François Hourmant : « Il y a chez François Mitterrand un lien fusionnel, entre la géographie et la littérature »

François Hourmant est maître de conférences en science politique à l’Université d’Angers et membre du Centre Jean Bodin. Il a publié notamment François Mitterrand, le pouvoir et la plume (Paris, Puf, 2010) et travaille également sur la question de l’engagement des intellectuels en France (Le désenchantement des clercs, Rennes, Pur, 1997 ; Au pays de l’Avenir Radieux, Paris, Aubier, 2000 et, à paraître, Les Années Mao en France. 1966-1976, Paris, Odile Jacob).
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PHILITT : Le premier chapitre de la biographie de François Mitterrand par Michel Winock s’intitule « un enfant barrèsien ». Maurice Barrès a-t-il réellement joué un rôle central dans la formation intellectuelle du premier président socialiste de la Vème république ? Et plus généralement quels sont les auteurs qui le façonnèrent intellectuellement dans sa jeunesse ?
Maurice Barrès
Maurice Barrès

François Hourmant : Maurice Barrès est une référence incontournable dans le monde intellectuel à la fin du XIXe siècle et au cours de la première moitié du XXe siècle. Maitre à penser pour beaucoup, celui qui fut surnommé le « prince de la jeunesse » a inspiré comme styliste nombre d’écrivains à l’instar de Montherlant ou Aragon. François Mitterrand n’a pas échappé à cette influence. Vers 16 ou 17 ans, il découvre son œuvre. S’il répudie les choix politiques de Barrès, il reconnait son admiration pour ses talents d’écrivain. Il salue en particulier La Colline inspirée qu’il considère comme un chef d’œuvre. Par ailleurs, il retrouve dans l’œuvre de Barrès de nombreux thèmes (la terre, la géographie physique et à l’enracinement) qui font échos à ses préoccupations. Mais plus que Barrès, le panthéon de jeunesse de François Mitterrand reste Châteaubriand pour les Mémoires d’Outre Tombe, Tolstoï pour Guerre et Paix et enfin La Porte étroite de Gide. On voit déjà l’éclectisme de ses lectures qui ira se confirmant au fil du temps.

Les écrivains de sa Charente natale comme Jacques Chardonne n’ont jamais quitté François Mitterrand. Peut-on dire que sa passion pour la littérature est intimement liée à un amour charnel de la géographie française ?

Il y a chez François Mitterrand un lien étroit, presque fusionnel, entre la géographie et la littérature. La passion mitterrandienne pour les visages de la France se superpose à celle qui l’étreint pour ses écrivains. Toute sa vie elle-même est tissée par cet entrelacement : Chardonne et la Charente (où François Mitterrand naquit et est enterré, à Jarnac), Mauriac et les Landes (ou François Mitterrand rencontra Anne Pingeot à Hossegor et où longtemps il se réfugia pour écrire, à Latche), Jules Renard et le nivernais (fief politique de François Mitterrand qui y fut élu député dès 1946). Dans ses Letres à Anne publiées récemment ainsi que dans son Journal pour Anne, se lit avec acuité cette osmose de la géographie et de la littérature : les paysages, les lieux, les terroirs sont associés aux écrivains qui y vivaient. Chaque voyage subit cette médiation littéraire et devient prétexte pour faire un détour par la maison de Colette, la commune du nivernais ou Jules Renard exerçait des fonctions politiques au sein du conseil municipal, le village natal d’Alain Fournier.

Au-delà de cette dimension régionaliste et enracinée, François Mitterrand avait-il également le goût de la littérature étrangère ?

Dino Buzzati
Dino Buzzati

Insatiable lecteur, François Mitterrand a pour caractéristique de n’être pas figé aux contours de la France, bien au contraire. Son intérêt le porte vers les auteurs des pays voisins (Jünger ou Buzatti par exemple) amis aussi russes (Tolstoï ou Tchekhov) sans négliger tous les auteurs latino-américians comme Gabriel Garcia-Marquez ou Carlos Fuentes, des auteurs qui le soutiendront lors de l’élection présidentielle de 1981 et qu’il invitera d’ailleurs à l’Elysée une fois élu.

De Gaulle et Mitterrand se vouaient une haine politique implacable mais sait-on si les deux hommes se lisaient ? 

