À l’occasion du centenaire de la mort d’Edgar Degas (1834-1917), le musée d’Orsay lui rend hommage avec une exposition qui se termine le 25 février. Elle a pour fil conducteur l’ouvrage méconnu Degas Danse Dessin de l’écrivain Paul Valéry (1871-1945). La commissaire de l’exposition Marine Kisiel répond à nos questions.
PHILITT : Paul Valéry a 25 quand il rencontre Degas en 1896 qui a, lui, déjà 62 ans. Quelle est la nature du lien qui se crée entre les deux hommes et qui durera jusqu’à la fin de la vie du peintre en 1917 ?
Marine Kisiel : Ce lien peut être appréhendé par un certain nombre de témoignages. On peut bien parler de véritable amitié entre les deux hommes, malgré la réputation de Degas qui nous le décrit comme un homme bourru, misogyne voire misanthrope. À cela, on peut ajouter l’immense admiration de Paul Valéry envers Degas, comme nous le laisse voir son livre Degas Danse Dessin. Au début de l’exposition nous exposons les télégrammes envoyés par Degas à Valéry. C’est charmant de voir cette prose brève mais très sensible entre les deux hommes. Le peintre écrit ainsi : « Mon cher ange, voulez-vous venir dîner ce soir avec un vieillard de 72 ans que la sculpture isole et abrège ? » Ces écrits révèlent toute la proximité entre ces deux hommes.
La petite danseuse de 14 ans, sculpture emblématique de Degas, a fait scandale comme d’autres de ses œuvres. Qu’est-ce qui choque tant alors dans la modernité de Degas ?
Ce qui choque en premier lieu à cette époque dans cette sculpture, c’est son hyper réalisme. Un vrai tutu, un vrai corset, de vraies chaussons de ballerines… Cela frappe les esprits. L’hyperréalisme se double d’une approche particulière du visage dans lequel les contemporains ont vu « un museau populacier » ou « une figure simiesque », presque un masque qui évoque les physionomies criminelles dans un siècle passionné par la physiognomonie et par la manière dont les visages et les corps montrent l’origine sociale. Et enfin, ce qui n’échappe à aucun de nos contemporains, et ce qu’ont également perçu les gens de l’époque, c’est que moins, qu’une figure de la grâce, cette ballerine évoque davantage une figure de la misère. Ces jeunes danseuses étaient en effet des travailleuses aux corps ployés. Des jeunes femmes que certains hommes en habits noirs attendaient dans les coulisses pour profiter d’autres charmes… Cette sculpture résume cela, et exposée ainsi en plein milieu d’une exposition artistique, elle pouvait alors choquer le bourgeois.
Pour un homme notoirement misogyne, Degas reste pourtant dans son travail fasciné par le corps des femmes. La femme n’est-elle pour lui qu’un prétexte pour rendre compte du mouvement, fil rouge de l’ensemble de son oeuvre ?
Dire que Degas était assurément misogyne, c’est beaucoup s’avancer selon moi. C’est effectivement une façade importante de la perception que l’on a de cet artiste mais je crois qu’elle est, sur certains points, caricaturale. Il a connu des amours de jeunesse, de grandes amitiés avec des femmes de son âge dans les cercles Halévy, Breguet et Rouart. Pour cela, rien n’est aussi noir et blanc que ce qu’on laisse entendre. Enfin, pour les danseuses, Degas ne semble pas avoir un regard ou même de gestes déplacés pour celles qu’il appelait « mes petites filles ». Elles lui manifestaient même une certaine affection. Et, enfin, Degas représente toujours le mouvement, celui de la vie, du corps, qu’il va chercher aussi bien sur la danseuse que chez le pur-sang. C’est vrai, Valéry évoque pour Degas « des corps féminins spécialisés », mais je ne crois pas que son regard soit dégradant car ce regard qu’il a posé sur des corps de femmes, il l’a posé aussi sur des corps masculins, moins nombreux cependant. On est donc moins dans la brutalité envers le corps féminin que dans un regard esthétique qui capte un de ces élans du siècle, cette passion de la représentation du mouvement, voire de sa décomposition par le travail photographique par exemple puis de sa recomposition.
