On apprenait récemment que des New-Yorkais avaient lancé une pétition pour faire retirer du Metropolitain Museum of Art une toile de Balthus, Thérèse rêvant. Évoquant « l’image romantique d’une enfant érotisée », leur pétition semble pourtant rater sa cible.
C’est que l’on peut dire bien des choses de la peinture de Balthus (de son vrai nom Balthasar Klossowski de Rola), mais « romantique », non, vraiment, c’était manquer ce qu’a de profondément romanesque l’intelligence des désirs adolescents qui s’y révèle. Balthus est en effet l’un des derniers grands peintres de la civilisation bourgeoise européenne, celle du monde d’avant, de Proust et de Visconti – de Rainer Maria Rilke bien sûr, l’ami de la famille qui guida les premiers pas de l’artiste : un pays disparu, avec ses intérieurs sombres et ses grandes maisons de pierre, ses meubles anciens et ses tapis épais, ses enfants calmes et bien peignés s’adonnant à la lecture et aux jeux de cartes dans un engourdissement qu’il a su rendre comme nul autre, par les moyens de l’art.
Rien de romantique donc, ni de poétique, ou si peu, dans la peinture de Balthus : plutôt une épaisseur du temps, une lenteur qui fut celle du grand réalisme romanesque qui parcourt la littérature européenne, en gros, de Balzac à Thomas Mann, et dont le chantre fut, du côté de la philosophie, Georg Lukacs. Pour l’exprimer, il fallait bien sûr une technique irréprochable, et la sienne le fut, superlativement. Peintre figuratif alors que la figuration semblait vouée aux poubelles de l’Histoire, fidèle servant du métier jusqu’à sa mort, en 2001, ayant traversé un siècle qui avait fait du refus de la maîtrise le signe d’une émancipation supérieure de l’artiste, il avait effectivement tout pour déplaire à son temps.
Sous les jupes des jeunes filles en fleur
Encore cela n’était-il rien ! Pas suffisant du moins pour justifier les attaques récurrentes à son endroit, et dont on sait bien qu’elles ne pourront que s’intensifier dans un futur proche. La polémique autour de Thérèse rêvant résume à la fois la pédophilie sublimée de notre époque, son idolâtrie de l’enfant sacralisé, et la haine de l’érotisme étudié, vrai, de Balthus. Qui parmi les apprentis censeurs de la toile pourra pourtant nier avoir connu le moindre désir érotique vers l’âge de onze ou douze ans ? À la honte qu’ils en ressentent sans doute, ils préfèrent répondre en accusant un artiste, l’un des seuls à s’être montré capable d’exprimer cet âge si difficile à saisir, et dont le Chérubin de Beaumarchais, Mozart et Da Ponte demeure l’une des rares figures achevées de l’imaginaire occidental.
On trouve en effet, chez les jeunes gens peints par Balthus, la circulation du désir de leur âge, bien davantage que celui d’un adulte pour des petites filles et de jeunes garçons. Que l’homme Balthus ait pu le ressentir, qu’importe : l’essentiel était que son art fut capable de convoquer à loisir le trouble qu’il avait ressenti dans ses jeunes années, à ce temps où l’éros est plus souvent un horizon inconnu et attirant qu’une expérience, et qu’il ait trouvé en lui les ressources créatrices pour le traduire dans ses toiles.
Le paradoxe est que notre époque juge ces désirs inacceptables, alors même qu’elle élève ses propres enfants en les confiant dès leur plus jeune âge à une télévision dont les héros (avec Cindy des Anges de la téléréalité 12, celle qui trompe Kevin des Chtis à Cancun avec Mahmoud des Marseillais à Bali, etc.) leur montrent dès huit ans comment s’aimer, s’habiller et se maquiller avec le bon goût que l’on sait. Face à cette intense et véridique pédophilie de notre société, les jeunes gens bien coiffés et bien habillés de Balthus paraissent étrangement sages. Leurs émois n’en sont, au choix, que plus troublants ou plus insupportables par ce qu’ils révèlent des nôtres, en creux.
Le rêve d’une chose
Car, à la pornographie criarde de la conception contemporaine de l’enfant, à ses bruits, à ses réseaux sociaux, à sa « musique », les jeunes gens des toiles de Balthus n’opposent pas seulement leurs jeux silencieux, ni le calme d’une peinture aux tons rompus, à la lumière éternellement obscurcie. Bien souvent, ils rêvent.
Oui, la peinture de Balthus est aussi celle, heureuse, du sommeil et de la sieste, du repos et d’un abandon qui n’est pas celui qui suit l’acte charnel, mais plutôt, en lui-même, un repli voluptueux sur soi, en un refuge inatteignable. Et, spectateurs qui passons devant ces toiles, nous sommes inlassablement curieux de cette vie intérieure qui pour toujours nous échappe, nous laissant à notre perplexité, celle de ne jamais savoir à quoi ils rêvent, Thérèse et tous les autres.
Les brefs rapports de Balthus avec le surréalisme semblent d’ailleurs, à ce sujet, plus tenir du malentendu que d’autre chose. Rien de transgressif ni de « révolutionnaire » en effet dans les rêves ses jeunes héros. Rien de poétique, là encore. Plutôt l’exil intérieur, la fuite éminemment romanesque hors d’un monde dont la laideur allait bientôt tout recouvrir, et interdire que l’on conserve jusqu’au souvenir de la beauté d’avant.
Le moralisme revanchard 2.0 ne pouvait donc qu’haïr intensément un tel artiste, son œuvre, sa manière et son imaginaire. Aussi ne nous y trompons pas : l’assaut a manqué pour cette fois (puisque le musée de New York a refusé de retirer la toile de Thérèse rêvant), mais il y en aura d’autres. Nulle victoire à célébrer en ce jour, seulement un sursis.
Car une peinture déployant un tel brio technique, un tel sens du romanesque, une haute culture bourgeoise, l’expression intense de désirs juvéniles sans vulgarité, l’aspiration enfin au rêve et au calme ne peut que susciter la détestation sans fard de notre temps. En quoi ce dernier n’a pas tort et, s’il s’y prend mal, ne se trompe pas d’ennemi : Balthus, notre Commandeur, est un des derniers grands juges de son infinie laideur.