Un silence angoissé a succédé à la frénésie de la victoire de Trump. Quelques mois après son entrée à la Maison-Blanche, il est temps de revenir plus sereinement sur ce basculement de la vie politique américaine et le sens qu’il convient de lui donner. Au-delà de la question, somme toute superficielle, des mérites et des défauts du nouveau président.
On a raison de dire que Trump est l’exact opposé d’Obama. Ce dernier avait été élu pour réconcilier l’Amérique avec ce qu’elle imagine être son meilleur visage, celui du glamour hollywoodien, de la haute-technologie et du cool. Pour montrer au monde que l’Amérique était encore la mieux désignée pour le guider vers le bonheur universel.
Qu’on ne s’y trompe pas : l’isolationnisme apparent d’Obama n’a jamais impliqué de ne plus se mêler des affaires du monde. C’était tout le contraire, dès le début de son mandat. Les Américains criaient aux autres peuples : « Nous sommes redevenus dignes d’être vos maîtres, faisons table rase du passé. » Certains s’imaginant que le seul fait d’avoir élu Obama ferait disparaître l’anti-américanisme. Les mêmes à qui Obama avait rendu leur fierté d’être Américains disent aujourd’hui leur honte, et s’excusent auprès des autres peuples : « Nous ne sommes plus dignes de la vénération que vous devez nous témoigner. »
Si l’on insistait à ce point sur la couleur de peau d’Obama ce n’était peut-être pas parce qu’elle symbolisait l’apaisement de l’histoire raciale des États-Unis. Ce n’était pas la voix des ghettos atteignant enfin la Maison-Blanche. Davantage que l’homme noir, Obama incarnait l’homme vierge, celui qui allait faire disparaître les souillures du drapeau américain héritées de l’ère Bush : on allait fermer Guantanamo, en finir au plus vite avec les guerres d’Irak et d’Afghanistan (en oubliant qu’abandonner des pays à leur chaos était tout aussi coupable que de les envahir), mettre au pas le complexe militaro-industriel et le lobby pétrolier. Transparence et propreté : Obama était investi des mêmes vertus qu’un liquide vaisselle. Son avènement confortait l’Amérique dans sa vocation messianique, confirmait son élection divine : seul le peuple américain pouvait, après être tombé si bas dans l’ignominie, se relever de façon si spectaculaire et radicale. L’Amérique était born again. La victoire d’un président neuf et vierge donnait une nouvelle chance à une fiction dont les Américains commençaient à douter, celle d’une Amérique providentielle, missionnée pour mettre fin aux histoires malheureuses des peuples ordinaires, d’une Amérique ne cessant de se réinventer, de se relever de ses péchés, de trouver, malgré ses souillures, les voies d’une renaissance radicale. Plus qu’aucun autre, Obama fut le président d’un monde qui acceptait de lui remettre les clés.
La victoire d’Obama en 2007 a ainsi été la source d’un gros malentendu en France, où nous abordons la question raciale américaine avec peu de subtilité. Son élection démontrait, croyait-on, que l’Amérique était encore capable de surprendre, que « même un Noir » pouvait devenir président du land of opportunity. La couleur de peau d’Obama, dans le contexte très précis du rejet de l’univers Bush, n’était pas exactement perçue aux États-Unis comme celle du peuple afro-américain. Il n’était pas le porte-voix des quartiers chauds de Los Angeles, ni celui des villes noires miséreuses du Sud. Son métissage était plus subtilement le symbole d’une Amérique qui se voulait radicalement neuve, qui ne voulait plus se voir en sénateur républicain blanc de soixante-cinq ans. Pour que l’opération born again soit crédible, il fallait un changement littéralement spectaculaire, affiché par l’épiderme même. Obama était le négatif symbolique de l’Amérique provinciale bas du front. Son élection découlait, au contraire de ce qu’imaginaient nos éditorialistes parisiens, d’une logique férocement raciale (et magique). On sait que la condition sociale des Noirs ne s’est pas améliorée sous Obama, elle aurait même plutôt eu tendance à empirer. Mais les stars noires du show-biz n’ont jamais tenu une telle place dans les médias, devenant des modèles avoués pour les petits Blancs. La bonne conscience n’est rien d’autre que cela : remuer ses fesses comme Beyonce, sans jamais envisager de fonder une famille avec un type du neighbourhood.
