Claude Quétel, historien, a été directeur de recherche au CNRS et directeur scientifique du Mémorial de Caen. Il est notamment l’auteur de L’impardonnable défaite (Tempus 2012) et vient de publier Tout sur Mein Kampf (Perrin), alors que Fayard s’apprête à faire paraître une édition critique du livre d’Adolf Hitler, qui est tombé dans le domaine public le 1er janvier 2016.
PHILITT : Hermann Rauschning, ancien compagnon d’Hitler devenu l’un de ses opposants, a nié le caractère doctrinal du nazisme. Dans la lignée de Ian Kershaw, biographe d’Hitler, vous vous opposez à cette idée. En quoi peut-on dire que Mein Kampf pose les bases d’un système et de l’idéologie nazie ?
Claude Quétel : Hermann Rauschning, exilé en 1936 après avoir été nazi, publie aussitôt, outre de très suspects entretiens avec Hitler (qu’il n’a pas rencontré très souvent), Die Revolution des Nihilismus. Traduit en France en 1939, l’ouvrage développe la thèse d’un nihilisme opportuniste chez Hitler et les nazis. « Le national-socialisme, écrit-il, c’est du mouvement pur et simple, du dynamisme à valeur absolue, de la révolution à dénominateur toujours variable. Une idéologie, une doctrine, voilà ce qu’il n’est certainement pas. » Cette analyse a longtemps imprégné l’historiographie. Ainsi Hitler dans Mein Kampf n’aurait pas formulé une idéologie, une conception du monde (Weltanschauung) cohérente. Dans ce sens, Mein Kampf se définirait comme une rhétorique mythique au sens sorélien : un « ensemble lié d’images motrices », un outil spirituel de mobilisation. Le caractère décousu et chaotique de l’écriture de Mein Kampf, quasiment illisible, le style ou plutôt l’absence de style, à la fois prétentieux et relâché, pesant, fragmentaire, digressif ont largement contribué à accréditer cette idée.
Aujourd’hui, Ian Kershaw, mais avant lui Ernst Nolte et surtout Eberhard Jäckel, ont brillamment démontré le contraire. « Derrière sa vision millénariste aux contours flous, écrit Kershaw, se tenait un ensemble d’idées reliées entre elles et qui, si odieuses et irrationnelles fussent-elles, se cristallisèrent vers le milieu des années 1920 pour former un système. » Hitler d’ailleurs se campe en idéologue dans Mein Kampf, ou plutôt à la fois comme un théoricien (programmatiker) et un politique, un homme d’action (politiker) – deux rôles, reprend-il, impossibles à réunir en une seule personne, sinon en lui justement.
Cette doctrine, telle qu’elle se dégage dans Mein Kampf, est la théorie pseudo-scientifique du « racialisme » völkisch, une conception à la fois pangermaniste et biologique. Le sang, la race… deux mots qui reviennent sans cesse dans les 782 pages de Mein Kampf. Ainsi apparaît la notion de race supérieure, celle de l’Aryen (bien mythique – est-il nécessaire de le rappeler ?). Celui-ci, en mélangeant son sang avec celui de races inférieures, a perdu sa suprématie. Après des pages brumeuses sur l’Aryen empoisonné, on arrive à l’empoisonneur : le peuple juif, le Juif… L’Aryen de Mein Kampf, le Germain, le Nordique, doit faire face à son antithèse absolue, son « anti-race ». Le terme de Juif est celui qui revient le plus souvent (466 fois, et celui de race 322 fois). L’antisémitisme est si souvent présent, si obsessionnel, qu’on a pu croire en effet qu’il n’y avait que cela dans le livre. Les thèmes d’accusation sont innombrables, à commencer par celui d’une conspiration pour dominer le monde. Le Juif est aussi le « ferment de décomposition » des peuples et des races. Une lutte planétaire s’impose, dont l’Allemagne est le champion tout désigné : « Il est sûr que notre monde s’achemine vers une révolution radicale. Toute la question est de savoir si elle se fera pour le salut de l’humanité aryenne ou pour le profit de l’éternel Juif. » Il serait trop long de vouloir résumer ici toute la Weltanschauung de Hitler. Disons pour abréger considérablement que cette lutte, qui sera conduite par un chef héroïque (au sens messianique), dans un état racialiste au sein duquel sera forgé un Allemand « total », se traduira par une croisade contre le judéo-bolchevisme et la conquête d’un espace vital à l’Est.
