Un entretien du journaliste Hugo Clément avec une femme en bonne santé souhaitant faire appel à l’euthanasie a fait le tour du web fin août. Un exemple parmi tant d’autres des méthodes de ce nouveau journalisme « pop, fun et viral » qui se veut surtout redresseur de torts.
Il y a maintenant près de trente ans, j’ai eu la chance de découvrir les trésors du cinéma américain grâce à la regrettée émission « La dernière séance », présentée par Eddy Mitchell. En plus de forger ma culture cinématographique, certains de ces films ont profondément marqué le jeune enfant que j’étais alors. Ce fut le cas du film Soleil vert ou Soylent Green dans sa version originale. Pour résumer très brièvement ce classique du mésestimé Richard Fleischer avec Charlton Heston, il s’agit d’une dystopie se déroulant dans un New York surpeuplé et apocalyptique, où l’humanité se retrouve contrainte, pour survivre, de consommer des « soleils verts », pastilles fabriquées, selon le gouvernement, avec du plancton océanique. Dans ce monde où presque toute forme de vie animale et végétale a disparu, on pratique l’euthanasie généralisée des personnes âgées ou des déviants. Ce sont les corps de ces euthanasiés qui fournissent en réalité la matière première de ces fameux « soleils verts » chargés de nourrir la population. J’ai ainsi eu pendant longtemps la conviction que notre avenir aurait l’aspect terrifiant de ce classique de la science-fiction. Heureusement, et malgré les problèmes écologiques toujours plus graves, nous ne mangeons pas encore de chair humaine, et la confiture n’est pas un produit de luxe comme dans l’univers imaginé par les scénaristes.
Le gnosticisme hédoniste
J’avais enterré ces lointaines peurs enfantines jusqu’au visionnage d’une étrange séquence vidéo de Konbini, ce site web au nom de plage hawaïenne. Ce média, qui vise un public résolument jeune et branché, a embauché il y a un an Hugo Clément, le fer de lance du journalisme de l’école Yann Barthès. Le garçon de 28 ans, toujours sympathique et doté d’un physique de jeune premier, a rapidement percé dans le monde des médias, au point de devenir un de ces rares journalistes « bankable ». À ces qualités, il ajoute la condition absolument nécessaire pour ce type de journalisme : un progressisme chevillé au corps, partie intégrante de l’ADN de ces bons petits soldats du nouveau pouvoir médiatique. Un progressisme inébranlable et implacable. Chaussé de ses Stan Smith, notre Tintin 2.0 enfonce ainsi son micro dans la plaie des régimes les plus réactionnaires et arriérés. Au passage, le reporter ne manque pas d’alimenter sa story Instagram avant de ramener un beau reportage formaté et packagé, destiné à conforter sa jeune rédaction dans cette étrange idée que le monde entier se doit de partager les mêmes idées qu’un hipster vegan du Ve arrondissement de Paris.
Mais Hugo Clément ne fait pas que des voyages, il réalise aussi des entretiens dans lesquels il martèle cette fois à domicile les idéaux qu’il défend en dehors de nos frontières. Car sous ses aspects sympathiques, ce journaliste est un redoutable idéologue. Pour preuve un entretien du 25 août où il reçoit Jacqueline Jencquel, candidate ravie à l’euthanasie. Cette séquence montre un face-à-face irréel dans lequel cette femme de 70 ans, visiblement en pleine forme, annonce qu’elle a décidé de se suicider en Suisse, pays où l’euthanasie assistée est autorisée. Cela non pas pour combattre une maladie incurable, mais afin d’éviter la décrépitude de son corps et la fin de sa vie sexuelle qu’elle semble regretter plus que l’amour de ses enfants. Une caricature parfaite du discours libéral-libertaire. Cette femme incarne une forme de gnosticisme hédoniste très fréquent aujourd’hui, marqué par le refus des faiblesses du corps. Un discours dans lequel les plus de 70 ans sont montrés du doigt telles des verrues sur la face rayonnante d’une société qui se doit de rester jeune et dynamique, composée d’individus à la sexualité libre et si possible débridée. Le corps humain qui n’est plus optimal, plus capable d’offrir de la jouissance, ne devient alors qu’une carcasse vouée à la mort. Pourquoi conserver ce corps qui ne peut plus jouir ? Ce corps qui n’est plus en mesure de faire la fête comme un jeune ? Pourquoi imposer à la société ces anciens aux corps défaillants qui ne font que peser sur la vie de leurs enfants et petits-enfants ? Les vieux sont décidément incapables d’incarner le cool. Qu’ils crèvent ! Son discours incarne parfaitement l’aboutissement logique d’une évolution de nos sociétés, qui cherche à imposer la performance à tous les niveaux, et dans lequel la vieillesse a de moins en moins sa place, à part probablement pour enrichir les actionnaires d’un groupe comme Korian. Ce refus de lâcher prise, dans ce qu’incarne parfois le grand âge, marque aussi le désir de contrôle total des hommes sur la vie, dans une dérive démiurgique qui pousse cette femme à vouloir choisir elle-même sa propre mort, à l’heure et à la date souhaitées. L’humanité de demain ne peut plus laisser la nature lui imposer sa volonté.
Un message glaçant
Des propos qui en disent long sur le la vision dépréciée d’un corps périssable, source de dépit dans notre société qui lorgne sur les possibilités du transhumanisme. Et malgré des questions très convenues pour apporter un semblant de contradiction à son interlocutrice, aucun propos critique ne sera apporté à la radicalité froide de cette femme. Ainsi, l’extrémisme du discours de cette militante – une recherche rapide montre qu’elle se bat depuis de nombreuses années pour promouvoir l’euthanasie – ne sera donc jamais pointé du doigt. Au contraire, Konbini lui offre avec complaisance une visibilité exceptionnelle, à laquelle s’ajouteront ensuite de nombreux autres entretiens sur différents médias. Un étonnant battage qui révèle le plan de communication organisé autour de l’acte de cette femme. Hugo Clément permet quant à lui d’habiller ce message glaçant d’une enveloppe sympathique et fun. L’amicale connivence avec laquelle le journaliste mène les débats ne laisse aucun doute sur ses propres convictions.
Qu’on ne se méprenne pas, cet article n’est pas une prise de position sur la question sensible et douloureuse de l’euthanasie. Il s’agit seulement ici de dénoncer, au-delà du mépris affiché pour les plus anciens de notre société, les méthodes de ce nouveau type de journalisme qui se veut léger, « pop et viral » comme se définit ainsi le site Konbini. Pourtant, sous les formes toujours plus fun de ce journalisme qui domine actuellement, se cache tout un travail de délégitimation des opinions divergentes et de promotion des idées autrefois marginales qu’on place volontairement au centre du débat. Pour cela Hugo Clément cible ce qu’il connait le mieux : la jeune génération. Des jeunes dont les sources d’information se limitent très souvent aux réseaux sociaux où Konbini et d’autres sites du même acabit imposent leur format et leur vision du monde.