Écrire un article ou accoucher sa pensée n’est pas une tâche aisée. Utiliser les mots n’est pas un acte neutre. George Orwell rappelle, dans son essai Politics and English Language, l’importance de l’écriture et ses enjeux cachés. Il propose ainsi une nouvelle méthode d’écriture en prodiguant des conseils et des mises en garde dont, à bien des égards, nombre de journalistes et d’intellectuels d’aujourd’hui seraient avisés de s’inspirer.
Le contexte politique à l’époque de la rédaction de l’essai Politics and English Language de George Orwell n’est pas seulement celui de la fin du nazisme, de la victoire du libéralisme et de la consommation, du lancement de la décolonisation, ou du début d’un multiculturalisme décomplexé. C’est aussi un événement linguistique : le début de l’ère d’une post-vérité industrielle. C’est en 1946 que George Orwell décide de s’intéresser en détail à la relation entre la politique et la langue. La linguistique et la politique ne sont pas des domaines distincts. Les grammairiens étaient des fonctionnaires royaux qui œuvraient à l’unification nationale par l’établissement d’une Académie (Richelieu fonde l’Académie française en 1634), d’un dictionnaire et d’une littérature (Joachim du Bellay écrit La Défense et illustration de la langue française en 1549).
Il n’est donc pas si étonnant de voir George Orwell réagir aux qualités orthographiques et rédactionnelles de ses contemporains. Il juge qu’il y a trop de mauvais écrits : selon lui, l’homme du monde libre est peut-être libre d’écrire ce qu’il veut, mais la quantité de sa production ne garantit en rien la qualité de celle-ci, bien au contraire. Il y voit le signe d’une époque « décadente ». La faiblesse de la pensée fait de l’écriture un effort mental et physique. Dans son essai, il pose un diagnostic des maux anglais en quatre points : « les mots dénués de sens », « le style prétentieux », « les prothèses verbales » et « les métaphores éculées »… Rigoureux, il fonde sa dénonciation sur des preuves et des exemples journalistiques, politiques et universitaires.
Il considère que la langue est désormais tombée dans le registre de la « parodie ». À l’écrit, Orwell donne de nombreux conseils pour clarifier et structurer un propos : la préférence pour les mots courts, la suppression du superflu, la ponctuation précise… Est ainsi théorisée une économie de l’écriture, pour ne pas dire une écologie de la pensée. Mais avant d’être écologiste, Orwell est un linguiste antimoderne convaincu et militant : « Comme j’ai tenté de le démontrer, le style moderne, dans ce qu’il a de pire, ne consiste pas à choisir des mots en fonction de leur sens ni à inventer des images pour rendre plus clair ce que l’on veut dire. Il consiste à agglutiner des paquets de mots prêts à l’emploi et à rendre le résultat présentable par de simples astuces de charlatan. » Pour lui, la modernité cherche la rapidité et la facilité au détriment de la vérité.
La langue anglaise moderne est par nature une langue capitaliste : les mots connaissent une inflation, la grammaire une restructuration, la ponctuation une disparition. Elle ne crée qu’un discours « dévalué », vidé de sa valeur. En antilibéral, George Orwell considère que le mot devient alors un produit marchand davantage qu’un éveil souverain ou un émerveillement poétique. Selon lui, « l’enflure stylistique est en elle-même une sorte d’euphémisme ». C’est pourquoi il est temps de s’atteler à une décroissance de l’activité intellectuelle et journalistique, afin de révolutionner l’écriture. À ce titre, George Orwell se rapproche de Simone Weil.
Une décadence aux origines politiques
« Tous les problèmes sont des problèmes politiques, et la politique elle-même n’est qu’un amas de mensonges, de faux-fuyants, de sottise, de haine et de schizophrénie. Quand l’atmosphère générale est mauvaise, le langage ne saurait rester indemne. On constatera sans doute — c’est une hypothèse que mes connaissances ne me permettent pas de vérifier — que les langues allemande, russe et italienne se sont, sous l’action des dictatures, toutes dégradées au cours des dix ou quinze dernières années. Mais si la pensée corrompt le langage, le langage peut aussi corrompre la pensée. » Pour George Orwell, ses contemporains, victimes d’une idéologie linguistique, sont pour beaucoup des « marionnettes », « sans yeux » car sans vision. Les intellectuels sont des aveugles et des menteurs. Leur profession consiste à transmettre le réel, mais ils se révèlent incapables de le voir. Une mystique de l’écriture se met en place : l’écrivain idéologisé cherche à imposer son mot, alors qu’il faudrait que le mot s’impose à l’écrivain.
La pensée de George Orwell poursuit le conflit moderne entre artiste et artisan. Il propose à l’intellectuel un retour à l’humilité : c’est un journaliste qui a vécu avec le peuple, et qui en tire une philosophie, la fameuse common decency. Selon lui, le journaliste doit arrêter de dicter au peuple ses mots et accepter de se faire le simple relais des mots du peuple, car il n’a véritablement pas de profession ; il ne produit rien. Le journalisme est un sacerdoce, dirait Georges Bernanos, c’est-à-dire un service, un effacement de soi pour l’autre. George Orwell n’est que l’envoyé d’une misère populaire dans les luxueux milieux londoniens. C’est pourquoi la littérature ne peut être qu’engagée.