L’antisémitisme de Mein Kampf se distingue-t-il de l’antisémitisme allemand et européen de l’époque ? Le livre marque-t-il une rupture sur ce sujet ?
Certes, l’antisémitisme est très répandu dans l’Europe de l’entre-deux-guerres, mais celui de Mein Kampf est beaucoup plus radical. Jamais la haine du Juif n’a été portée à un tel point d’incandescence. On est frappé par le vocabulaire sans retenue : le Juif est tour à tour une araignée qui suce lentement le sang du peuple, un rat, un ver dans le corps pourrissant, une sangsue, un vampire des peuples, un bacille nuisible, un parasite de la pire espèce… Hitler ne s’adresse pas à l’intelligence mais aux sentiments, aux instincts primaires. Il en tire des conclusions sur la « question juive » : « La nation allemande ne pourra plus s’élever de nouveau, si l’on n’envisage pas énergiquement le problème de la race, et par suite la question juive. » C’est dans ce sens qu’on peut dire que tout ce qui est advenu par la suite, de la persécution des Juifs à partir de 1933 à la Solution finale, a trouvé ses fondements dans Mein Kampf. La haine du Juif qui jaillit à toutes les pages n’est plus la haine statique de la tradition völkisch mais une haine dynamique, une haine assassine.
Vous évoquez un livre « utopique » par certains aspects. Qu’entendez-vous par là ?
Hitler annonce, tel un messie, l’avènement, au terme du grand combat du peuple allemand, d’un Reich mythique, en un mot d’une utopie. « Un jour ainsi, une humanité meilleure, ayant conquis ce monde, verra s’ouvrir librement à elle tous les domaines de l’activité. Nous sentons tous que, dans un avenir éloigné, les hommes rencontreront des problèmes que seul pourra être appelé à résoudre un maître-peuple de la plus haute race, disposant de tous les moyens et de toutes les ressources du monde entier. » Vous serez comme des dieux, promet le serpent de la Genèse à Adam… Hitler ne prétend pas redonner au peuple allemand son paradis perdu (« L’Aryen renonça à la pureté de son sang et perdit ainsi le droit de vivre dans le paradis qu’il avait créé ») mais il propose d’instaurer « un peuple de maîtres qui mettent le monde entier au service d’une civilisation supérieure ».
Voilà certes une utopie à l’envers – mais les utopies aimables, iréniques, égalitaristes, comme celle qui, éponyme, apparaît dans Utopia de Thomas More, ne mènent-elles pas elles aussi à un totalitarisme ? L’utopie nazie, telle qu’elle se profile dans Mein Kampf, n’essaie pas de tromper son monde, affichant sa violence, son racialisme, son totalitarisme. Frédéric Rouvillois, dans son remarquable Crime et utopie – Une nouvelle enquête sur le nazisme (Flammarion, 2014), montre qu’à la différence du communisme soviétique mais aussi du fascisme mussolinien, où « l’homme nouveau » est au centre du discours utopique, le « noyau dur » du nazisme est le racialisme. La victoire définitive de la race aryenne, nordique ou germaine, nécessite, outre l’annihilation des ennemis de l’intérieur et de l’extérieur, l’asservissement des races inférieures (slaves d’abord) ainsi que l’élimination de ses impuretés (bouches inutiles, anormaux). Le statut que Hitler assigne aux Juifs est tout autre. Certes son éradication comme celle des autres ennemis de l’Aryen constitue le moyen de parvenir à la cité idéale mais elle est en même temps une fin. Le Juif n’est pas seulement une menace « passive » mais aussi active, celle d’un ennemi de tous les temps qui avance masqué, complotant et agissant pour asservir l’humanité. « Une fois le Juif chassé d’Allemagne, les Allemands seront la Race par excellence, la Race aryenne et nordique. C’est la seule race qui soit capable de former la vraie communauté nationale. Ils seront le Peuple des peuples » (Edmond Vermeil, Le racisme allemand – essai de mise au point, F. Sorlot, 1939).
Qu’est-ce que le völkisch sur lequel reposent les thèmes raciales de Mein Kampf ?
