Isabelle Grazioli-Rozet : « Pour Jünger et Eliade, Antaios est un défi métaphysique lancé au monde moderne » (2/2)

Isabelle Grazioli-Rozet est germaniste, maître de conférences à l’université Jean-Moulin-Lyon III. Elle a écrit de nombreux articles sur Ernst Jünger et un ouvrage, paru en 2007 chez Pardès : Ernst Jünger, dans la collection « Qui suis-je ? ». Elle revient pour PHILITT sur la rencontre intellectuelle entre Ernst Jünger et Mircea Eliade qui aboutit à la création de la revue Antaios

PHILITT : Quel est le projet d’Ernst Jünger et de Mircea Eliade lorsqu’ils créent la revue Antaios en 1959 ? 

La biographie d’Ernst Jünger chez Pardès par Isabelle Grazioli-Rozet

Isabelle Grazioli-Rozet : Ce projet éditorial est né de leurs discussions. Paris, où vécut Eliade jusqu’en 1957, jusqu’à l’obtention de sa chaire d’Histoire des Religions comparées à Chicago, conservait son attraction pour Jünger qui y avait des amitiés. Puis, malgré son départ aux États-Unis, Eliade continua à être invité en Europe pour donner des conférences remarquées, en Allemagne, comme à Münich, à Marbourg en 1960 … En 1957, ils avaient réfléchi à l’opportunité de recréer la revue Zalmoxis qui avait été publiée de 1938 à 1942, comme nous l’apprend un échange de lettres entre Ernst Jünger et son secrétaire, Armin Mohler. En avril 1958, le projet qui allait s’appeler « Antaios » était accepté par l’éditeur Klett et durant l’été de la même année, Ernst Jünger se rendit sur les rives du Lac Majeur pour écouter à Ascona une conférence donnée par Mircea Eliade dans le cadre des rencontres annuelles du Cercle Eranos. Cercle qui accueillait Henry Corbin, Carl Gustav Jung, Mircea Eliade, Emil Cioran, Gilbert Durand… Les travaux s’appliquaient à analyser les forces archétypales, les images et les symboles et leurs rapports à l’individu. 

Antaios, Périodique pour un monde libre / Zeitschrift fûr eine freie Welt naissait, mais avant d’éclairer le projet, arrêtons-nous sur le titre et rappelons qui est la figure choisie ! Car elle devait gêner le secrétaire parfois caustique d’Ernst Jünger qui redoutait que le public confonde le géant Antaios et l’étoile Antarès. Pour Ernst Jünger, le choix était parfait et plaisait également à son frère, le poète Friedrich Georg Jünger, méconnu des Français, qui voulait éclairer la spécificité du géant mythique par rapport au demi-dieu Héraklès. Une revue placée sous la caution d’un géant, issu de l’union de Poséidon et de Gaïa et qui entretenait une relation privilégiée à sa mère, la Terre. D’elle, il tirait sa force sans cesse renouvelée et toujours identique. Ce respect pour la Terre-Mère rappelle l’influence exercée sur cette génération par Nietzsche, l’être humain selon lui devrait obéir à ce que veut la terre. L’homme moderne, Jünger devait insister sur ce point, appréhende la terre d’une manière bien différente que ne le fait l’homme traditionnel, du point de vue économique, technique ou politique. Et l’homme, fils de la terre, exposé à l’emprise de forces titanesques, à la montée du nihilisme, devra supporter la croissance monstrueuse en pouvoir et espace de la modernité tant qu’il ne lui aura pas trouvé un pendant, puisé dans des profondeurs archaïques et sacrées. En ceci, la désignation de la revue révèle tout un système de pensée. L’homme, fils de la Terre, ne peut vivre détaché de la sève maternelle. Que la revue soit destinée à un « monde libre » comme l’indique le sous-titre pouvait intriguer ou agacer ! Armin Mohler objecta à son « chef » que l’adjectif était galvaudé.

