Denis Sureau est théologien et éditeur. Il édite la lettre d’information Chrétiens dans la Cité et vient de diriger la publication de l’œuvre de l’historien Augustin Cochin (1876-1916) pour les éditions Tallandier sous le titre La machine révolutionnaire. Il revient pour PHILITT sur cet auteur essentiel pour la compréhension du phénomène révolutionnaire et de la démocratie moderne.
PHILITT : Aujourd’hui méconnu, Augustin Cochin est un penseur essentiel à la compréhension de la Révolution. François Furet, dans Penser la Révolution française, écrit : « Tocqueville et Cochin sont les seuls historiens à proposer une conceptualisation rigoureuse de la Révolution française ». Quelle est l’originalité et la modernité de Cochin, et pourquoi est-il pourtant resté si méconnu contrairement au célèbre penseur de la démocratie américaine ?
Denis Sureau : Le juriste allemand Carl Schmitt s’étonnait qu’un monarchiste catholique ait été « le premier historien à aborder la Révolution par un questionnement sociologique ». Telle est bien la principale originalité d’Augustin Cochin : avoir tenté de comprendre le processus révolutionnaire en adoptant une démarche sociologique, tout en s’appuyant rigoureusement sur des sources sûres, tirées directement des archives qu’il dépouillait avec ses techniques d’archiviste-paléographe acquises à l’École des chartes. Pour lui, les événements ne s’expliquent pas par les intentions ou les représentations des acteurs ; ceux-ci sont d’ailleurs dépassés par les bouleversements qu’ils vivent et accompagnent tant bien que mal, au risque d’être broyés par eux. C’est pourquoi il refuse non seulement le complotisme de l’abbé Barruel avec sa « conspiration de mélodrame », mais aussi la démarche trop psychologisante d’un Taine, ou le « mysticisme du Peuple » à la Michelet. Cochin ne se contente pas d’une histoire descriptive ; il veut comprendre les mécanismes qui sont à l’œuvre. Son intelligence exceptionnelle était toujours en éveil, insatisfaite et curieuse, ouverte aux recherches intellectuelles de son temps (Durkheim, Le Roy, Le Bon, Maurras etc.). Les conclusions de ses travaux ne pouvaient pas plaire aux historiens officiels, dévoués héritiers des jacobins, doctrinaires de « l’histoire de défense républicaine ». Ceux-ci étaient d’ailleurs souvent de petits esprits : un Alphonse Aulard, pontife des études révolutionnaires à la Sorbonne, a même reconnu n’avoir rien compris aux écrits de Cochin ! Plus tard, les études révolutionnaires ont été ensuite longtemps dominées par des militants communistes, de Mathiez à Soboul et Vovelle.
Qu’est-ce que sont les « sociétés de pensée », sujet de ses travaux et de son œuvre, et que représentent-t-elles pour lui dans l’avènement du phénomène révolutionnaire ?
Vers le milieu du XVIIIe siècle se développe une structure sociale d’un nouveau genre : la société de pensée. Les « sociétés », selon l’expression alors usitée, prennent diverses formes : sociétés littéraires, académies, sociétés d’agriculture, et, de plus en plus nombreuses, les loges maçonniques. Autant de lieux où l’on refait le monde en chambre avant de refaire la société « pour de vrai ». Relais de diffusion de la « libre-pensée » (la philosophie des Lumières), elles correspondent activement entre elles, tissant ainsi des réseaux à travers le pays. La société de pensée est comme le laboratoire de la future démocratie. Liberté, égalité, fraternité. Mais liberté au sens d’une liberté négative excluant tout ce qui empêche le déploiement des idées abstraites – les traditions, la foi, ou l’expérience sont laissées au vestiaire. Égalité : dans ces sociétés, les membres doivent oublier leur appartenance à leur corps social et leur condition. Fraternité : entendue comme la condition de l’union qui résulte de la pression réciproque des sociétaires ; elle implique l’épuration des dissidents. Le but des sociétés de pensée n’est pas d’agir ou de représenter des intérêts mais de dégager par la discussion un consensus, une « opinion sociale », base de la volonté générale. Cette « vérité socialisée », explique Cochin, est la matrice d’un régime de démocratie pure ou directe (non représentative), où la volonté de la collectivité fait loi à tout instant. Or la démocratie est toujours le règne d’une minorité.