« La jeune ballerine est à la fois corrompue comme un vieux diplomate, naïve comme un bon sauvage ; à 12 ou 13 ans, elle en remontrerait aux plus grandes courtisanes », écrit Théophile Gautier dans son roman Les deux étoiles (1848). Qu’est-ce qui explique cette vision si sombre des danseuses dans la seconde moitié du XIXe siècle ? Est-ce cette supposée dépravation qui attire aussi Degas vers cet univers ?
Non, ce n’est pas la dépravation qui intéresse Degas. C’est un homme qui évolue depuis sa plus tendre enfance dans des univers où la musique a une importance majeure. Il vient d’un monde où on aime jouer et chanter de la musique dans l’intimité. Il fréquente l’opéra très jeune. Il a donc une sensibilité particulière pour cet univers. Il est vrai qu’il s’est intéressé à cet univers musical de manière très complète, puisqu’il est allé dans les salles de répétition et qu’il a représenté la coulisse… Mais à aucun moment il ne représente la dépravation. En revanche, puisqu’il s’intéresse à cet univers de manière très complète, il s’approche des danseuses dont il regarde le mouvement, le corps et la beauté comme l’effort. Il ne cherche pas à fermer les yeux sur certaines réalités. C’est aussi là son point de vue impressionniste : il montre, par des désaxements, des plongées, tant la scène que la coulisse. Et dans la coulisse, on sait qu’il se passe des choses moins nobles et gracieuses que sur scène. Son regard ne va pas vers la dépravation. C’est essentiellement un regard fasciné qui, au lieu de sélectionner, montre avec intérêt la réalité la plus concrète et la plus totale. C’est cet aspect qui a frappé son temps.
Paul Valéry attendra 20 ans après la mort de Degas pour publier son livre hommage Degas Danse Dessin. Quel éclairage apporte cet ouvrage apporte-t-il sur le génie de Degas ?
Dès ses premières rencontres avec Degas dans les années 1890, Paul Valéry forme le projet d’écrire à son propos. Il avait déjà évoqué dans ses carnets en 1898 ce projet. Toutefois, ce n’est que 20 ans après la mort de Degas qu’il publiera ce livre. Cette évocation est la rencontre de deux tempéraments géniaux ! C’est un Paul Valéry devenu à son tour un grand homme de la IIIe république qui regarde avec beaucoup de poésie, avec les yeux du jeune homme d’autrefois, le grand homme qu’était selon lui Edgar Degas. Valéry qui, toute sa vie, a été fasciné par les mécanismes de la pensée et qui s’interroge sur la création et sur ce que c’est que d’être un créateur. Il va trouver en Degas une personnalité lui permettant de répondre à ces questions. Degas Danse Dessin n’est cependant pas une biographie, c’est une vision fragmentaire et sagace d’un créateur. C’est aussi le Degas de Valéry, mais pas Degas tout entier. Ainsi parle-t-on peu de peinture dans ce livre. Degas y apparaît comme une sorte d’artiste fantastique dont tous les traits, ou presque, sont des traits d’esprit. Le trait du dessin et le trait d’esprit se rencontrent aussi sous la plume de Valéry, lui même dessinateur, et qui recherchait également cela chez ce peintre. Voilà ce qui intéresse l’écrivain : trouver l’étincelle qui crée la pensée plutôt que le simple esthétisme d’une œuvre. C’est pourquoi les thèmes de la danse et du cheval ont eu tant d’importance pour lui. Ils lui permettaient d’extrapoler ce qu’était la création chez Degas pour en faire cette oeuvre non seulement de représentation mais aussi d’évocation, telles des mathématiques appliquées au réel. En effet, pour Valéry le réel est un monde à déchiffrer.