Pour Eliade, la liberté impliquait la responsabilité que l’on a vis-à-vis de soi-même et Jünger défendait l’originalité de leur projet. La directive commune, articulée en sept petits paragraphes, fut écrite par Ernst Jünger. Tous deux pensaient qu’« un monde libre ne peut être qu’un monde spirituel ». « La liberté croit avec la vue spirituelle de l’ensemble, avec l’acquisition de positions, solides et élevées où l’on peut se tenir. » Ces places fortes étaient la philosophie, les arts, la théologie. Les idéologies et leurs les disciplines sont des « béquilles » susceptibles d’aider l’homme, mais qu’il abandonne comme on le fait des béquilles dans les sanctuaires, une fois le miracle de la guérison accompli.

Quelles sont les thèmes principaux abordés par la revue et quelles sont les personnalités marquantes ayant participé à ce projet ? 

Les thèmes abordés dans la revue tournaient principalement autour du rapport de l’homme au sacré en Europe païenne ou chrétienne, sans exclure d’autres civilisations sur d’autres continents comme les croyances de l’Égypte ancienne, la voie du soufisme en Islam. Cet intérêt répondait à l’une des directives essentielles décrites dans le programme initial : Antaios devait nourrir chez ses lecteurs l’ambition de connaître et comprendre les racines de leur culture, de leur passé, d’être à la recherche du sens des diverses expressions religieuses ou artistiques. La revue que l’on peut lire dans des bibliothèques spécialisées allemandes comme celle située à Marbach sur le Neckar, offre également de très beaux articles à contenu littéraire et invite à une réflexion sur les arts.

Cioran

La revue était de langue allemande mais ses auteurs provenaient de l’espace linguistique européen. Ernst Jünger fit paraître dix-sept contributions, des textes alors encore inédits. Mircea Eliade donna quatorze articles, traduits en allemand soit du français soit de l’anglais puisqu’il enseignait déjà à l’Université de Chicago, il s’agissait de chapitres tirés de ses études comparatistes. Dans la grande liste des contributeurs, citons des involontaires qui nous renseignent sur les orientations des deux directeurs de la revue, ainsi Quincey, Hamann, Eckhartshausen, Schlegel ou Keyserling… Parmi les contemporains, signalons des noms connus et venus d’horizons différents, proches de l’un ou de l’autre directeur ; des écrivains, des poètes comme Henri Michaux, Roger Caillois, Marcel Jouhandeau, Emil Cioran, Jorge-Luis Borges ; Friedrich Georg Jünger, Gerhard Nebel… ; des linguistes et mythographes comme Jan de Vries ; des traducteur et orientalistes comme le Français Henri Corbin, le philologue et historien des religions Karol Kérény, le « métaphysicien » Julius Evola, l’ésotériste Frithjof Schuon – pour ces derniers noms, on sent l’influence d’Eliade et du Cercle Eranos – , des germanistes éminents comme Gisbert Kranz qui offre une remarquable analyse de la poésie ancienne anglo-saxonne, le philosophe Hugo Fischer qui a inspiré, pour tout lecteur attentif d’Ernst Jünger, les figures de Nigromontanus et de Schwarzenberg ; l’occitan René Nelli et ses Cathares n’ont pas échappé à la curiosité de Jünger et d’Eliade.

Le thème du sacré et de la perte de la spiritualité dans le monde moderne traversent les œuvres des deux hommes, comment celles-ci se nourrirent-elles mutuellement ? 

