« Les pensées suggérées par l’aspect de ce Salon sont d’un ordre si simple, si ancien, si classique, que peu de pages me suffiront sans doute pour les développer. » (Charles Baudelaire)
Tout avait plutôt bien commencé. On avait rendez-vous devant le tricératops d’Austerlitz. Une belle bête, quoiqu’amputée de son derrière, qui jaillissait d’une paroi peinte en trompe-l’œil, juste à l’entrée des quais. Il y avait un gros vent frais qui balayait tout ça, et on se pelotonnait contre les palissades en bois masquant les travaux de réfection de la gare. Elles donnaient tout un tas d’informations utiles sur la conduite à tenir en cas d’attentat, sur les chemins de fer et sur la vie à l’ère du Mésozoïque.
Puis des gens s’étaient retrouvés, par petites grappes, autour d’un grand bonhomme aux airs de GO de colonie de vacances. Ces gens portaient volontiers chapeau, grand manteau, plein d’élégance et sac au dos. Je me suis dit : « Ils tiennent à faire savoir qu’ils sont écrivains ». J’y étais presque : ils voulaient en effet qu’on les distingue, mais c’était pas des écrivains. Ni des romanciers, ni des poètes. Encore moins des dramaturges. C’était des gens sérieux, c’était leur métier, et ils lui consacraient le meilleur de leur vie. « Écrivains », ça sonne saltimbanque, c’est pas terrible. Eux, c’était bien mieux : ils étaient auteurs.
Je me rapprochai. On eut tous droit à une petite enveloppe, ainsi qu’à une étiquette à mettre autour du cou, comme les enfants qui voyagent sans leurs parents. Puis on quitta le tricératops, qui ne nous accorda pas même un regard, pour monter dans le train. Destination : la province, ses vieilles pierres et ses bons petits plats, où nous attendait notre Salon.
Des auteuses et des oies
Comme c’était mon tout premier, tout me paraissait drôle et intéressant, forcément. C’était moins le cas pour les autres, ostensiblement plus blasés. D’ailleurs, à peine assis, ils commencèrent à se raconter les précédents salons où ils venaient d’aller. Certains valaient mieux que d’autres : le vin était meilleur, ils avaient eu des cadeaux, ou ils avaient plus vendu.
Dans l’ensemble, l’atmosphère était en fait plutôt morose. On en venait presque à regretter les années 1990, une autre époque, vraiment, une sorte d’âge d’or. La dame en face de moi, beauté brune sur le déclin, expliquait à son voisin de gauche, montagne rougeaude à l’air rigolard, le nombre d’articles obtenus par son dernier récit intimiste. Puis elle détailla ses passages radio. Et télé. Visiblement, c’était pas assez.
Parfois, un autre auteur passait dans l’allée. On se hélait, on s’embrassait. On se donnait des nouvelles. Le dernier roman de Machinette était vraiment top. Une claque, ah oui, tu l’as lu ? (Plusieurs l’avaient lu, mais pas moi, alors je me tassais sur mon siège, en espérant qu’ils ne me voient pas.) Et toi, t’as écrit quoi ? (Là, je me suis redressé, tout fier d’être des leurs.) Mais personne avait entendu parler de moi ni de mon chef d’œuvre, c’était juste histoire d’être poli…
En tout cas, pendant deux jours, je n’ai entendu parler que de livres récents. Il faut dire que les auteurs ont une vie très chargée. Ils doivent écrire des livres, tout le temps, pour mener leur carrière. Ils doivent lire les livres de leurs collègues (qui sont super nombreux), pour pouvoir leur faire des compliments quand ils se croisent. Ou se rendre des services, dans les jurys, dans les salons, dans les journaux. Ils sont à la fois super copains et super concurrents. Pendant le Salon, chacun regarde sa pile, mais aussi celle des autres. Et à la fin, ceux qui sont contents de leurs ventes commencent par dire qu’ils ne sont pas contents, puis ils balancent le chiffre parce que dans le fond ils sont quand même assez contents, aux gros nuls qui regardent leurs pompes ou qui font semblant d’être au téléphone pour ne pas avoir à répondre.
