure je dois être transporté à bord… »
Rimbaud passe ses derniers jours dans un état oscillant entre le rêve et l’éveil. Il demande aux médecins s’ils aperçoivent les choses extraordinaires qu’il voit et les leur raconte avec douceur. Il y a dans son cas « quelque chose qu’ils ne comprennent pas », raconte sa soeur. Les médecins ne viennent presque plus, dit-elle aussi, car il pleure souvent en leur parlant et « cela les bouleverse ». Rimbaud appelle parfois sa soeur Isabelle par le nom de son domestique de Harar et lui explique qu’ils sont en Abyssinie, doivent partir à Aden, qu’il faut chercher des chameaux, organiser la caravane. Ils se promènent avec des mulets « richement harnachés », et lui marche facilement grâce à sa nouvelle jambe articulée. Puis il faut encore partir ; Arthur s’inquiète de savoir ce qu’on dira s’ils n’arrivent pas à temps. Il hâte Isabelle de préparer les affaires, et presse : « Vite, vite, on nous attend, fermons les valises et partons. » Partir, de nouveau. Rimbaud est en route pour son dernier voyage.