Directeur de la Fondation Napoléon, Thierry Lentz est historien, auteur de nombreux ouvrages qui font référence parmi lesquels Le grand Consulat et Savary, le séide de Napoléon (Fayard), ainsi qu’une biographie du frère aîné de Napoléon, Joseph Bonaparte (Perrin). Il revient dans cet entretien sur la découverte en 2005 du manuscrit original du Mémorial de Sainte-Hélène publié le 5 octobre dernier chez Perrin. Une nouvelle version qu’il a commenté avec d’autres chercheurs de la Fondation Napoléon.
PHILITT : Qui est Las Cases, l’auteur du Mémorial de Sainte-Hélène et quelle est sa place pendant l’exil auprès de Napoléon ?
Thierry Lentz : Emmanuel de Las Cases est un personnage à la fois surprenant et attachant. Émigré pendant la Révolution (il était marquis d’Ancien Régime), il a servi à l’armée de Condé et a bien failli participer à l’expédition de Quiberon (1795) de laquelle peu de combattants royalistes sont revenus. Rentré en France sous le Consulat, il put, grâce à Joséphine, devenir chambellan puis maître des requêtes au Conseil d’État. Il devint même conseiller d’État de plein exercice pendant les Cent-Jours. De service auprès de l’empereur et parfaitement bilingue français-anglais, il put le suivre à Sainte-Hélène où il prit nombre de notes qui devaient constituer ce que lui-même appela « les Mémoires de Napoléon ». Son manuscrit était fin prêt lorsqu’il fut expulsé de l’île, fin 1816. Mais les Anglais lui confisquèrent tous ses papiers. Dans des circonstances que nous détaillons dans la préface de sa publication, les Britanniques prirent une copie de son journal. C’est cette copie que nous éditons chez Perrin.
Quelle fut la portée du Mémorial à sa sortie en 1823 ?
Le retentissement de la publication du Mémorial fut immense, même si, dès l’origine, beaucoup émirent des doutes sur le fait que Napoléon ait donné autant d’heures de son temps à ses conversations avec Las Cases. La simple étude de son emploi du temps, qui est parfaitement connu, en fait en effet douter… Ceci étant, il était impossible de trancher jusqu’à la découverte de cette copie du manuscrit.
Pouvez-vous nous évoquer les circonstances de la découverte de ce manuscrit original retrouvé récemment ?
Le manuscrit a été tout simplement « découvert » en 2005 dans les inventaires du fonds Bathurst de la British Library à Londres. Bathurst était le ministre de la Guerre et des Colonies pendant la captivité de Napoléon. C’est lui qui avait demandé que les papiers Las Cases soient recopiés. Il n’y a aucune raison que le copiste anglais ait revu à son aise un document aussi important, d’autant qu’ils furent sans doute plusieurs à copier. Il a suffi d’obtenir l’autorisation des descendants de Bathurst et de s’armer de courage pour recopier les près de 1.000 pages disponibles. Le manuscrit est décrit, son authenticité montrée et son contenu révélé dans notre publication.
En quoi cette découverte est-elle majeure pour la connaissance de Napoléon et de son époque ?
Le manuscrit de la British Library est assez sensiblement différent du Mémorial tel qu’il a été publié par Las Cases. Sa publication ne pourra évidemment pas remettre en cause l’importance politique réelle de l’ouvrage tout au long du XIXe siècle, comme socle de la doctrine bonapartiste. On peut même dire que le ton général et l’objectif politique final du Mémorial n’est pas altéré : Napoléon s’y présente bien comme libéral et en butte aux oppositions des « réactionnaires ». Mais la publication du manuscrit permet cependant de mieux évaluer ce qui y relevait du reportage sur le vif –ce qu’a toujours revendiqué Las Cases – et de la recomposition ou des ajouts postérieurs – ce que les historiens ont toujours supputé. Ajoutons-y encore un intérêt historiographique qui n’est pas mineur : on se fera désormais une meilleure idée de la fiabilité et la sincérité historiques du texte publié, notamment – mais pas seulement – pour ce qui concerne la spontanéité et, dans une certaine mesure, l’authenticité des longues citations et des considérations attribuées par Las Cases à Napoléon. Pour être plus clair, on pourrait dire que les citations qui figurent dans le manuscrit sont « de première main », tandis que pour celles qui furent ajoutées dans les versions imprimées, on est en droit de s’interroger : sont-elles vraiment de Napoléon ou ont-elles été recomposées après-coup par l’auteur du Mémorial ? Tous ces éléments et différences sont bien sûr signalés et notés tout au long de notre publication.