Cependant, il met en garde contre une forme d’orthodoxie qui ôte leur vie aux mots. George Orwell s’oppose au « style imitatif ». Il propose une stylistique presque écologique : des mots faits maison et non sortis des industries journalistiques ou de l’édition, avec une fraîcheur et une vie. C’est au cours de la rédaction de cet essai que George Orwell a l’intuition de ce qu’il appellera plus tard la novlangue, qui renvoie au discours totalitaire. Selon lui, la réflexion n’est pas un réflexe, mais un acte de « volonté ». Il est convaincu, à force de combat sur le terrain, que l’homme n’est pas un robot et que l’écrivain n’est pas une machine à écrire. La pensée et la vérité ont une vie, et l’intellectuel doit la respecter.
George Orwell a alors à cœur de conseiller ses collègues et d’initier une nouvelle génération de journalistes à travers des questions et des conseils. « Qu’est-ce que j’essaye de dire ? Quels mots vont l’exprimer ? Quelles images ou dictons vont le clarifier ? Est-ce que cette image est assez fraîche pour avoir l’effet espéré ? Puis-je dire cela plus brièvement ? Ai-je évité toute laideur ? » sont des questions utiles pour ce que Baudelaire appellerait une hygiène mentale. George Orwell se montre particulièrement attentif à la beauté de la langue. Il est ce que Bertrand Vergely appellerait un « poète civil », c’est-à-dire un homme qui libère l’énergie poétique d’une époque. Pier Paolo Pasolini menait ce même combat contre la langue publicitaire des slogans. Sur son île, Orwell se bat contre la langue des robots et des hommes idéologisés.
À la recherche d’une pensée incarnée
Georges Orwell préfère le style de l’image et de l’analogie à celui des descriptions longues, cliniques et abstraites : « Quand vous pensez à une notion abstraite, vous êtes plus enclin à recourir d’emblée aux mots, si bien qu’à moins d’un effort conscient pour éviter ce travers, le jargon existant s’impose à vous et fait le travail à votre place, au risque de brouiller ou même d’altérer le sens de votre réflexion. Sans doute vaut-il mieux s’abstenir, dans la mesure du possible, de recourir aux termes abstraits et essayer de s’exprimer clairement par le biais de l’image ou de la sensation. On pourra ensuite choisir — et non pas simplement accepter — les formulations qui serreront au plus près la pensée, puis changer de point de vue et voir quelle impression elles pourraient produire sur d’autres personnes. Ce dernier effort mental élimine toutes les images rebattues ou incohérentes, toutes les expressions préfabriquées, les répétitions inutiles et, de manière générale, le flou et la poudre aux yeux. »
Le prétendu « pur écrit » inspiré et spontané, archétype de l’homme moderne et talentueux, relève d’une vision romantique du penseur qui laisse place en réalité à des erreurs et des dérives idéologiques. Écrire est un processus long, laborieux, mais naturel à l’homme : c’est à cette évidence que Georges Orwell veut confronter le lecteur et l’écrivain. La pensée est écrite et donc achevée quand elle est fraîche, brève et belle. Orwell utilise un langage imagé qui parle de lui-même : « Un homme peut se mettre à boire parce qu’il a le sentiment d’être un raté, puis s’enfoncer d’autant plus irrémédiablement dans l’échec qu’il s’est mis à boire. C’est un peu ce qui arrive à la langue anglaise. » Poète, il parle par métaphore afin d’éclairer les esprits. Saint Thomas conseillait : « Il est plus beau d’éclairer que de briller. » Sans doute est-ce là un précepte que George Orwell s’est attaché à suivre, assumant de n’être que l’humble passeur d’une connaissance qui le dépasse.
C’est plein d’optimisme qu’il poursuit : « [L’écriture] devient laide et imprécise parce que notre pensée est stupide, mais ce relâchement constitue à son tour une puissante incitation à penser stupidement. Pourtant ce processus n’est pas irréversible. » À nous d’être « l’action consciente d’une minorité ». Contrairement à Simone Weil qui se dit prête à instaurer un Tribunal de la vérité et du mensonge, Orwell propose une autocorrection et une correction fraternelle pour clarifier et fonder la pensée. Voici les cinq conseils qu’il donne aux journalistes et politiques de son temps pour « désidéologiser » leurs discours :
- N’utilisez jamais une métaphore, une comparaison ou toute autre figure de rhétorique que vous avez déjà lue à maintes reprises.
- N’utilisez jamais un mot long si un autre, plus court, peut faire l’affaire.
- S’il est possible de supprimer un mot, n’hésitez jamais à le faire.
- N’utilisez jamais le mode passif si vous pouvez utiliser le mode actif.
- N’utilisez jamais une expression étrangère, un terme scientifique ou spécialisé si vous pouvez leur trouver un équivalent dans la langue de tous les jours.
- Enfreignez les règles ci-dessus plutôt que de commettre d’évidents barbarismes.