Entre la récompense obtenue par le journaliste François Ruffin à la cérémonie des Césars et la prestation télévisuelle du candidat « anticapitaliste » Philippe Poutou, invité du « talk-show » hebdomadaire de Laurent Ruquier, un point commun : une défense de la classe ouvrière happée et encadrée par la machine du spectacle.
Marcel Mauss parlait du capitalisme comme d’un « fait social total », c’est-à-dire un fait qui mobilise la société dans toutes ses composantes, à tous ses niveaux. Il n’est donc pas étonnant qu’un « fait social total » aille jusqu’à se saisir du discours qui prétend le combattre. Rien d’étonnant à ce qu’un film qui dénonce avec beaucoup d’humour et une certaine efficacité le libéralisme sauvage et les souffrances du monde ouvrier convienne à la société du spectacle, le stade achevé du libéralisme selon Guy Debord. Avec François Ruffin, nous avons en réalité un spectacle dans le spectacle : tout en moquant les outils qui lui sont offerts (avec des tee-shirts improbables caricaturant les grands patrons et des discours insolents), il s’insère dans un cadre qui demeure imperturbable.
La scène de la remise du César du meilleur documentaire était assez révélatrice de cette subversion (sincère, authentique) qui s’auto-dissout dans la fausse subversion du système qui l’accueille pour un moment. Le discours de Ruffin était juste, percutant : si les députés, les journalistes et les acteurs de cinéma étaient aussi facilement remplacés par leurs équivalents polonais que les ouvriers, la société en serait plus émue. Il conclut même en défiant directement le président de la République. Le spectacle s’en est parfaitement accommodé : le logo de Canal+ était toujours là, les sourires et les rires aussi. Cet univers sensible au « Hollande-bashing » est aussi sensible au sort des ouvriers. Il est sensible à tout. Sensible surtout.
François Ruffin n’est donc pas seulement le héros de la classe ouvrière. Son porte-parole pugnace et téméraire. Il est, malgré lui, la bonne conscience d’une bonne partie de la gauche qu’il combat. Celle des artistes qui se rassurent en s’émouvant devant son discours. Son film (Merci Patron !) a fait le bonheur d’une classe moyenne revigorée par le happy end. Son discours aux Césars a fait le bonheur d’acteurs requinqués par un petit moment politique, par des applaudissements politiques.
Gardes-chiourmes et mépris de classe
Quittons les bons sentiments et la bonne conscience pour aller voir du côté du bon vieux mépris. Car le passage de Philippe Poutou chez Laurent Ruquier transpirait le mépris de classe le plus ostentatoire. Rarement on aura assisté à autant de dédain dans le traitement d’un homme politique. Dédain qui s’est notamment manifesté à travers le long fou rire de Vanessa Burggraf au moment d’une question sur les licenciements. Ici, le spectacle est d’une autre nature : ce n’est plus la subversion récupérée (« l’esprit Canal »), mais le rire grossier devant l’éminemment différent (l’esprit « Dîner de cons »).
Jean Baudrillard, qui préférait à la notion de spectacle celle de « simulacre », évoquait ainsi la « mort du réel » dans L’échange impossible : « En désespoir de cause, on sera forcé d’en faire [en parlant du réel] une attraction spéciale, une mise en scène rétrospective, une réserve naturelle. » Le plateau de télévision était ainsi converti pour l’occasion en « réserve naturelle ». L’occasion pour des ahuris de se moquer d’un ouvrier, cette survivance aberrante, ce zombie du siècle dernier.
Il ne faudrait pas non plus faire passer Philippe Poutou pour le champion du réel. Disons qu’il s’agit davantage d’un ouvrier postmoderne dont la conscience de classe a été largement brouillée par bien des éléments de la société du spectacle. Face à ses procureurs-chroniqueurs, il semblait intimidé. Il donnait presque l’impression de demander pardon. « Pardon de n’être qu’un ouvrier, de ne pas savoir vous divertir autrement que malgré moi. » Une domination si parfaitement intériorisée, voilà, là encore, le spectacle dans le spectacle.