Qu’on ne s’y trompe pas, Obama n’a pas été un président moins cynique que son prédécesseur, il a aggravé les tensions avec la Russie, persévéré dans un soutien indéfectible à Israël malgré ses brouilles très médiatisées avec Netanyahou, utilisé comme personne son droit d’assassinat extra-judiciaire. La différence tient entièrement au discours et à l’attitude. Ce que ses admirateurs retiennent de lui ? Son style, sa décontraction, son esprit ouvert.
Dans l’imaginaire américain, Trump est celui qui « assume » ce que l’Amérique jusqu’alors préférait taire : le rapport de forces assumé comme moteur de l’histoire, la concurrence ouverte et sans pitié (évidemment au profit du plus fort), une éthique de gros bras de cour de récré.
Trump, un technicien du pouvoir
Si les électeurs d’Obama semblaient lui dire : « Sois le meilleur de nous-mêmes, aide-nous à oublier notre honte », ceux de Trump (qui sont parfois les mêmes) paraissent hurler : « Sois nous-mêmes, pour le meilleur et pour le pire. » Obama était l’élu au service du progrès, il allait tirer l’Amérique de sa fange, presque malgré elle. Trump se pose en activateur des revendications concrètes des Américains. Son premier geste fort – la signature d’une série de décrets à application immédiate – a été celui d’un technicien du pouvoir, non celui d’un roi-philosophe. Il a été élu pour réparer la machine à gagner de l’Amérique. Tel un ingénieur pour qui le compromis n’a pas de sens et les réponses complexes sont suspectes, il estime qu’il existe une mesure simple et efficace pour résoudre chaque problème : « Les Mexicains arrivent en masse ? Construisons un mur. Les Chinois nous envahissent avec leur produits ? Surtaxons leurs produits, etc. » C’est précisément ce « Parlons peu, parlons bien » digne d’un justicier du Grand Ouest qui a séduit. Les éditorialistes new-yorkais, qui se réfugient dans le dédain chaque fois qu’un phénomène politique leur échappe, n’ont pas manqué de brocarder « l’absence de vision » de Trump. Plutôt curieux chez des commentateurs qui louent généralement le pragmatisme des dirigeants qui leur plaisent et accusent ceux qui leur déplaisent de rester enfermés dans leurs « logiciels idéologiques ».
« Une ère d’incertitude » est vite devenue l’expression consacrée pour évoquer les premiers pas de Trump à la Maison-Blanche. Sans voir combien était comique la répétition de cet aveu : « Nous n’avons rien vu venir. La seule chose que nous pouvons donc prédire est que nous ne pouvons rien prédire. » Les grands journaux ont échoué à voir monter le phénomène, a fortiori à le saisir. D’où l’aigreur qui émanait de leurs articles après la victoire de Trump, analysée comme celle d’un anti-élitisme primaire (avaient-ils cru enfin comprendre) et donc, dans leur vision toute darwinienne de la compétition sociale, anti-savoir. Trump et ses supporters ne remettent-ils pas en question le réchauffement climatique, n’entretiennent-il pas les pires préjugés à l’égard des « autres » ?
Le ressentiment de ces brillants esprits était redoublé par l’évidence de leur incompétence, dont le spectacle offert au monde était vécu comme une humiliation. Ils invoquaient, pour décrypter une victoire qu’ils avaient refusé de voir jusqu’au dernier moment, la haine pour la personne de Clinton, des peurs absurdes, la xénophobie, tout sauf un phénomène politique rationnel. Ils s’en tirèrent en expliquant, grosso modo, qu’ils étaient trop intelligents pour avoir compris jusqu’où pouvaient aller la bêtise (dans le pire des cas) et l’ignorance (dans le meilleur) du peuple américain. Voilà les limites de leur hypocrite mea culpa.