Tout ça fait que personne n’a le temps de lire des vieux livres – je dis « vieux » pour dire : « qui ont plus de vingt ans ». Moi, à mon stand, j’étais à côté d’une nana de Charlie Hebdo (mauvais karma) qui m’expliquait ses enquêtes drolatiques sur la confession chez les cathos. Genre la meuf, c’est une ouf, elle a fait semblant d’être baptisée et tout, pour se faire confesser dans le 17ème arrondissement, j’avais l’impression que c’était Alexandra David-Néel à Lhassa. Bon bah je lui ai parlé de Sous le soleil de Satan de Bernanos, et du brave curé qui meurt dans le confessionnal, justement, mais qui meurt debout. Et j’ai bien vu qu’elle en avait vraiment rien à carrer. C’est triste, hein, mais faut bien le dire.
Enfin bref, j’étais là dans mon train, tantôt à me cacher, tantôt à me montrer pour essayer de participer à la conversation, et tous autour de moi ils se lamentaient, parce que les radios les invitaient plus, et puis les lecteurs les lisaient plus non plus. Pourtant ils sortaient leurs livres tous les ans, avec des titres bien, des histoires personnelles, des confessions « concernantes », vraiment, mais personne en voulait plus, de leurs bouquins. Le gros rougeaud disait : « C’est la conjoncture ! » Et la belle brune disait : « Pourtant, on m’a dit que c’était très touchant. » Et la troisième, que son nouveau roman était vraiment « sauvage ». Mais non, ça suffisait plus.
Je les voyais, et j’avais l’impression qu’ils se transformaient en éleveurs du sud-ouest, tous moustachus, bourrus et pas contents. Les lecteurs ? Un troupeau d’oies réticentes, qui ne voulaient pas se laisser gaver. Alors la brune en attrapait une qui passait justement dans l’allée, par le col, et elle lui enfournait son récit bien intimiste dans le gosier. Elle y allait à fond : elle enfonçait tout le bras, pour que l’oie avale bien. Et le rougeaud tapait sur la tête de trois autres, qui voulaient passer en loucedé. Il semblait sincèrement surpris par leur mauvaise volonté. C’était pour leur bien quand même, qu’il écrivait ! La culture, c’est ça qui nous nourrit vraiment ! Le livre ! Contre la télé, la bêtise, le fascisme ! Macron et Hanouna ! Le LIVRE, bordel ! Mais les oies écoutaient même pas, elles se dandinaient en rigolant, et puis elles se sont barrées dans l’allée centrale. Tout ce qu’elles voulaient, c’était rattraper le charriot du barrista de la SNCF, parce qu’il avait des amandes. Les livres, ça leur disait vraiment pas grand-chose. Alors le rougeaud a sorti un mouchoir à carreaux rouges et blancs, pas très propre, pour que la brune puisse y sécher ses larmes. Elle en avait vraiment marre. Elle se demandait pourquoi elle continuait à écrire, avec des ingrats pareils. En même temps, c’était sa vocation, elle le savait bien. Elle pouvait pas faire autrement. Et le mec lui tapotait gentiment l’épaule, pour la consoler.
Brève typologie genrée
Mais bref, le train a fini par s’arrêter dans la ville du Salon, et on est tous descendus. Il fallait un peu marcher, poser les affaires, et puis se retrouver au restaurant pour le déjeuner. C’était vraiment bien organisé, et les auteurs étaient ragaillardis, presque contents. On allait bien manger, en plus.
On est descendu le long du boulevard. Les femmes regardaient les boutiques en ricanant. « Ah ça, on va venir s’habiller ici, hihihi ! » Tout était hyper ringard, genre province, quoi. Et puis elles regardaient les maisons en face, en disant que ça leur rappelait la Normandie parce qu’il y avait du bois, comme à Deauville. Elles étaient bien contentes d’être là, dans le fond, mais fallait pas la leur faire à l’envers, hein, ces ploucs avaient quand même d’abord besoin d’elles pour illuminer leur Salon. Et du glamour, ils allaient en avoir plein les mirettes, grâce à elles.
Il faut avouer qu’elles étaient très pomponnées, pour la plupart. J’ai appris le soir, au dîner, qu’elles écrivaient surtout des « portraits de femmes fortes ». De survivantes, comme Beyoncé. Du genre douées pour la résilience. Elles avaient tout connu : les traumatismes de l’enfance, les relations toxiques et les pervers narcissiques, la méchanceté des mecs et le poids du patriarcat. Mais elles s’étaient battues. Elles avaient redressé la tête. Elles s’étaient reconstruites, recousues, métamorphosées. Elles avaient prêté l’oreille à leur lumière intérieure. Elles en avaient fait des blogs, des comptes Instagram et puis des livres. On y parlait de couleurs, de douleurs et de douceurs. D’âmes en peine et de cœurs à croquer. Comme leurs sœurs d’Afghanistan et du Libéria, dont elles comprenaient les souffrances, elles bâtiraient un monde nouveau. Plus beau, plus doux, et surtout moins phallocrate. Mais n’anticipons pas.
