Luc Fraisse est professeur de littérature française à l’université de Strasbourg et membre de l’Institut universitaire de France. Son ouvrage, L’Éclectisme philosophique de Marcel Proust (Pups, 2013) a reçu le prix de la critique de l’Académie française. Aux éditions Classiques Garnier, il réédite actuellement l’œuvre de Marcel Proust. Il dirige par ailleurs la Revue d’études proustiennes et la collection « Bibliothèque proustienne ». Il vient de publier Proust et la stratégie militaire aux éditions Hermann. Il répond aux questions de PHILITT sur cette approche originale de l’oeuvre de Marcel Proust.
PHILITT : Marcel Proust a 43 ans quand éclate la Première Guerre mondiale. Dans quelles conditions l’auteur d’À la recherche du temps perdu a-t-il vécu ce conflit ?
Luc Fraisse : Proust n’a en rien pris part à la guerre – ce qui pourrait faire paraître paradoxal de consacrer tout un livre à la stratégie militaire dans son œuvre. Il n’était ni officier ni soldat et n’a donc pas combattu. Et pourtant son attention à la guerre est extrême, et la stratégie militaire joue un rôle important, à plusieurs niveaux, dans son œuvre. Il avait effectué son service militaire au 76e régiment d’infanterie à Orléans, de novembre 1889 (année d’obtention de son baccalauréat) à novembre 1890 : période heureuse, chaleureuse, dont l’atmosphère se retrouvera lors du séjour de son héros à Doncières dans Le Côté de Guermantes. Son état de santé très dégradé aboutira à sa réforme, au cours de l’année 1915. Mais il vit au jour le jour en communion avec les combattants. Une lettre dès 1914 donne le ton : « pour bien des amis je tremble chaque jour de trouver les noms dans les listes de tués. Je suis bien humilié, quand tout le monde sert, d’être moi-même si inutile ». Alors s’installe ce qu’il nomme « cette angoisse de la guerre », qui crée chez l’être humain « un sens spécial », en le maintenant constamment en lien à distance avec les théâtres d’opérations, notamment à travers la presse : « Imaginez-vous que, lisant sept journaux tous les jours, et relisant dans les sept le même sous-marin coulé, ce qui fait que je crois qu’on en a coulé sept, et ensuite rectifiant mon tir grâce à cette expérience, que quand on en a coulé plusieurs, je crois que c’est toujours le même ».
La guerre prend-t-elle une place considérable dans son œuvre ?
Dans ce cycle romanesque sans dates, reposant donc sur une chronologie subjective, à tout le moins relative, un seul épisode est nécessairement daté, celui de la guerre, dans la première moitié du Temps retrouvé, à la faveur de deux séjours du héros (séjournant dans des maisons de santé) à Paris en 1914 et en 1916. Le roman se transforme un temps en une sorte de chronique générale de la guerre. Mais cet épisode avait été dès longtemps préparé par un autre, dans Le Côté de Guermantes, mettant en scène une grande discussion sur la stratégie militaire entre le héros, son ami jeune officier Robert de Saint-Loup et les autres officiers en garnison dans la petite ville de Doncières. Cette conversation révèle chez Proust une connaissance vertigineuse en stratégie, et c’est ce qui m’a décidé à en chercher les sources, qui se trouvent essentiellement dans la presse lue au quotidien. Il existe enfin une troisième présence, on ne peut plus discrète, de la guerre dans le roman, du fait que Proust augmente son texte, à l’exception de Du côté de chez Swann publié en 1913, et récrit des scènes déjà composées, à la lumière de sa connaissance de la guerre. Si bien que quand on compare le texte publié et divers brouillons plus anciens, on voit les comparaisons et métaphores militaires les plus précises subrepticement insérées dans le texte. Par ce biais, la guerre s’infiltre partout. Il y a ainsi dans la Recherche un avant-guerre et un après-guerre (qui commence en fait au moment même de la guerre), sous la forme de deux couches, deux coulées d’écriture.
Quelle est la position de Proust vis-à-vis de ce conflit et de l’Allemagne ?
