Luc Fraisse est professeur de littérature française à l’université de Strasbourg et membre senior de l’Institut universitaire de France. Son ouvrage, L’Éclectisme philosophique de Marcel Proust (Pups, 2013) a reçu le prix de la critique de l’Académie française. Aux Classiques Garnier, il réédite actuellement l’œuvre de Proust. Il dirige par ailleurs la Revue d’études proustiennes et la collection « Bibliothèque proustienne ». Il vient de publier Proust et la stratégie militaire chez Hermann et a préfacé Le Mystérieux correspondant et autres nouvelles inédites aux Éditions de Fallois, un recueil de nouvelles inédites publiées pour la première fois et issues des archives de l’éditeur Bernard de Fallois.
PHILITT : De quand datent ces nouvelles inédites de Marcel Proust que les Éditions de Fallois viennent de publier avec votre préface et vos commentaires ?
Luc Fraisse : Ces nouvelles, inédites à l’exception de « Souvenir d’un capitaine », datent exactement de l’époque où Proust prépare le recueil Les Plaisirs et les Jours. Mais si ce premier livre paraît en 1896, alors que Proust a déjà commencé à écrire Jean Santeuil, les textes retrouvés doivent remonter à 1892-1893. C’est-à-dire que Proust a à peine plus de vingt ans.
Qu’est-ce qui explique que l’éditeur Bernard de Fallois n’ait jamais décidé de les rendre publiques ?
Les textes se trouvaient dûment répertoriés et classés dans le fonds laissé par Bernard de Fallois – fonds dont ses dispositions testamentaires font don à la Bibliothèque nationale de France dans son intégralité. Il en a donc publié un dans Le Figaro, en novembre 1952 comme on célébrait les 30 ans de la mort de Proust. Il interprète tous ces textes inédits dans une section de sa thèse inachevée et elle aussi laissée inédite, section récemment publiée aux Belles Lettres sous le titre Proust avant Proust. Pourquoi, reconstituant et publiant Jean Santeuil en 1952 et Contre Sainte-Beuve en 1954, n’a-t-il pas « dans la foulée » publié aussi les nouvelles ? Parce que Proust dans les années 1950 ne jouissait pas de la renommée et de l’engouement internationaux qui sont les siens aujourd’hui. La rédaction du Figaro, en me montrant le numéro de novembre 1952, me faisait remarquer que la première page signale à peine la publication de ce récit inédit dans les pages intérieures. Alors que tout un dossier accompagne, en ce mois d’octobre 2019, la parution des nouvelles inédites. Des nouveautés concernant Proust ne revêtaient pas du tout en ce temps la même importance. Par ailleurs, après les deux publications marquantes de Proust chez Gallimard, Bernard de Fallois s’est retrouvé propulsé bientôt sur les hauteurs de la grande édition, avec des responsabilités directoriales très prenantes. Il n’a jamais oublié Proust, puisque c’est lui qui a fait entrer son œuvre dans Le Livre de Poche, rappelons-le. Mais il n’a même pas publié les parties, pourtant excellentes, qu’il avait rédigées de sa thèse, ni donc ces nouvelles qui sont restées dans ses archives.
Peut-on dire qu’elles nous en apprennent plus sur la personnalité de Marcel Proust et sur son à rapport à l’homosexualité ?
En effet. Même si le recueil réunit, il faudrait dire entretisse, bien d’autres thèmes majeurs dans l’œuvre future de Proust, plusieurs de ces textes abordent de front l’homosexualité, une fois transposée en lesbianisme, deux fois évoquée directement au masculin. Sans toutefois jamais rien de scabreux, ce qui libère le lecteur contemporain du remords de tout voyeurisme. Mais ces nouvelles, à travers la redisposition littéraire, constituent le seul témoignage solide sur la façon dont le jeune homme pouvait vivre, ressentir, cette homosexualité découverte en soi depuis peu. Il le fait sur un mode extrêmement tragique, ce qui sera beaucoup plus médiatisé à l’époque plus tardive de la Recherche du temps perdu. Ou bien le personnage met en œuvre une émotion d’ordre homosexuel sans même s’en rendre compte ; ailleurs une héroïne laisse apparaître son inclination parce qu’elle est en train de mourir ; ailleurs encore on discute posément de ce sujet, mais parce qu’on est au royaume des morts, c’est-à-dire au-delà de la vie et de la responsabilité morale que ferait peser sur le sujet cette vie. Les autres nouvelles, qui ne mettent pas nommément en scène l’homosexualité, évoquent le plus souvent le drame d’aimer sans être aimé. Ce drame ne sera plus jamais exprimé aussi directement.
Jean-Yves Tadié a eu des mots assez durs dans Le Monde sur ces textes. Selon lui le style y est « mou et sentimental », partagez-vous ce jugement ?
Évidemment non. Jean-Yves Tadié non plus, qui soulignait, dans sa préface à la réédition de Jean Santeuil (autre écrit de jeunesse, non publié par son auteur) : « Qui dira le charme, le jaillissement des œuvres de jeunesse. » Penser que Proust écrivain est né à 42 ans, c’est appliquer à l’écrivain cette doctrine de la génération spontanée dont Pasteur a fait justice depuis longtemps. Penser que Proust a lui-même caché ces textes parce qu’ils lui auraient fait honte, c’est oublier ce que Bernard de Fallois, justement dans son essai Proust avant Proust, déniche dans le manuscrit de la préface à Les Plaisirs et les Jours, où Proust avait voulu signaler avoir écarté certaines nouvelles parce qu’elle choquaient les lecteurs, alors que telle ou telle, ajoutait-il, lui était la plus chère. De fait, ces nouvelles renferment déjà de très beaux passages. Elles sont aussi intéressantes quand elles annoncent la Recherche du temps perdu que quand à l’inverse elles montrent un Proust qui ne reparaîtra plus jamais.
Reste-ils encore des textes ou des correspondances majeurs de Marcel Proust jamais publiés ?
Majeurs, on ne sait. Mais il apparaît constamment en effet des lettres inédites de Proust. Et le fonds laissé par Bernard de Fallois renferme beaucoup d’écrits et manuscrits jusqu’ici ignorés. C’est pourquoi on doit lui être reconnaissant d’en avoir légué l’intégralité à la Bibliothèque nationale, dans le but d’être définitivement préservés et rendus aisément accessibles à tout chercheur. Certains ont signalé dans ces archives la présence des 75 feuillets originels de La Recherche du temps perdu, dont on pensait avoir perdu la trace. Ils y sont en effet, je les ai lus. Maintenant qu’ils sont avec le reste déposés à la Bibliothèque nationale, il serait hautement souhaitable de les voir numérisés et mis en ligne, et à la disposition de tous, le plus rapidement possible. Comme le disait Bernard de Fallois en 1954, l’histoire de ce roman est un roman.
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