Et les hommes, justement ? Les plus rigolos arboraient un look de rockers un peu destroy. Leur truc à eux : la défonce et les excès. Ils aimaient Bukowski et les Rolling Stones. Ils ne respectaient aucune règle, ça se voyait à leurs pantalons blancs bien serrés. Ils avaient de solides tignasses bouclées. Ils aimaient les karaokés et les Hussards, dont ils se disaient la sixième génération (la septième, pour les plus jeunes). L’esprit de sérieux, très peu pour eux, ça non ! Mais le plaisir ! La transgression ! Alors là, on pouvait compter sur eux… Leurs copines étaient toujours plus jeunes qu’eux, mais généralement très maigres, avec un œil qui disait merde à l’autre. Elles portaient des traînes, et des manteaux pelucheux qui les faisaient ressembler à des créatures de Sesame Street.
Et donc on est tous allés manger, comme ça. Moi, j’étais content, parce qu’il y avait de la salade de pâtes. Et puis, au dessert, il y avait des religieuses au café, vraiment très bonnes.
Exterminez-moi toutes ces brutes !
Il faut dire que, tant qu’on en était au voyage et à la bouffe, tout se passait plutôt bien pour moi. Je pouvais me planquer, regarder tout le monde en rigolant, discrétos. Seulement il a bien fallu y aller, ensuite, au Salon. Et donc on s’est retrouvé, tous, à des stands, derrière notre pile de livres, à attendre les lecteurs qui n’étaient pas foule.
Là, je dois dire, j’en ai pas mené bien large. Ça a commencé par une « rencontre flash » : une dame est venue me chercher, et j’ai dû présenter mon livre devant un public clairsemé, en cinq minutes chrono, douche comprise. J’ai fait des blagues, je me suis dit que ça me rendrait sympa, et donc vendeur. Avec moi il y avait un mec en fauteuil roulant qui avait écrit un livre pour raconter sa vie, ses souffrances, mais aussi (parce qu’il y avait un message d’espoir dedans) la manière dont il avait surmonté tout ça, et même fait une force de son handicap. C’était plutôt pas mal, a dit la présentatrice à la fin, parce que ça se complétait bien, nos deux topos.
Ensuite j’ai regagné ma petite pile. Sérieux, j’ai un peu flippé. J’ai pensé à Kurtz, dans Au cœur des ténèbres : l’horreur… l’horreur… Mais bon, maintenant, j’étais là. Mes voisins étaient sympas, mais je me suis quand même demandé comment avait été décidé le plan de table : il y avait la nana de Charlie. Elle m’a expliqué qu’elle était une « mystique », « mais sans Dieu, tu vois ». Je voyais pas trop, mais j’ai opiné du chef. Faut dire qu’elle avait l’air un peu paumée, même si dans le genre mignonne. Mais pas très propre, quand même. Et puis un mec qui avait fait le tour de France avec sa brouette. C’était pour sauver le patrimoine français qui tombait en ruines. Ensuite j’ai eu un grand gaillard, là j’invente rien, il était prof de vivre-ensemble à la fac, le mec. Il en avait fait des livres et tout – pour les adultes, pour les enfants : il parlait de laïcité, du métissage qui était notre force, des islamistes qui n’avaient rien compris à l’islam, qui n’était qu’amour – il le savait bien, lui, il l’avait lu quelque part. Un moment je l’ai entendu dire à une dame : « Mais oui, d’ailleurs dans la Kabale vous trouvez déjà le débat sur l’égalité homme-femme. » Plus loin une nénette (une de celles qui ressemblaient à une peluche géante) avait passé une semaine dans la forêt, à se torcher avec des feuilles de marronnier en se nourrissant de soupe aux herbes, pour voir si elle pouvait se passer de notre monde consumériste qui nous aliénait si gravement. Mauvais karma, putain, mauvais karma, je me disais.
