Roger Nimier demeure prisonnier d’un statut d’icône dans l’esprit de nombreux lecteurs. La description de son portrait permet de mesurer l’écart de dignité entre son œuvre et sa légende racoleuse.
Au fait, est-ce véritablement un visage d’écrivain ? Ne serait-ce pas plutôt celui d’un comédien de cinéma ? Avec cette bouille de chérubin plantée sur ce corps de gaillard, il en aurait l’allure. Quoiqu’il en soit, ce qui est certain, c’est qu’il ne porte sur sa face aucune des rides caractéristiques de la littérature. Pourtant les bouquinistes sont formels : ce garçon a bien été publié, autrefois. Ne vous fiez pas à son absence des manuels scolaires, disent-ils, ce Nimier a eu droit à son heure de gloire. Certains prétendent même qu’il aurait été adoubé par de vieux écrivains ridés…
Il a l’air si distant que c’en est intimidant. Sa figure se refuse à la vue, et certains de ses traits semblent avoir été dessinés exprès pour produire cette impression d’évanescence. C’est cela ; ses pommettes et ses lèvres sont pareilles aux phrases de ses romans, ce sont les traits d’une esquisse. Nimier a la physionomie aussi inachevée qu’imposante, un faciès en suspens, suspendu au temps qui veut l’emporter et l’estomper dans sa marche. Du hussard, il a le bleu de l’iris mais pas l’expression du regard. Pris entre quatre rangées de cils délicatement courbés, à la limite de la féminité, ce regard clair, fragile, suggère davantage les écorchures existentielles d’un Malentraide que l’effronterie d’un Sanders. Les yeux font comme mentir la raideur de la mâchoire et du menton ; il en émane de la douceur. Paradoxalement, les sourcils au-dessus, fournis et bruns, ciselés et pointus, impriment à l’ensemble du visage un relief de dédain. Le nez, pour sa part, avec ses rondeurs poupines, bien dodu comme il faut, y ajoute un zeste de malice. L’étroitesse de sa bouche signe définitivement son mépris des palabres et du genre humain. Il ne sourit pas, ou peu. Perdu ici-bas, ses yeux scrutent l’envers du décor qui lui tient lieu de réalité et en transpercent le voile. Il se prépare sereinement à son assomption. Il rejoindra là-haut le Cardinal de Retz et Saint-Simon. En attendant, il préfère rester spectral, bien que ce soit classique et arrogant.
S’il a l’air à ce point distant, c’est parce qu’il a l’air ailleurs. Probablement vient-il d’ailleurs. Cela expliquerait cet écart infranchissable entre nous. Mais pas ce spleen au fond des pupilles… Aussi, hasardons une interprétation : Nimier a toujours su, ou du moins pressenti, qu’il connaîtrait une fin tragique. Ceux qui ont lu les Enfants tristes le savent, lui-même est allé jusqu’à prédire, pour ne pas dire prophétiser, les circonstances de sa mort. Il n’en a pourtant pas réchappé. C’est à la fois l’essence même de la tragédie et son plus haut degré – quand, dans l’urgence de se savoir condamné, celui qui en est l’acteur principal semble hâter son propre trépas, de telle sorte que l’on n’arrive pas à savoir s’il concrétise ou s’il devance l’irrémédiable. Sans doute l’angoisse que révèle son regard provient de cette intuition morbide.
Ressort de son visage toute l’ambiguïté du personnage. Derrière la réputation de flambeur flamboyant qu’on lui prête (et que lui-même prenait plaisir à alimenter) se trouve un individu foncièrement grave, tout à fait sérieux. Les voitures, la vitesse, les femmes, tous ces artifices étaient pour lui tant de leurres destinés à occulter sa nature véritable. Malheur à tous ceux, et ils forment encore aujourd’hui un courant majoritaire, qui se fient à ce vernis et ces effets de manche pour forger leur jugement. Probablement jamais n’entreverront-ils le vrai Nimier, l’authentique, le méditatif, le fabuliste sensible et intelligent. Il faudrait pour cela qu’ils lisent à rebours des clichés, qu’ils cherchent les aphorismes derrière les bons mots, et découvrent entre les traits de l’esquisse la profondeur des vides… Il importerait qu’ils ne considèrent pas les seules apparences, mais encore et surtout qu’ils fassent l’effort de les déchiffrer. La plupart des détracteurs de Nimier pèchent par ce qu’ils lui reprochent : la superficialité. Ceci étant, force est de reconnaître que beaucoup de ses adeptes ne valent guère mieux, dans la mesure où leur goût se fonde sur le même stéréotype.
D’aucun n’est jamais aussi incompris que lorsque les gens croient le comprendre. Tout compte fait, le plus grand drame ne tient ni à la vie ni à la mort de Nimier mais à sa postérité. Son nom est aujourd’hui engoncé dans une définition qui ne lui sied pas, celle de l’écrivain de droite. Réduire Nimier à ce syntagme, c’est négliger que toute son entreprise artistique vise au contraire à invalider le concept de littérature engagée. Accorder du crédit à cette définition c’est oublier que si Nimier vilipendait Jean-Paul Sartre, ce n’est pas tant parce que celui-ci était proche du Parti Communiste que parce qu’il entendait, par son influence morale, ériger l’engagement en critère absolu de la qualité d’une œuvre d’art. Considérer le travail de Nimier à travers le seul prisme de ses idées plutôt que celui de son style, le qualifier à la va-vite, par paresse, d’écrivain de droite, cela revient précisément à donner raison au bigleux du Flore et à ses abominables émules. Ô tristesse !
S’il avait publié plus de livres et s’il avait été plus laid, moins propret, s’il était décédé moins jeune et de façon moins spectaculaire, il est probable que Nimier n’eût pas laissé dans les mémoires cette image de frivolité ridicule. Toutefois, la fatalité étant ce qu’elle est, il faut se rendre à l’évidence : dans les annales de la littérature, il restera un second couteau, ou du moins, pour employer un terme moins abrupte, un écrivain mineur. Tant pis, c’est ainsi. Mais s’il n’est pas de la trempe d’un Cervantès ou d’un Balzac, il est néanmoins de celle de ces excellents romanciers qui méritent d’être lus par un petit nombre de fidèles et d’initiés.
Ironie du sort, dans un entretien accordé à Louis Pauwels en 1961, Louis-Ferdinand Céline tint cette réplique cinglante : « Quand vous voyez les accidents automobiles arriver, ne croyez pas qu’ils soient tous involontaires. Y’a là-dedans des vicieux, y’a des gens qui vont vraiment dans l’arbre. Evidemment, le bonhomme ne monte en pas en auto en se disant « je vais me précipiter contre un troène ! », mais l’envie est là… ». Comble de l’ironie, cet entretien, Céline l’avait accordé suite aux recommandations répétées de Nimier, son nouvel éditeur et ami. 1961, c’est un an à peine avant la funeste embardée en Aston Martin qui ôtera au prodige son dernier souffle.