Alors que les transhumanistes nous promettent un avenir où les inadaptés deviendront des « chimpanzés du futur », où l’imminence de la catastrophe nucléaire hante notre quotidien, les objets techniques semblent coloniser nos vies à grande vitesse. Comment penser la technique dès lors que la densité, la complexité et la puissance de ses artefacts va croissante, et que notre intimité est investie d’appareils qui médiatisent notre vie dans son entier ? À cette question, Günther Anders semble fournir de salutaires clefs de compréhension.
Günther Stern, qui choisit dans les années 30 le pseudonyme Anders (« l’autre », en allemand) pour masquer sa judéité, consacre ses jeunes années à l’élaboration d’une anthropologie philosophique dite « négative », où la liberté est la catégorie fondamentale de l’homme, « lâché » dans le monde. Mais bien vite, historicisant son anthropologie philosophique, Anders réalise que l’homme n’est plus entouré « d’abeilles, de crabes et de chimpanzés, mais de postes de radio et d’usines »1. Dès le début des années 1940, il bâtit une œuvre envisageant l’homme, non plus du point de vue de la nature, mais de la technique. Plus encore, il cherche à penser la technique alors même que l’homme, dont l’artificialité augmente, se dote des moyens de son propre anéantissement. Auschwitz puis Hiroshima présentifient la catastrophe et l’arme nucléaire ordonne l’avènement de la techno-science. L’objet de son maître livre, L’Obsolescence de l’homme, devient alors « l’état de l’âme à l’époque de la seconde révolution industrielle »2. Anders se demande à partir des années 1940 dans quelle mesure nous vivons l’époque historique qui réalise l’obsolescence de l’homme par la technique, mû par une certitude : « Le Sujet de la liberté et celui de la soumission sont intervertis ; les choses sont libres, c’est l’homme qui ne l’est pas. »3
L’essence de la technique moderne conduit au totalitarisme des appareils
Une profonde mutation anthropologique consacre la rupture analysée par Anders: l’on passe ainsi d’un homme évoluant sur fond naturel à un homme dont le topos n’est constitué que des artefacts qu’il a lui-même engendré. Ce tournant est provoqué par l’avènement de la technique moderne. Cette dernière est, selon Anders, le produit de trois révolutions industrielles. Sa vision de la révolution industrielle se distingue de l’historiographie traditionnelle. La première provient dès lors que l’on commence à « répéter le principe du machinique », c’est-à-dire à « produire à l’aide de machines d’autres machines ou, au moins des pièces de machine ». Les deux suivantes ne sont que des conséquences de ce moment fondamental où l’homme, qui est le père de la technique, a laissé les machines engendrer elles-mêmes d’autres machines. La rupture de la filiation est alors consommée, et de cette révolution nait une famille nouvelle de machines. Ainsi, désormais, « Toute marchandise, une fois acquise, exige l’achat de nouvelles marchandises pour rester utilisable » et, de là,« nos besoins ne sont désormais plus que l’empreinte ou la reproduction des besoins des marchandises elles-mêmes ».
Notre environnement et notre vie même sont meublés de machines. Celles-ci, non contentes d’être produites par d’autres machines, nécessitent sans cesse de nouvelles machines pour leur bon fonctionnement. Elles forment donc un réseau interdépendant, la mégamachine, qui tend à se développer de lui-même et ne nous permet plus de fonder des limites au fonctionnement de nos objets technologiques. Après 1958, Anders ne parle même plus de « famille » ou de « génération » de machines, mais bien de « volksgemeinschaft », qui est le terme par lequel les nazis nommaient la « communauté du peuple » unie par le sang et le sol. Cette communauté est autonome, et forme une « nation » nouvelle mue par un même rêve : « Le monde en tant que machine, c’est l’empire millénariste vers lequel se sont portés les rêves de toutes les machines, depuis la première. »6 C’est ainsi que s’instaure peu à peu pour Anders un totalitarisme des appareils. Par ailleurs, sa métaphore filée entre la mégamachine et le IIIe Reich n’est pas qu’un effet rhétorique car, pour lui, « la tendance au totalitarisme appartient à l’essence de la machine et provient originairement du domaine de la technique »7. La technique moderne ne peut donc être neutre, en tant qu’elle est totalitaire – car totalisante – par essence.