Völkisch n’est pas facile à définir. On le traduit habituellement par racisme. Edmond Vermeil, que nous avons déjà cité, historien trop oublié, fut un spécialiste de l’histoire et de la civilisation allemandes. Il utilise quant à lui le terme de racisme pour traduire völkisch mais on est en 1939. Il le définit ainsi : « Le racisme n’est qu’un des aspects particuliers du pangermanisme. Il substitue au terme de nation, mais sans le supprimer, celui de race. Il remplace une idée politique par une conception biologique touchant le peuple allemand, sa vie, sa structure sociale et son développement. (…) Avant 1914, le pangermanisme déborde sur le racisme. Depuis 1918, c’est le racisme qui l’emporte et détermine l’action du néo-pangermanisme. » Aujourd’hui le terme de racisme s’est étendu et a pris de nouveaux sens. Le néologisme de « racialisme » isole mieux le sens que donne Hitler à völkisch dans Mein Kampf.
Le mouvement völkisch, apparu en Allemagne à la fin du XIXe siècle, et qui compte au XXe siècle de très nombreuses associations, cultive l’obsession des racines très anciennes du Volk germanique ainsi que celle de « la pureté de la race ». Ce « racialisme » qui va bientôt prendre tant de place dans l’idéologie de Hitler, part du postulat de l’existence des races au sein de l’espèce humaine, à partir duquel il est considéré que certaines sont supérieures à d’autres et que cette supériorité autorise une hégémonie historique. Dans les journaux völkisch que lit avidement le jeune Hitler à Vienne, les Juifs sont déjà l’anti-race, et constamment dépeints comme des agents de décomposition, de corruption et de perversion. Après l’humiliation de la défaite de 1918 (ou plutôt de sa paix honteuse), le mouvement völkisch se radicalise, en cherchant des responsables, des traîtres. En 1919, Dietrich Eckart, bientôt maître à penser de Hitler, écrit dans la revue Auf gut deutsch (« En bon allemand ») qu’il dirige : « La question juive est le principal problème de l’humanité, qui contient en fait chacun de ses autres problèmes. Rien, sur terre, ne demeurerait dans l’obscurité si l’on pouvait percer le secret des Juifs. »
Mein Kampf évoque aussi le traité de Versailles et les relations internationales. Que dit le livre sur celles-ci en général et sur les rapports entre l’Allemagne et la France en particulier ?
Hitler ne saurait être plus clair : « L’ennemi mortel de notre peuple, la France, nous étrangle impitoyablement et nous épuise. Il faut prendre sur nous de consentir tous les sacrifices de contribuer à annihiler les tendances de la France à l’hégémonie. Toute puissance est aujourd’hui notre alliée naturelle qui considère avec nous comme insupportable la passion d’hégémonie de la France sur le continent. Aucune démarche vis-à-vis d’une de ces puissances ne doit nous paraître trop dure, aucun renoncement ne doit nous paraître impossible, si nous avons finalement la possibilité d’abattre l’ennemi qui nous hait si rageusement. » Toutefois la France n’est pas le but ultime, pas même une revanche, mais seulement l’assurance d’avoir les mains libres pour le grand dessein du Drang nach Osten, la marche vers l’Est pour la conquête du Lebensraum (l’espace vital) – encore un concept pangermaniste qui préexiste à Mein Kampf.
Comment les Français et plus particulièrement les milieux politiques et intellectuels reçoivent le livre avant-guerre ?
Les milieux politiques et intellectuels français ont commencé à s’intéresser à Mein Kampf surtout à partir de l’accession de Hitler au pouvoir, et pour cause puisque la France y était désignée comme l’ennemi à abattre en priorité (une traduction française intégrale parut en 1934 aux Nouvelles Editions Latines, aussitôt interdite par la Justice pour absence de copyright et ce à la demande de Hitler). Dès lors, la France se partage entre ceux qui prennent les menaces de Mein Kampf au sérieux et ceux qui pensent que le chancelier Hitler ne va pas manquer de s’assagir. Quand on dit « la France », il ne s’agit que d’une minorité, loin de la grande presse et de la « TSF ». La majorité des Français s’intéresse surtout à son sport favori : la politique politicienne, les élections… Léon Blum, chef du gouvernement de Front populaire, ne voit rien venir et veut faire confiance à « l’ancien combattant Hitler ». Ce n’est pas le cas du communiste Marcel Cachin ni de Léon Trotski qui vit en France depuis 1933 et qui écrit que Mon combat s’appelle pour l’heure Ma paix, en attendant de s’appeler Ma guerre.