De quelques techniques de vente
En fait, au bout d’un moment, j’ai vraiment cru que j’étais entré dans une blague de Philippe Muray. Tous ces gens, leurs propos, ça semblait tellement caricatural, je me suis dit que Muray les avait inventés, que c’était pas possible, sinon, qu’il les avait disposés là, pour moi, pour se foutre de ma gueule. Quand je pense que ma mère disait qu’il exagérait… Et puis j’ai pensé aussi à ce que Kundera dit, à propos de Kafka. En gros, il dit que l’art de Kafka consiste à nous introduire à l’intérieur d’une blague. Et qu’une blague, vécue de l’intérieur, c’est absolument horrible. Eh ben voilà : moi, pendant deux jours, j’ai vécu à l’intérieur d’une blague de Philippe Muray. C’était marrant au début, mais faut pas que ça dure trop longtemps, ce genre d’expérience. Parce que ça use, nerveusement.
Ensuite, bah, vous vous en doutez : j’ai fait exactement comme les autres. J’ai essayé de vendre ma came, mon petit roman marrant, en attrapant le chaland par la manche. Je faisais des œillades aux jeunes filles, et je prenais l’air malheureux devant les mamies – les mecs, j’ai laissé tomber tout de suite, mais y en avait pas beaucoup, ou alors parce qu’ils accompagnaient leur femme en regardant le plafond. Le samedi, ça a plutôt bien marché. Mes voisins me jetaient des regards de haine, parce que je faisais ça de manière assez brouillonne, en faisant des blagues, du bruit. Et j’en ai vendu cinq comme ça, en trois heures !
Parfois, j’avais des loupés, bien sûr. Une fois, une vieille peroxydée s’approche, elle soupèse, renifle le machin, se risque à lire la quatrième de couverture. Toi, t’es là, t’attends, un peu fébrile, tu sais pas si tu dois lancer la blague tout de suite, ou si ça va effrayer la bête… Et puis elle me demande si mon livre parle d’ésotérisme. Là, vu ses fringues, son brushing et tout, je me sens en confiance, je lui balance d’un air complice : « Oui, mais d’un point de vue catholique ! » Et v’là-t-y pas qu’elle repose le bouquin aussi sec, et qu’elle se barre illico dans l’allée d’en face. Merde !
Le lendemain, j’étais claqué, ça a été encore pire. La nana qui vit dans les arbres et le mec en brouette m’ont vraiment mis la misère. Ils tenaient leurs petits comptes, redemandaient des livres à la libraire, ça partait comme des petits pains. Témoignage, bienveillance, engagement, valeurs… Le mec à la brouette était très doué. À un moment il a même essayé de me donner des conseils, et puis il a vu que j’étais pas très bon. Le mec, il m’a dit : « L’important, c’est d’être sincère. » Et lui, il était super fort, niveau sincérité. Œil de velours, défense émue du patrimoine. Quand les mamies se barraient avec son livre sous le bras, il leur lançait : « Bonne route ! », rapport que c’était un récit de voyage. Le gimmick, quoi. L’astuce. Génial. Un moment, un vieux lui a dit : « Mais dans votre tour de France, vous n’êtes pas passé par chez nous. » Il a un peu accusé le coup, j’ai pensé qu’il allait flancher. Mais dès le client suivant, il devançait l’attaque : il annonçait un deuxième tome, qui justement passerait par ici, dans le coin, limite au bout de la rue. Comme ça ! Technique de judoka, adaptation à la force l’adversaire. Vraiment balèze, je dois dire.
Moi, j’étais là avec mes conneries, mes sacrifices humains, mes vikings et mes chiens qui parlent. Autant dire que ça n’a pas donné grand-chose. Le dimanche, j’en ai vendu que deux. À chialer – surtout que j’ai quand même l’esprit de compétition, j’avoue. Ça a même ému la libraire de mon stand, qui m’a dit que l’année n’était pas bonne, qu’il y avait pas grand monde, bref que c’était pas ma faute. Et, comme je lui disais que c’était mon tout premier salon, elle a même ajouté, avec un air coquin : « Contente d’avoir été ta première fois. » Ça m’a drôlement réconforté. Alors je me le suis répété, dans le train du retour, et encore quand on est arrivé à Austerlitz, où le tricératops n’avait pas bougé d’un cil. Ça voulait bien dire ce que ça voulait dire : ça y est, moi aussi, j’étais devenu un auteur.