Forte de l’exemple de son Grand Timonier, l’admirable Arnaud Gauthier-Fawas, l’Amicale des Cartésiens Déments recrute en ce moment à tour de bras. Sa dernière vedette ? Un honorable Néerlandais que l’odieux État civil, secondé par la non moins réactionnaire Nature, croit pouvoir assigner à ses 69 ans, quand il estime en avoir vingt de moins.
Encore une belle confusion entre expression d’âge et identité d’âge ! On apprenait tout récemment qu’Emile Ratelband, né il y a 69 ans, avait décidé d’entamer une action en justice au tribunal de la bonne ville d’Arnhem pour faire reconnaître que, selon son intime conviction, il avait en fait vingt ans de moins. Chose logique, après tout : peut-être est-il biologiquement né le 11 mars 1949, mais ne sait-on pas que la biologie, science patriarcale par excellence, a l’abjecte habitude de river les individus aspirant à la liberté à une identité définitive, rance, pour ne pas dire fasciste ? D’ailleurs, il y avait bien des biologistes nazis. Tenons compte des leçons de l’Histoire une bonne fois pour toutes, merci !
Et qu’on ne vienne pas nous dire qu’il s’agit là seulement d’un nouvel avatar, à peine plus farfelu que d’habitude, de ce qu’on appelait autrefois la « crise de la quarantaine » ! Oui, bien sûr, il y en a toujours eu, de ces hommes acceptant mal de vieillir et qui, arrivés au milieu du chemin de leur vie, dans la forêt obscure de la maturité, quittent femme et enfants pour une nouvelle voiture, une jolie demoiselle, le tout avec un nouveau brushing qui leur va généralement très mal.
Se mirer dans l’œil de l’État
Tout cela, c’était encore l’éternel théâtre de la vie, quand l’homme se rêvait libre de pouvoir changer de masque, de costume, et ainsi revêtir une nouvelle identité. Toujours changeant, toujours neuf, comme les nuages gentiment poussés par le vent d’un ciel printanier.
Alors qu’avec notre Emile, nous quittons cette vieille scène pour un tout autre public. Ce ne sont plus les jolies femmes ni les jolis garçons qu’il s’agit de séduire encore (pour cela, Emile aurait pu se contenter d’acheter une voiture de sport rouge). Non, si c’est la date même de sa naissance que notre héros des Temps modernes désire modifier, c’est que c’est à l’État lui-même que l’on demande de soutenir la folle espérance faustienne du rajeunissement à la carte. Les masques et les brushings ne suffisaient plus. À présent, il faut du solide, du concret, de l’administratif.
Bizarre, bizarre, ce besoin de se sentir plus jeune, non pas dans le regard aimant de son prochain, mais dans les petits papiers à cocher du grand Monstre froid… D’autant plus que, si la démarche fait jurisprudence, on peut en imaginer toutes sortes de conséquences burlesques. Par exemple, moi qui aimerais bien arrêter de travailler, je peux parfaitement estimer que j’ai 25 ans de plus que mon âge légal. Pourquoi pas, en effet, si je le ressens comme ça ? Et alors, ô joie, à moi la retraite anticipée !
La leçon oubliée de Rembrandt
Mais élargissons à présent le tableau. Récemment encore, une vieille conne venait nous expliquer qu’elle voulait être euthanasiée parce que sa vie devenait, avec l’âge, différente de ce qu’elle avait connu plus jeune, et qu’elle en avait peur. Pourquoi pas, après tout, mais avec M. Ratelband, le plus curieux est que ce nouvel épisode d’un pénible syndrome de Peter Pan qui semble avoir frappé tout l’Occident nous vient d’un pays qui compte, parmi les génies qu’il peut s’honorer d’avoir vu naître, un artiste qui a su incomparablement représenter la lente avancée de l’homme vers la mort. Oui, que M. Ratelband soit le compatriote, à quelques siècles d’écart, de l’immense Rembrandt, voilà qui devrait nous laisser infiniment perplexes, et même mélancoliques.
Rembrandt… Celui qui se scruta, année après année, voyant sur son visage la mort au travail, et qui pourtant n’abandonna jamais, avec quelque chose qui ressemble à de l’héroïsme, la recension de ses rides, de ses affaissements, parce qu’il y voyait quelque chose qui disait l’humble et déchirante noblesse de tout homme. Nul, pas même Goya, n’est allé aussi loin que le peintre de Leyde dans l’impitoyable et lucide connaissance de soi, à travers le spectacle du vieillissement continu. Que l’on relise les lignes que Genet consacre aux portraits de Mme Trip, dans son superbe Secret de Rembrandt : quand il nous parle de « ces deux têtes de vieilles, qui se décomposent, qui pourrissent sous nos yeux » et qui sont peintes, ajoute-t-il immédiatement, « avec le plus grand amour ». Car, en effet, il faut être fort pour aimer la vieillesse, fort et aimant.
Fort et aimant, Rembrandt l’était assurément. Et la génération lyrique à laquelle appartiennent Emile Ratelband et Jacqueline Jencquel ? Visiblement beaucoup moins. Il nous faudra donc faire mieux qu’elle. Ça ne devrait pas être si difficile.