La première version de la revue Antaios

À l’époque de leurs rencontres effectives, leurs revendications nationalistes, leurs positions élitistes se sont apaisées ; leur état d’esprit était devenu plus réceptif à une dimension universelle dans l’être humain. Dès le début des années 1930, Ernst Jünger remarquait le pouvoir transformateur que la souffrance exerce sur l’homme et lui consacrait un petit essai qui parut dans le recueil Des Feuilles et des Pierres/ Blätter und Steine. Jünger et Eliade pouvaient enregistrer à la manière de sismographes puis analyser les signes du malaise existentiel qui touchait leurs générations. Différents essais comme Le Traité du Rebelle, ou le Recours aux forêts, publié par Jünger en 1951, des romans ou contes philosophiques comme Abeilles de verre en 1957 rendent compte de l’effroi propre au monde moderne ; la technique qui s’est mise en scène au début du XXe siècle est devenue le symbole de l’orgueil humain qui se rapproche de l’hybris des Titans, un thème central chez cet auteur.

Ce qui s’imposait aux deux fondateurs, après les décennies de guerre civiles européennes, c’était que l’homme, quand il n’est plus religieux, est confronté à ce qu’Eliade a nommé et défini dans un entretien avec Claude Roquet, paru dans L’Épreuve du labyrinthe en 1978, la « Terreur » de l’Histoire, « […] un homme qui n’a donc aucun espoir de trouver une signification ultime au drame historique, et qui doit subir les coups de l’histoire sans en comprendre le sens ». De fait, comment se soustraire au mouvement historique, comment se consoler de ses terribles conséquences quand la mystique, la religion est vide de dieux et la philosophie vide d’idées ? Que faire pour dépasser la condition humaine et ses strictes limites ? À terme, l’homme devient étranger à lui-même. En ceci proche d’Eliade, Jünger invite ses lecteurs dans ses essais et ses romans à penser que l’homme ne peut supporter l’histoire qu’il a valorisée.

L’universitaire, initié à la pensée hindoue, et l’auteur qui s’était mesuré dans les tranchées de 1914 aux puissances élémentaires – l’effroi, la mort, les pulsions érotiques, le feu –, qui avait souffert la solitude morale de la Seconde Guerre mondiale, voulaient œuvrer à un renouveau psychique, à la guérison de leurs contemporains, leur permettre de supporter les pressions de l’Histoire. Le projet commun marque leur volonté d’agir dans l’Histoire, dans des sociétés où la spiritualité était pour eux de plus en plus exclue. Publier Antaios devenait un acte déclaré de défi métaphysique, un combat spirituel mené contre l’angoisse d’un monde moderne, amnésique et déraciné. Voyons-y une réaction contre le culte de la pensée abstraite, telle qu’elle fut honorée il y a plus d’un siècle. Leurs armes furent la force évocatrice du mot et leur connaissance du monde traditionnel.

Ce qui les a rapprochés, ce fut leur compréhension des modèles mythiques et l’importance qu’ils leur accordaient. « Le mythe, affirme Ernst Jünger dans Le Traité du Rebelle, n’est pas une préhistoire ; il est une réalité intemporelle qui se répète dans l’histoire. » Le mythe, noyau inamovible, dont la substance n’est pas flétrie par le temps, fonde l’histoire car il permet à l’homme de comprendre dans sa totalité le triptyque temporel passé, présent, avenir. Il est dans nos vies d’êtres humains la clef de voûte qui assure l’équilibre et permet d’appréhender le Temps, l’éternité et la liberté.  Et on comprend mieux le sens de leur projet : le mythe et son exemplarité, les personnages archétypaux que les lecteurs croisent dans leurs romans ou leurs essais livrent les réponses aux questions qu’ils peuvent se poser.

 Pourquoi cesse-t-elle de paraître en 1971 ? Cette revue devait être recrée en 1992 ? 