De là paraît nécessaire de poser les trois thèses matricielles de la philosophie de la technique qu’il développe dans L’Obsolescence de l’Homme, et voir : « que nous ne sommes pas de taille à nous mesurer à la perfection de nos produits ; que ce que nous produisons excède notre capacité de représentation et notre responsabilité ; et que nous ne croyons que ce qu’on nous autorise à croire – ou plutôt ce que nous devons croire, ou plutôt ce qu’il faut impérativement que nous croyions – ces trois thèses fondamentales sont malheureusement devenues, à l’évidence, plus actuelles et explosives qu’elles ne l’étaient alors, en raison des risques encourus par notre environnement dans le dernier quart de ce siècle. »8 La puissance des processus de la technique moderne est telle qu’ils éclipsent nos aptitudes à se figurer ou imaginer leurs conséquences, rendant caduque la responsabilité morale. Cette cécité voile toute action, assujettie à l’écart nouveau entre théorie et pratique. Dès lors, l’homme, ayant une « honte prométhéenne » de la perfection de ses créations, cherchera à combler l’écart entre lui et ses propres produits. De l’irresponsabilité le terreau d’un retournement: celui de la technique qui se pare des atours de la catastrophe. L’arme atomique consacre son imminence, l’histoire est devenue « délai ».
Le monde investi de la mégamachine tend en fait à fonctionner « comme un appareil ». Au fil de son œuvre, Anders décrit le passage d’une universalisation de la catégorie de « moyen » à un monde réduit à un « univers de moyens ». Le devenir-monde de la mégamachine est donc tout à la fois un devenir-machine du monde qui poursuit sa propre fin: la réalisation de son fonctionnement parfaitement autonome et ontologiquement supérieur. Cela n’a été rendu possible que parce-que nous avons renoncé à nous considérer comme les Sujets de l’histoire. Nous nous sommes détrônés au profit du seul autre Sujet possible de l’histoire, la technique, dont nous ne sommes que co-historiques.
Une technique déshumanisante
Pour Anders, un monde purement technicien comme la technocratie tend à devenir un « pays de cocagne »: une terre où tous nos besoins seraient comblés dans l’instant. L’héritage de son anthropologie philosophique fonde l’homme par sa capacité à créer son monde pour répondre aux nécessités du besoin. Dès lors, le devenir de l’âme dans une technocratie courant après la satiété est l’asservissement. Le temps et le monde s’étiolent dans ce pays de cocagne, où l’ennui règne en maître. Mais l’homme n’est pas immobile, car il reste soumis aux impératifs techniques de la production, sans cesse renouvelés, auxquels il est sommé de s’adapter. L’être-ensemble qui prime, c’est désormais l’être-avec les machines et les produits. Le prix à payer pour un monde confortable, c’est une dépendance absolue à la technique, de son mode d’être et sa fin. L’âme est gâtée par la technique. Néanmoins, c’est bien à un mouvement perpétuel que nous nous enchaînons, puisque le rythme imposé par la production est trop rapide pour notre humaine condition. Si l’homme biologique a accepté sa propre réification, c’est qu’il est à la traîne, constamment en décalage. Pourtant, il poursuit toujours plus avant une adaptation impossible, et se condamne, honteux, à ne jamais parvenir à une quelconque complétion.