Cruelle ironie : ceux mêmes qui expliquent leur position dominante par leur savoir et leur intelligence, sont incapables de comprendre pourquoi ils ont perdu face à un loser qui doit sa fortune à des combines de bas-étage et se vante de négocier comme un marchand de tapis. La négociation, assimilée à un marchandage étriqué, ne fait pas partie de l’habitus du capitaliste moral : le marché n’est-il pas là pour fixer le juste prix ? Si ses pratiques honteuses, loin d’empêcher Trump d’emporter le poste le plus convoité du pays, l’y avaient aidé, alors il n’y avait vraiment plus de morale ! Le succès, en politique comme en affaires, ne devait-il pas nécessairement récompenser une honnêteté désintéressée et une vie ascétique ? Que Trump existe était déjà suffisamment gênant : il rappelait bruyamment et sans complexe que les mégalomanes peu scrupuleux sont souvent les mieux placés pour gagner beaucoup d’argent. Max Weber, pourtant, avait déjà noté en 1893 cette tendance du capitalisme : « Aux États-Unis, sur le lieu même de son paroxysme, la poursuite de la richesse, dépouillée de son sens éthico-religieux, a tendance aujourd’hui à s’associer aux passions ouvertement agnostiques, ce qui lui confère le plus souvent le caractère d’un sport. » L’accession de cet esprit à la Maison-Blanche, sanctuaire de l’Amérique du capitalisme correct et rassurant, signifiait bien plus qu’une défaite politique pour les commentateurs new-yorkais : c’était l’effondrement de leur système de valeurs.
Il est frappant de relever, parmi les nombreuses critiques adressées à Trump, que les plus récurrentes sont celles, très moralisatrices, qui ont trait à son irrespect des conventions sociales, des bonnes manières, des tabous et des non-dits. Ce n’est pas trouver désirables des mannequins de l’Est qui est vulgaire, mais les épouser, puis en divorcer, et tirer simplement les conséquences de ses désirs, qui devraient rester inavoués pour un sobre puritain. Ce n’est pas utiliser sa fortune et sa célébrité pour séduire les femmes qui est haïssable, mais de les traiter explicitement en objets. Ce n’est pas gagner de l’argent malhonnêtement qui est en soi réellement répréhensible, c’est utiliser des combines dignes du XIXe siècle. Le rang social, aux Etats-Unis comme ailleurs, ne se définit pas simplement par la possession. Trump, dans sa représentation du monde et son rapport à l’existence, est beaucoup plus proche, malgré ses milliards, d’un routier blanc du Midwest que d’un banquier new-yorkais.
Il n’est pas un capitaliste wéberien, il veut gagner de l’argent par simple âpreté au gain et jouir chaque jour du spectacle de son pouvoir. La Trump tower est sa plus belle réussite, de son propre aveu. Tout le contraire des sobres capitalistes de la côte Est et Ouest, qui aiment répéter qu’ils « font le travail de Dieu » et préfèrent, au m’as-tu-vu tapageur, les délices du pouvoir occulte. C’est l’élément central du rejet de la personne de Trump. C’est ce qu’on ne lui pardonne pas, au pays où la réussite financière doit être édifiante. Il faut, pour saisir pleinement cet esprit, s’imposer de lire chaque semaine les interviews des « successful people » des grands journaux new-yorkais, qui répètent invariablement avoir réussi grâce à des journées de travail de 16 heures, des nuits de 3 heures et des repas sur le pouce. Jamais grâce aux sous de papa, pourtant indispensables pour étudier plusieurs années dans une des meilleures universités du pays. Trump est l’héritier assumé d’une lignée qui a commencé par un aïeul à demi proxénète. Ce n’est pas une dynastie aristocratique, chaque génération a défriché un nouveau terrain, exploité un nouveau filon. Rappelons que le père de Trump avait essayé de le dissuader d’investir à Manhattan. Malgré les traits d’ironie sur l’américanité récente des Trump, ils constituent une composante éternelle de l’Amérique, tout aussi ancienne que le puritanisme. Celle des chercheurs d’or rusés et des cow-boys sans façons pour qui le succès sourit à celui qui se trouve derrière le Colt. Cette composante, longtemps refoulée, s’est fait entendre. Trump a su l’incarner.