Slobodan Despot est connu du public français depuis la parution remarquée de son premier roman Le Miel (Gallimard), en 2014. Il honore la prestigieuse collection Blanche d’un nouveau roman, Le Rayon bleu, une plongée dans les eaux troubles de la France dotée du feu nucléaire, entre guerre froide et considérations actuelles.
L’arme atomique a changé la face du monde, mais elle a fort peu envahi la littérature. Elle revient comme une obsession chez Georges Bernanos, son ombre plane sur les derniers récits de guerre, mais on a trop peu osé s’en approcher. Comme s’il fallait être spécialement habilité, gradé de préférence, que cela ne concernait que les savants, les stratèges et les détenteurs de l’autorité suprême. Slobodan Despot a relevé le défi avec un talent immense, choisissant l’angle incident d’un roman pour plonger le lecteur dans une France secrète, celle du vertigineux « État profond » de la guerre froide. Tout commence avec un vieux téléphone qui, après des décennies, n’en finit plus de sonner dans le vide. Il est le symbole d’une tension qui a traversé les âges et qui, si elle peut sembler aujourd’hui apaisée, n’est cependant pas résolue. Vestige d’un passé qui persiste et qui est celui d’un monde capable de se détruire lui-même par le feu nucléaire, un monde qui ne tient qu’à un fil, une décision aux conséquences ineffables. C’est pourtant ce mystère effroyable, que l’on croit volontiers indicible, que Slobodan Despot nous mène à considérer et à se figurer, usant du détail glaçant autant que de l’ellipse angoissante.
Le narrateur, embourbé dans l’enquête officieuse sur le suicide suspect d’un haut fonctionnaire dont on l’a chargé, livre bien davantage que ses seules conclusions sur ce mystère banal. Voilà surtout, bien que l’investigation rythme l’ouvrage et maintienne le lecteur dans une tension permanente, un prétexte pour offrir un point de vue presque étranger, souvent désabusé et profondément troublé par ce qu’il découvre, sur une France dont la souveraineté décline, rongée de l’intérieur par son allié hégémonique. Herbert de Lesmures, militaire de cabinet dont le cadavre est au centre de l’intrigue, est le symbole de la vieille garde des militaires de bonnes familles toujours fidèle au drapeau. Race déclassée, dépassée… en racontant la mort de cet homme influent mais peut-être trop insoumis, Slobodan Despot nous rappelle aussi que si la guerre froide n’a pas éclaté, elle n’en a pas moins reconfiguré le monde et changé le visage de la France.
On connaît d’ailleurs l’auteur pour la pertinence de son analyse des enjeux géopolitiques contemporains. Néanmoins, ce roman n’est en aucun cas un livre aux allures militantes. Il s’agit d’une fiction manifestement éclairée et nourrie par une lucidité certaine. Nombreuses sont les lignes qui suggèrent le regret d’une ère révolue : le charme passé d’une vieille France qui s’évapore avec son indépendance, son panache et son idéal. Le Rayon bleu raconte, aussi, une transition malheureuse aux accents de vérité très prononcés entre le monde des puissances qui se mesuraient front contre front, et celui de la puissance, presque banalisée, subtilisée par les tentacules d’outre-Atlantique à l’issue d’un immense jeu de dupes.
La profondeur du regard du narrateur rend l’ouvrage saisissant : sans jamais écraser le lecteur sous des descriptions interminables, il perçoit le détail qui suffit à rendre le tableau parfait dans l’imagination du lecteur. Du mystérieux pouvoir d’attraction des filles de bonne famille à l’atmosphère suffocante d’un sous-marin nucléaire, tout est présenté dans une langue dépouillée, sans préciosité. Le Rayon bleu est un roman viril, sans effusion, mais certainement pas brut. L’auteur balade le lecteur dans l’inconfort des eaux troubles d’une insoluble enquête, mais jamais ne commet l’erreur de le faire décrocher. C’est dans les dernières pages, comme une ascension, qu’il révèle toute sa portée, lorsque la puissance des visions offertes oblige le lecteur à s’interroger en philosophe sur l’arme ultime et sa signification pour l’humanité, hier comme aujourd’hui. L’ouvrage ébranle donc, comme une réplique de la guerre froide dont nous sommes supposés être sortis, les consciences tranquilles d’un monde que l’on voudrait croire apaisé, et qui ne l’est que parce que quelques âmes brûlées jusqu’à la mort dans les affres de la haute politique y veillent.
Que l’on considère Slobodan Despot comme un éditeur suisse ou un écrivain serbe, il suggère en tout cas qu’en matière de littérature aussi, le salut vient de l’Est. Car il signe là un roman qui honore notre langue autant qu’une certaine idée de la France, sans jamais sombrer dans la vulgarité des œuvres à demi engagées, des romans à message qui oublient d’être des romans, ou des romans sans prétention qui oublient d’être de la littérature. Le Rayon bleu fait ainsi figure d’oeuvre pleinement littéraire.