Proust se montre patriote ; il est, comme ses contemporains, très anxieux que la France soit vaincue. Ce sentiment est lui-même englobé dans un sentiment humain plus général, confronté aux lourdes et douloureuses pertes, amenant à guetter les indices d’une possible et libératrice fin du conflit. S’il trouve que les conditions de la paix sont trop indulgentes à l’égard de l’Allemagne, pressentant la perspective d’une autre guerre dans l’avenir, il ne partage pas l’antigermanisme qui s’étale bien évidemment dans la presse nationale. Il n’admet pas que l’on doive cesser d’admirer Beethoven et Wagner (position qu’il prête à son personnage Saint-Loup) ; il n’aime pas dire « les Boches ». À ce titre, Proust s’intéresse à la presse suisse, parce qu’elle émane d’un pays neutre – même si elle se montre en fait très favorable aux Alliés et réservée à l’égard des Empires centraux. Aussi étudie-t-il en fin psychologue les mécanismes du mensonge, dans les communiqués, consistant à grossir les pertes de l’adversaire, à minimiser les pertes et revers des Alliés, à appeler « recul élastique » une déroute, à inclure toute défaite dans un prétendu déroulement stratégique. Par là, l’observation du langage de la presse nationale rejoint les analyses du romancier peintre de la passion amoureuse.
Pourquoi consacrer un épais ouvrage à la stratégie militaire chez Proust alors que le sujet semble toutefois éloigné des thématiques principales de son œuvre ?
Il faut beaucoup de lectures et d’explications pour comprendre et débrouiller la compacte et vertigineuse conversation de Doncières sur la stratégie militaire. Les professeurs de stratégie actuels, à qui j’ai montré ces pages, ont été très admiratifs. Ils y ont reconnu un grand nombre de débats réels sur le sujet, en France à la veille de la guerre. Pour reconstituer les sources de Proust, j’ai lu les chroniques militaires, appelées quotidiennement « Situation militaire », dans les trois journaux que Proust lisait chaque jour : celle de Joseph Reinach dans Le Figaro, celle d’Henry Bidou dans Le Journal des débats et celle du colonel Feyler dans le Journal de Genève. On ne peut, devant cet abondant réservoir de textes, se permettre de simples sondages, car le romancier a tout lu et soupesé, et de fait y puise une mine de renseignements que j’ai tâché de réunir. Ce sont aussi trois points de vue, et Proust aime à confronter les points de vue sur un sujet, surtout s’ils sont contradictoires (c’est pourquoi il apprécie tant les controverses philosophiques, par exemple autour de Kant). Un très grand nombre de débats entrent en jeu dans les allusions condensées de Proust, que l’on peut à son tour mettre en résonance avec ces débats extérieurs à son œuvre : par exemple, l’idée de Saint-Loup, qui plaît tant au héros, selon laquelle les batailles nouvelles sont calquées sur la structure de plus anciennes, se révèle très contestable et très contestée chez les théoriciens de la stratégie – la première nécessité étant de créer la surprise. Si Proust avait énoncé ce principe, qui enchante les littéraires parce qu’il annonce symboliquement l’analyse structurale des œuvres, à l’École de guerre, il eût suscité un concert argumenté de protestations, que l’on peut reconstituer en détail.
Comment expliquer cette fascination pour la stratégie militaire ?
Il faudrait dire, pour l’essentiel, le fait que les opérations que l’on aperçoit nécessairement de l’extérieur résultent d’une pensée qui reste cachée. Et donc l’obligation où se trouvent les stratèges ennemis et les chroniqueurs talentueux que lit Proust de prolonger par le raisonnement inductif et déductif le début d’une bataille en reconstituant les intentions que ce début peut révéler pour l’immédiate suite. Le romancier trouve dans ce déchiffrement son goût de l’analyse et des supputations. Le sociologue Gabriel Tarde, aux théories duquel il adhère, l’a convaincu qu’une nation répond à une psychologie certes collective mais analogue à la psychologie individuelle ; et dès lors il suit pas à pas dans la presse, aux côtés des plus fins analystes, la façon dont on peut déceler dans une déclaration un mensonge, dans une manœuvre une feinte (qu’on appelle une « démonstration »), dans un déploiement de force un aveu de faiblesse, dans un aveu de faiblesse une préparation puissante. Par ailleurs, celui qui fera dire à son narrateur qu’il radiographie la société en géomètre s’arrête devant la décomposition, par les analystes militaires, des mouvements stratégiques en structures (Henry Bidou, géographe de formation – ses maîtres sont les mêmes que ceux du futur Julien Gracq – y excelle), car il est convaincu que seul un regard structural, superposé aux données vivantes, permet d’en apercevoir et dégager les lois.