Dans les sociétés, mécaniquement, ce sont les habiles et les ambitieux qui prennent le pouvoir. Pas les plus sages ou les plus intelligents. Ce sont les plus actifs, ceux qui maîtrisent l’art de la manipulation (par exemple les avocats), qui vont contrôler ce que Cochin appelle la Machine. Les machinistes constituent des « cercles intérieurs » qui vont tirer les ficelles : par exemple préparer l’ordre du jour des réunions ou rédiger les cahiers de doléances, avant de faire entériner leurs choix par les autres membres. À partir de 1789, les sociétés devenues « sociétés populaires », ou clubs révolutionnaires, reproduisent leurs mécanismes à l’échelle du corps entier de la nation : c’est la « volonté socialisée ». Au nom d’une liberté (négative), tout corps intermédiaire entre l’individu et l’État doit être détruit ; les corps, corporations, congrégations et autres communautés perdent leurs anciens droits, leurs libertés concrètes. Triomphe ainsi l’individualisme : le citoyen fait face à l’État, rien ne le protège plus du collectif. Les techniques de triage que pratiquaient les sociétés s’aggravent et débouchent sur l’élimination physique des gêneurs. Personne n’est protégé : les manipulateurs sont des manipulés, et se succèdent rapidement. Une fois lancée, la Machine ne cesse de tout écraser sur son passage, par une logique qui tend implacablement à l’extension du contrôle social et à la radicalisation du mouvement. Les complices d’hier deviennent des ennemis à abattre. On retrouvera des mécanismes similaires dans les révolutions du XXe siècle : pensez aux bolcheviks éliminant les mencheviks, ou les SS exécutant les SA. De 1793 à 1794, le jacobinisme triomphe, le « Peuple » se substitue à la société civile et à l’État, la guillotine fonctionne à plein régime, les Vendéens sont génocidés et les « biens socialisés » manquent de plus en plus dans une économie en pleine déroute. Il faudra attendre la chute de Robespierre pour que cesse la Terreur.
En mettant l’accent sur le rôle de ces sociétés de pensée et sur les intellectuels dans les causes de la Révolution, est-ce que son analyse ne possède pas des lacunes importantes comme les crises économiques ou la déliquescence de la noblesse pour ne citer que celles-ci ?
Cochin était suffisamment humble pour ne pas croire que la mise en avant des sociétés de pensée suffisait pour comprendre entièrement la Révolution. Dans une lettre à un confrère qui figure dans La Machine révolutionnaire (p. 569), il précise même que le facteur « sociétés de pensée » a sa place au milieu d’autres facteurs, dont le facteur économique. Comment ces différents peuvent-ils se combiner ? Il écrit : « si les études sont sérieuses et solides de part et d’autre (et qui en doute ?), l’harmonie s’établira d’elle-même — et ce sera même un fort beau spectacle, et édifiant. » Et il accepte d’avance que l’on puisse rogner sur « quelques hypothèses risquées » qu’il aurait vu « trop importantes ». N’oublions pas que ses recherches ont été brutalement interrompues par la guerre. François Furet affirmait en 1978 que Tocqueville et Cochin surent penser la Révolution. Je pense que les deux sont complémentaires : le premier s’est intéressé à la longue durée (et le processus de centralisation monarchique est effectivement essentiel), le second au processus à moyen et court terme.
Par cette analyse des sociétés de pensée, est-ce que ce sont les limites de la démocratie moderne qu’il cherche à pointer du doigt dans la lignée d’auteurs de son temps comme Moisey Ostrogorsky et Robert Michels ?
Cochin voulait élaborer une « sociologie du phénomène démocratique », selon ses propres termes qui, à l’époque, pouvaient sembler très novateurs. C’est pourquoi il s’est intéressé aux premiers travaux sur les partis menés par deux grands fondateurs de la sociologie politique : le russe Ostrogorsky et l’italien Michels. Lorsque le premier, dans La démocratie et l’organisation des partis politiques (1903), décrit le fonctionnement des partis américains et anglais, Cochin est stupéfait de constater qu’il ressemble à celui des sociétés prérévolutionnaires, et son vocabulaire en est tout imprégné (Caucus, cercles intérieurs, tireurs de ficelles etc.). Et lorsque Michels définit dans son livre Les Partis politiques la loi d’airain de l’oligarchie – « Aussi bien en autocratie qu’en démocratie, c’est toujours une minorité qui gouverne. » –, on retrouve là l’une des conclusions de Cochin sur le fonctionnement des sociétés de pensée.
Cette fiction démocratique qu’il tend à démontrer fait d’Augustin Cochin un auteur très pertinent pour éclairer notre passé, mais que peut-il nous apprendre sur notre époque ?
La lecture de Cochin est riche d’enseignements, même pour le lecteur qui ne s’intéresse pas particulièrement au siècle des Lumières, précisément parce qu’elle met à nu les rouages de nos régimes dits démocratiques, et les techniques de manipulation de l’opinion et d’asservissement du nombre par les appareils. C’est d’ailleurs pour cela que Cochin est également connu dans certains pays étrangers. L’un des deux livres consacrés à son œuvre a été écrit par un Allemand, Fred E. Schrader (Augustin Cochin et la République française, 1992), qui l’avait découvert en lisant Carl Schmitt. Et les Italiens ont publié tous ses livres, en confrontant sa pensée à celle de Gramsci, pour qui la guerre culturelle ou idéologique menée par les « intellectuels organiques » est la condition préalable à la prise révolutionnaire du pouvoir étatique, Cochin ayant montré comment les sociétés de pensée ont pris le pouvoir culturel avant de prendre le pouvoir politique. Bien des leçons seraient encore à tirer des travaux de Cochin, hélas interrompus par sa mort héroïque en juillet 1916 dans la Somme.