L’âme de Napoléon est le texte le plus étrange de Léon Bloy. L’écrivain catholique, avec sa verve enflammée, commet le sacrilège d’élever un parvenu au rang des saints de l’Église ; pire, il fait de son épopée sanglante l’annonce du retour du Christ sur la terre. Mais Bloy élève l’empereur pour mieux tuer le bourgeois : ce qui emmena Napoléon aux cimes, ce n’est pas l’ambition du jeune Corse, mais l’abandon de son existence aux forces mystiques de l’absolu.
Le Napoléon de Bloy a-t-il existé ? On raconte que Napoléon, après avoir atteint les pyramides, se rêva en Mahomet d’Occident. Les droits de l’Homme étaient son Coran ; sa mission était d’abattre les idoles des temps anciens, par la loi et par le glaive, pour répandre le souffle de la Grande Révolution. Les livres d’Histoire nous racontent la suite, moins grandiose : le petit général épousa la révolution pour être roi à la place des rois. Son orgueil le mena à l’effondrement, comme une tragédie grecque ; l’aigle se brûla les ailes. En quelques pages possédées, Bloy fait voler ce lieu commun en éclats. Il ressuscite le mythe ; son apologie laisse flotter l’hypothèse que Bonaparte fut autre chose que l’incarnation de l’arrivisme bourgeois, dont il annonçait le règne.
L’homme symbolique
Est-ce Napoléon qui a chevauché l’Histoire, ou est-ce l’Histoire qui a chevauché Napoléon ? Ou bien le « Grand Homme » a dominé les temps ; ou bien il a été dominé par eux. De son exil à Sainte-Hélène, « l’âme du monde à cheval » se sent trahie par les forces qui l’avaient porté jusqu’au trône. Lui qui s’était conçu comme un météorite, « destiné à brûler pour éclairer le monde », retombait comme une douille vide. Les romantiques y ont vu le châtiment de sa démesure : Napoléon s’était pris pour Dieu, il allait mourir en vermine. Mais pour Bloy, la défaite terrestre de Napoléon cache sa gloire spirituelle. Car Napoléon n’est pas seulement « l’esprit du temps » hégélien, il est une apparition de l’éternel. C’est dans son « nom », sa légende flamboyante, que se cache le Royaume de Dieu. Celui-ci est invisible car d’ordre symbolique, littéraire. « Chaque homme est un symbole », dit Bloy, et « l’homme n’est vivant que par son symbole ». Chaque homme est une « figure de l’invisible », jetée sur terre pour y réaliser « une parcelle de la cité de Dieu ».
Ainsi il y a deux Napoléon, comme il y a deux cités. Il y a le Napoléon de la terre et il y a le Napoléon du ciel ; il y a l’Histoire et il y a l’éternité. Il y a le corps physique et il y a le corps spirituel, symbolique, qui transperce les tombeaux. Avec l’épopée napoléonienne, Bloy voit le caché renverser l’apparent : l’Histoire et le monde transmutent en littérature. Le processus alchimique, « l’excessive énergie de l’astre ayant activé d’une manière inouïe la putréfaction universelle », ne doit pas seulement « régénérer le monde » et accomplir les idéaux de la révolution – comme le pensent les hégéliens – mais transmuter le réel en symbole. Car pour Bloy, la terre entière doit révéler sa forme spirituelle, son « nom », à la fin des temps. « La terre est un homme », et Napoléon en est la préfiguration.
Mendiants de l’infini
Le seigneur de la guerre a-t-il pu cacher le héros christique ? Bonaparte était le moins croyant des souverains ; pourtant, dit le polémiste, il était le sommet de l’âme religieuse. C’est justement parce qu’il n’était pas dogmatique qu’il était vierge, pur, digne d’être investi par les forces du ciel. Il était inconscient de sa mission, « comme la tempête ou le tremblement de terre ». Une foi trop consciente d’elle-même, chez ce stratège, se serait corrompue ; il aurait été l’Antéchrist qu’on a vu en lui. Seul contre tous, Bloy jure que l’empereur est « désintéressé ». Napoléon est sur l’autel à chaque bataille, prêt à sacrifier son empire et sa couronne. C’est un mystique qui s’ignore. Il ne sait pas qui il est ; il suit son étoile dans les ténèbres. C’est un « insulaire », né sur une île, mort sur une île. Il est du peuple de l’exil.
Le pari de Bloy est que si Napoléon n’arrête jamais sa course, c’est parce que le royaume qu’il cherche n’est pas sur terre. Tel un prophète, il emmène les soldats de la Grande Armée mourir au paradis. C’est Jérusalem céleste qui doit sortir des ruines. « On ne comprend rien à Napoléon si on ne voit pas en lui un poète », martèle l’écrivain. Tout chez lui est mythe, tout est légende. Son corps est de littérature. Qui n’a jamais mendié ne peut comprendre ce « mendiant de l’infini ». Bloy, dans la misère, communie avec le Grand Homme offrant son âme au destin. Ce n’est pas la « volonté » qui le gouverne ; c’est la grâce, un absolu qui le dépasse et auquel il s’abandonne tout entier, jusqu’à perdre tout ce qu’il avait conquis. Napoléon n’a rien à perdre car il ne possède rien ; c’est lui qui est possédé.
On est tenté de dire que Léon Bloy parle de Napoléon pour parler de lui-même. Bloy a sacrifié sa vie mondaine pour triompher de la vie mondaine ; en perdant il a gagné, tel l’empereur sur son île. Aussi s’acharne-t-il à défendre son héros, qu’on accuse d’arrivisme bourgeois. Il le sacre même aristocrate de l’esprit, « né ainsi », de la race des dieux antiques. Il en fait un poète incompris, un albatros. Difficile, toujours, de discerner le mystique et le mondain, le loup et l’agneau, y compris chez Bloy, assoiffé de gloire littéraire. L’auto-proclamé « pèlerin de l’absolu », dans sa démence, semble vomir le bourgeois en lui pour faire jaillir l’éternel. Il est, lui aussi, dans le processus alchimique, où le carnage tutoie le sublime ; il est, lui aussi, cet « homme symbolique » qui a tout brûlé pour devenir la lumière.