L’idée d’adaptation hantera Anders dès la fin de la seconde guerre mondiale. Il l’extrait d’une critique radicale du paradigme cybernétique, qui pose le comportement adaptatif comme l’une de ses clef de voûte et qui fonde aussi l’autonomisation de la technique. Pour les premiers cybernéticiens, l’objectif est de réduire la différence ontologique constitutive de notre modernité entre l’homme, l’animal et la machine et les concevoir tous trois comme des systèmes au comportement adaptatif. Wiener, l’un des pères de la cybernétique, soutenait notamment que « La plupart des types de comportement sont identiques chez les machines et chez les organismes vivants. »9 En conséquence, le cerveau n’est plus qu’un mécanisme de commande permettant au système humain de s’adapter à son environnement. L’homme en tant que machine cybernétique est le premier système de contrôle. La cybernétique, qui naît officiellement en 1948, rencontre vite un immense succès et dépasse les sphères des sciences dure d’où elle voit le jour. Les premiers cybernéticiens prônent un recours à l’ingénierie humaine, ou « human engineering », pour placer le fonctionnement de la société sur les rails du progrès – l’administration efficace de l’information. Anders, lui, voit dans l’« human engineering » l’avènement d’un monde artificiel pulvérisant les limites de l’homme. Partant, l’outil principal de réalisation du programme cybernétique. Si la technique n’a déjà plus rien d’humaine, les sciences de l’ingénieur mais aussi la psychologie s’attèlent à transformer l’homme pour qu’il dépasse son imperfection originelle et enfin « soumettre sa nature physique »10 qui est désormais un poids mort.
Toute expérimentation physiotechnique sur les limites de l’homme réalise « la désertion et le passage dans le camp des instruments »11. Mus par la honte prométhéenne, les cybernéticiens concourent à réaliser le seul rêve de l’homme, celui de devenir une machine. Anders considère ainsi, à la suite de ce bouleversement cybernétique (qu’il nomme par ailleurs retournement tayloriste), que l’homme n’est plus l’agent autonome de ses outils. Il apparaît plutôt que la technique transcende son statut originel d’instrument. Notre condition bascule: l’homme devient l’objet – l’élément atomisé – d’un univers de machines de plus en plus autonomes, et marche vers sa déshumanisation. Là est la dialectique de la technique qui s’incarne dans les révolutions industrielles, où tout se transforme en moyen. La troisième révolution industrielle sacre la transmutation de l’homme en « matière première » et l’obsolescence du sujet rationnel qu’il a pu être. L’idéel technicien est de ne plus rien laisser d’inutilisable, et donc d’inutilisé.
Comme Anders l’assène au fil de sa critique de la technique, « le futur a déjà commencé »12. Et, plus encore, la technique fonctionne à partir de la fameuse loi de Gabor: « ce qui peut être fait doit l’être, inéluctablement »13. Si son mode d’être est l’expansion, il considère donc que le devenir-machine du monde est le programme que suit en toute logique la mégamachine. Mais, comme l’obsolescence frappe les capacités traditionnelles de notre entendement, nous sommes aveugles aux tendances déjà engagées. C’est pour cela que seule l’imagination permet désormais d’interpréter avec acuité l’orientation de l’époque. L’autonomie de la technique est, à cette aune, une hypothèse formulée par Anders qui cherche en fait à dessiller le regard que nous portons sur la technique et le devenir de notre humanité. Il cherche, par l’imagination et l’exagération, pour reprendre la formule de son principal traducteur en France Christophe David, à « scruter les entrailles »14 des machines pour susciter une réaction politique. Si Anders se fait l’augure d’une eschatologie vidée de toute substance religieuse, ce n’est que pour en appeler à une action radicale, fut-elle violente.
Notes
1L’Obsolescence de l’homme, tome I, p. 50, note 10.
2Sous-titre de l’O.H.
3O.H, p. 50.
4L’Obsolescence de l’homme, tome II, p. 15.
5O.H, I, p. 203, 204.
6Nous, fils d’Eichman, p. 83.
7O.H, II, p. 439.
8O.H, II, préface à la cinquième édition.
9Norbert Wiener, Arturo Rosenblueth et Julian Bigelow, « Comportement, but et téléologie », dans Sciences cognitives. Textes fondateurs (1943-1950), PUF, 1995, p. 50, cité par Erich Hörl, « The unadaptable fellow. Notes sur Günther Anders et la question de la cybernétique », Tumultes, vol. 28-29, no. 1, 2007, pp. 341-362.
10O.H, I, p. 55.
11O.H, I, p. 46.
12Avoir détruit Hiroshima, 1962, p. 51
13O.H, II, p. 17.
14Christophe David, « Günther Anders et la question de l’autonomie de la technique », Écologie & politique, vol. 32, no.1, 2006, pp. 179-196.