Si on peut imaginer que De Gaulle ait lu le Coup d’Etat permanent, François Mitterrand ne pouvait ignorer les écrits de son rival comme l’atteste cette formule : « La personnalité du général de Gaulle est riche de tant d’attraits qu’elle survivra à son œuvre, finalement assez mince » écrivait Mitterrand. On ne sait s’il évoquait ici l’œuvre politique ou littéraire de De Gaulle mais on constate le style lapidaire mitterrandien, un sens certain de la formule « assassine ».

La vie de François Mitterrand a toujours été marquée par la tension entre l’action politique qui s’inscrit trop souvent dans le court terme et l’écriture marquée par le temps long. Comment surmonta-t-il les contradictions entre ces deux fonctions ?

Le temps de l’action politique est en effet le plus souvent celui de l’immédiateté, du court et du moyen terme, quand celui de l’écriture (et de la réflexion) est présumé requérir l’inscription dans la durée. Cette antinomie explique pour une part le fait que les livres des acteurs politiques sont le plus souvent élaborés lorsqu’ils sont éloignés du pouvoir, dans l’opposition. La traversée du désert est propice à ce labeur. La publication d’un livre vient d’ailleurs grandir le candidat lors de son retour dans l’arène politique en attestant son aptitude à prendre du recul et de la hauteur, éventuellement en transformant une défaite politique en démarche volontaire et productive. Ce fut le cas pour François Mitterrand en 1964 lorsqu’il publie son pamphlet contre De Gaulle, Le Coup d’Etat permanent. Cet essai, bref et incisif, salué favorablement à sa sortie, le pose en rival gaullien et légitime sa future candidature à l’élection présidentielle de 1965. La médiation littéraire favorise ici ses ambitions politiques. Par ailleurs, cette dichotomie entre action et réflexion a été partiellement levée par François Mitterrand à travers le genre littéraire privilégié. En effet, si l’on scrute de plus près les publications de l’ancien président, on constate que certains de ses livres, parmi les plus célèbres (Ma part de vérité, La paille et le grain, L’abeille et l’architecte) sont souvent constitués de chroniques écrites pour divers journaux (le plus souvent pour l’Unité, l’organe du Parti socialiste, parfois pour Le Monde), éventuellement additionnées de contributions originales. Ces formes brèves de quelques pages (entre chronique et journal) sont des textes de circonstances qui épousent les méandres de l’actualité politique nationale ou internationale. Regroupées et complétées, ces écrits acquièrent, par la magie du livre, une dimension littéraire qui consacre François Mitterrand en auteur.

Une fois à l’Elysée, peut-on dire que le président socialiste a instrumentalisé le monde des lettres et de la culture dont il était si proche ?

Portrait officiel de François Mitterrand
Portrait officiel de François Mitterrand

Il est toujours difficile de faire la part entre ce qui relève de la sincérité et de l’instrumentalisation stratégique. On ne peut à cet égard exclure chez François Mitterrand, souvent surnommé le « Florentin » pour ses qualités machiavéliennes, une volonté d’user de ce capital symbolique comme ressource politique, à la fois comme prétendant puis comme président. Mais cet éventuel usage politique des lettres entrait en synergie avec sa passion pour la littérature, entendue ici au sens large : passion pour les livres (François Mitterrand était un grand lecteur, comme l’atteste son portrait officiel, mais aussi un bibliophile qui collectionnait les éditions rares ou originales, visitaient régulièrement les librairies) comme pour les écrivains qu’il admirait, fréquentait (Sagan, Duras, Guimard…) invitait régulièrement une fois à l’Elysée ou visitait comme Cioran, Michel Tournier ou Ernst Jünger. Mais cette passion littéraire s’est aussi traduite par des gestes forts sur le plan politique. La loi Lang sur le prix unique du livre est l’une des premières mesures adoptées par les socialistes dès leur arrivée au pouvoir au cœur de l’été 1981. Suivront d’autres mesures phares comme  l’augmentation du budget de la culture,  la volonté de doubler la surface des bibliothèques publiques, les politiques de lutte contre l’illettrisme, les campagnes en faveur de la lecture. Enfin, difficile d’ignorer la politique des grands travaux mitterrandiens qui accorde la part belle à la culture et à sa démocratisation : opéra Bastille, pyramide du Louvre et surtout ce qui peut être considéré comme la mausolée mitterrandien, la Grande Bibliothèque de France rebaptisée bibliothèque François Mitterrand. À travers la symbolique lettrée, il est évident que François Mitterrand s’est efforcé de travailler cette posture de président hommes de lettres, convoquant une forme de grandeur littéraire qui, calquée sur celle du général de Gaulle, concourt à construire la majesté politique en France.