Vous écrivez que Marcel Proust a cherché à approcher des généraux. Que recherchait-il dans ces contacts avec le commandement militaire ?
Proust a en effet cherché à approcher des chefs d’armée. Son frère chirurgien, qui a opéré sur le Front, littéralement sous les obus (il en est tombé sur la table d’opération), était un ami proche de Mangin, qui rédigea lui-même la citation honorant ce médecin courageux ; Mangin appréciait le roman de Proust, qui toutefois ne parvint pas à l’approcher, mais le lut. Par ailleurs, un jeune écrivain, Charles Bugnet, dont Proust tente de favoriser la première œuvre, se trouvait être l’ordonnance de Foch : on ignore sans doute que le livre de témoignage que publia Bugnet à la mort de Foch, en 1929, avait été inspiré par le conseil de Proust. Pourquoi vouloir approcher ces généraux ? Parce que précisément le chef d’armée est le concepteur de la stratégie, il est le siège de cette intention cachée que l’on cherchera par tous les moyens de déchiffrer, et qui se doit, durant tout le conflit, de cacher ses conceptions et projets derrière un épais rideau. Proust fait demander par son héros à Saint-Loup si une bataille, le déploiement d’une armée sur un champ de bataille, résulte bien d’une idée du chef, et si oui à quoi on peut la reconnaître, et même si donc un chef d’armée a pour ainsi dire son style. On commence à apercevoir ici en quoi le général est pour lui l’équivalent de l’artiste installé au centre de son œuvre, et dissimulant ses intentions, qui pourtant se manifestent sous les yeux du lecteur. Proust ne parvint donc pas à approcher ces généraux, ce qu’il intègre à son roman, puisque le narrateur, après la mort de Saint-Loup sur le Front, constate qu’il n’aura donc pas pu élucider ses questions. Mais il peut approcher abondamment, par le support de l’écrit, le chef d’armée le plus célèbre de tous : Napoléon. Car toutes les chroniques militaires se nourrissent de la pensée stratégique de Napoléon, notamment parce que Hindenburg, du côté allemand, met très astucieusement en œuvre les principes de l’empereur français : l’interprétation de ses manœuvres passe donc souvent par l’analyse des campagnes napoléoniennes. Cela permet à Proust de résoudre un difficile problème chronologique, car la conversation du Côté de Guermantes est censée se dérouler sensiblement avant la guerre, alors qu’elle se nourrit de chroniques que les lecteurs du volume (il paraît en 1920) ont tous en mémoire. Le romancier transpose donc dans la stratégie napoléonienne tout ce qui vient d’être analysé à propos des fronts de la Grande Guerre.
Quelle influence sur son œuvre a exercé cet intérêt presque passionné pour la stratégie militaire ?
En effet. La stratégie militaire est l’un de ces grands symboles d’une œuvre littéraire et de sa création, au même titre que la construction des cathédrales (modèle véritablement central) ou accessoirement l’art du couturier. Voilà en effet un écrivain qui cache ses intentions, qui laisse se développer des erreurs qui attendront longtemps leur rectification, qui déplace des épisodes entiers dans ses cahiers comme le stratège déplace ses troupes à l’insu de l’ennemi. Proust a observé la réussite spectaculaire, par Joffre, de la première bataille de la Marne, qui a consisté (ce qui est reconnu comme extrêmement risqué) à feindre une retraite désordonnée de ses troupes, pour à la fin se retourner et prendre à revers l’assaillant. Ainsi Proust prolonge-t-il indéfiniment le temps perdu, qui semble devoir s’étirer sans aboutir à rien, composé de questions sans réponses, d’inaction apparente, de doutes non résolus (les journalistes s’y sont laissés prendre : voilà un roman où il ne se passe rien, produit par un inactif s’analysant dans les moindres détails, un sceptique qui n’a aucune certitude à proposer), mais pour préparer un spectaculaire retournement de dernière heure, où les révélations se feront jour en feu d’artifice, où les doutes seront anéantis : ce sera la victoire du temps retrouvé. Et ce Joffre romancier, ayant su manipuler la masse de ses esquisses, aura réussi sa bataille de la Marne littéraire.