Deuxième version de la revue Antaios

L’aventure Antaios dura une dizaine d’années, de mai 1959 à mars 1971. Les chiffres dont nous disposons furent communiqués en leur temps par l’éditeur Klett qui, publiant déjà les livres de Jünger, avait pris en charge l’aspect éditorial de la revue. Dans les premières années, l’édition trimestrielle des cahiers qui contenaient environ une centaine de pages, s’élevait jusqu’à 3000 exemplaires pour tomber à 1200 exemplaires en fin de parcours, un chiffre montrant bien que la revue n’était plus viable financièrement. Les raisons de l’arrêt sont multiples. À la fin des années soixante, en Europe de l’Ouest, le souvenir des souffrances récentes s’estompait ou s’apaisait ; la génération montante poursuivait d’autres objectifs et adoptait des modes de vie différents de ceux de leurs parents lesquels, en Allemagne du moins, pouvaient être criminalisés ; les années 1967-68, marquent l’insurrection d’une jeunesse estudiantine aisée et apparemment épargnée par l’Histoire, une époque de révolutions scientifiques et technologiques… Un monde tout aussi dangereux que le précédent mais ces générations n’étaient plus prêtes à écouter les discours des pères.

Lorsque Antaios se redresse en 1992 pour désigner à nouveau une revue, elle est Revue d’Études polythéistes, semestrielle et se place dans la ligne de la première publication. Nous pouvons parler de passation de flambeau puisque son directeur, Christopher Gérard, fin connaisseur de la pensée grecque, avait prévenu Ernst Jünger de son initiative, et la mention de cette recréation apparaît dans les Journaux de Jünger. La revue, dirigée depuis Bruxelles, utilisait le français. Cette deuxième mouture supposait un renouvellement des noms des contributeurs, mais la volonté était néanmoins sensiblement la même : il s’agissait comme le révèle l’utilisation du terme « polythéiste » de reconnaître aux symboles, aux mythes antiques une rémanence et une puissance dans le quotidien. De très beaux articles écrits par des auteurs variés, rendaient compte d’entretiens avec des personnalités du monde littéraire, traitaient des mythes, de religions archaïques, de l’art, ravivaient le soleil de Delphes, de Bénarès peut-être pour mieux éclairer Julien le Philosophe, d’autres articles mettaient en lumière parfois des poèmes méconnus d’un public cultivé mais francophone, je pense à la « Chasse sauvage » de Theodor Körner par exemple… Bien sûr, nous pouvons encore regretter la deuxième mise en sommeil d’Antaios qui ne bénéficia pas du soutien logistique d’un éditeur comme Klett. Christopher Gérard qui portait la revue, écrivait articles, recensions, devait tôt ou tard explorer – avec bonheur – d’autres formes de réflexion et d’expression.

Pensez-vous une nouvelle résurrection de la revue possible un jour ?

Le besoin est immense. Comment ne pas penser à un constat certes déjà ancien d’Ernst Jünger mais d’une actualité toujours brûlante et qui parut en 1938 dans Blätter und Steine  (Hambourg, 1938) : « Sur les autels abandonnés habitent les démons », « Auf den leeren Altären wohnen die Dämonen ».  Ces démons, nous les connaissons pour certains mais la situation s’est encore aggravée puisque nos écoles dans leur ensemble ne remplissent plus leur mission d’instruction, fabriquent des générations désarmées, dépouillées du savoir et de la possibilité même de construire un raisonnement, des personnes rendues vulnérables et crédules qui n’ont plus accès à cette liberté intérieure défendue par Eliade et Jünger. Un homo oeconomicus, consumériste et de fait réduit dans sa dimension humaine, à qui toute aspiration supérieure semble interdit. Le cadre de notre entretien ne nous permet pas de dresser un inventaire sur la réalité du présent. Disons que si un peuple ne saurait vivre des rentes de son passé, il ne peut imaginer son avenir, se créer de nouveaux objectifs s’il ne connait pas le patrimoine artistique, artisanal, symbolique légué par les générations antérieures et dont il est issu. Antaios se redressera parce que certains, des « Éveilleurs » dirait Ernst Jünger, seront passeurs de connaissances, de curiosité joyeuse et de foi dans les générations montantes. Que le projet soit revue, s’empare des nouvelles technologies pour être présent sur la toile moderne, il marquera encore la volonté de rééquilibrer la conscience de l’homme par le mythe, les beaux-arts, bref de maîtriser le monde par l’esprit.