À la fin des années trente, les brochures sur Mein Kampf se multiplient au fur et à mesure que se précise la menace de la guerre. Au total, entre 1933 et 1940, il n’y aura pas eu moins de 45 ouvrages publiant et commentant de larges extraits de la Bible du nazisme (c’est le terme officiel en Allemagne), avec des interprétations opposées mais toutes ignorant superbement son antisémitisme forcené. De Gaulle, on s’en doute, avait quant à lui lu le livre de Hitler. « Lorsque je suis arrivé à Londres, raconte Maurice Schumann, la première chose que m’a demandé de Gaulle est : « Avez-vous lu Mein Kampf ? – Je lui ai répondu : « Non, Mon général » – Eh bien, il faut le lire, vous saurez ce qu’est l’Allemagne nationale-socialiste ».
Que savez-vous de l’avancement et de la nature de la grande édition critique et scientifique préparée par les éditions Fayard ? Pensez-vous que ça soit la meilleure façon de rééditer ce livre ?
L’histoire des droits d’auteur de Mein Kampf est tout un roman, à commencer par le fait, ubuesque, qu’un tel livre ait pu continuer à porter des droits d’auteur après la guerre ! Toujours est-il que, légalement, la Bible du nazisme tombait dans le domaine public à partir du 1er janvier 2016. A cette occasion l’Institut d’histoire contemporaine de Munich publia une énorme édition commentée et critique (2 000 pages et 3 500 notes) en deux volumes d’abord tirés à 4000 exemplaires (aujourd’hui, en dépit du prix élevé de 59 euros, les ventes ont atteint 85 000 exemplaires). L’annonce que les éditions Fayard se proposaient d’en faire autant, avec une nouvelle traduction, déclencha une tempête médiatique. Jean-Luc Mélenchon interpella la présidente de Fayard : « Je veux vous dire mon opposition totale à ce projet. Ce livre est le texte principal du plus grand criminel de l’ère moderne. Responsable de la plus grande guerre que le monde ait connu dans son histoire, coupable de ce fait de dizaines de millions de morts, il est de plus le fondateur d’une idéologie de « solution finale » organisant méthodiquement et industriellement le massacre génocidaire des populations juives et tziganes, le meurtre de masse des homosexuels, de ses opposants politiques francs-maçons, communistes, syndicalistes, socialistes qui eurent le malheur de tomber entre les mains de son régime et des ses collaborateurs. (…) Votre volonté d’une édition critique avec des commentaires d’historiens ne change rien à mon désaccord. » Une intense polémique s’ensuivit. Publier ou ne pas publier ? La querelle était grotesque à plus d’un titre. D’abord le texte intégral de Mein Kampf était (et est toujours) disponible sur Internet. Ensuite, pourquoi une édition critique française, avec une nouvelle équipe d’historiens, alors qu’il suffisait de traduire l’édition allemande ? Mais la polémique aurait été la même. Du coup, la grande édition Fayard a été retardée et on ne sait pas à l’heure actuelle si elle verra finalement le jour.
La question reste posée de toute façon de l’intérêt de tout un appareil scientifique accompagnant le texte de Mein Kampf. Et pour dire quoi ? Rafael Seligmann, Allemand et Juif né en 1947, dont la famille a été décimée dans les camps de la mort, fondateur du journal Jewish Voice From Germany, ironise : « Je n’ai pas besoin qu’un historien m’explique quoi penser. Et puis, quand Hitler dit que les Juifs sont inférieurs et qu’on devrait les éliminer, quel commentaire faudra-t-il adjoindre ? Que c’est faux ? » Toute la question finalement est de se demander s’il faut « brûler Mein Kampf » ? S’interdire toute nouvelle édition ? Le précéder d’un avertissement ? Mais lequel ? On propose des labels, des chartes, pour toute nouvelle édition papier alors que la gabegie la plus totale règne sur le Net. Toutes ces « solutions », en stigmatisant Mein Kampf, ne conduiront-elles pas finalement à en faire la promotion ? Livre interdit, livre maudit, livre satanique… Quelle publicité ! Et commençons d’abord par nous demander si, hors du cercle étroit des spécialistes, il faut lire Mein Kampf. Franchement, une fois connues les idées qui s’en dégagent et dont on a assez démontré l’importance dans notre étude, l’honnête homme peut en faire l’économie. Ou plutôt si, qu’on le lise : le livre tombe des mains dès les premières pages !