Publié en 1953 et tombé dans l’oubli, Le monde du silence du philosophe suisse Max Picard fait l’objet d’une réédition aux Éditions La Baconnière. Le silence éponyme est peut-être celui des académiques et des critiques qui n’ont jamais donné à ce grand texte, à la fois rigoureusement philosophique et ouvertement littéraire, l’attention qu’il mérite.
Écrire sur la portée sacrée, contemplative du silence, c’est prendre le risque de reconduire un bavardage allusif, consistant à désigner ce dernier comme l’espace de l’ineffable, et de conférer à une telle pensée une simple finalité ascétique qui s’annulerait dans un même temps. Le travail de Max Picard évite cet écueil et confère, malgré sa densité métaphysique, un défaut ontologique à ce phénomène originaire, dont la finalité est l’émergence de la parole.
Toute parole séparée du monde du silence, jetée hors de l’être et prenant racine sur une autre parole n’est alors qu’un énoncé creux, qui créé les objets qu’elle vise à saisir plutôt qu’elle ne les dévoile dans leur objectivité silencieuse : « Quand la parole n’est plus liée au silence, elle ne peut plus se régénérer, elle perd de sa substance. Le langage semble aujourd’hui ne parler que de soi-même ; se dispersant et se vidant, il paraît se précipiter vers un terme. Il y a dans le langage d’aujourd’hui quelque chose de dur, d’entêté, comme s’il tendait à se maintenir en dépit de son vide, et quelque chose de désespéré, comme s’il attendait que le vide conduise à un terme ; cette alternance d’entêtement et de désespoir le rend inquiet. L’on a rendu le langage orphelin en le retirant du silence. » Dans le monde moderne, le silence qui a perdu sa positivité, n’habite plus la parole, mais est le simple produit de son interruption. Ce mutisme n’est pas le silence originaire et primordial, mais « du bruit qui ne fonctionne pas ». Le silence n’est plus un phénomène originaire, objectif, mais un simple produit de l’évidement de la parole.
Pour appréhender la crise de la parole dans le monde moderne, il faut d’abord revenir aux origines du phénomène du silence. Dans l’œuvre de Max Picard, silence et parole font l’objet d’une appréhension généalogique qui désigne le monde du silence comme le lieu d’apparaître de la parole. Cette approche amène le philosophe à désigner le silence comme « un phénomène originaire, un donné premier que l’on ne peut reconduire à rien d’antérieur. » Silence et parole forment néanmoins, dans l’ouvrage, ce que l’on pourrait qualifier de palindrome philosophique. Ils partagent pour ainsi dire une ontologie réversible : « Il y a en chaque parole quelque chose qui fait silence, qui est le signe de l’origine de la parole – il y a en chaque silence quelque chose qui parle, qui est le signe de ce que tout acte de parole naît du silence. » Le monde du silence, qui est certes une donnée objective, ne s’actualise que dans la parole.
Le monde du silence ne saurait par ailleurs être lu selon des modalités performatives : en dépit de son style allusif et de sa cadence poético-liturgique, il s’agit bien d’un rigoureux travail philosophique et non d’une vaine tentative d’imitation métaphilosophique. Le silence tient un rôle certes fondamental dans la grammaire stylistique de Max Picard, mais il vise avant tout à dévoiler la richesse d’une parole ratifiée par le silence plutôt qu’à dissimuler une méditation solipsiste. La densité philosophique du propos de Max Picard se révèle par exemple dans une étonnante théorie de la connaissance qui fait du silence premier la condition de l’appréhension logique du monde. Certes, cette condition est simplement nécessaire, et non suffisante pour qu’émerge la parole de vérité, puisque « dans le silence, la vérité est passive, elle sommeille en lui ; mais la vérité est éveillée dans la parole où il est activement décidé du vrai et du faux ». Ainsi, c’est le rapport entre la parole et silence, phénomènes consubstantiels, qui permet donc l’émergence d’une parole de vérité dans le langage, au sein duquel est sise la vérité. La structure logique du langage, qui fait écho à l’ordre logique du monde, ne se révèle que parce que le silence, en tant que phénomène interstitiel, préside à son appréhension.
L’apparaître du silence
La conception ici exposée n’invite donc pas à appréhender le silence comme une caractéristique psychologique ou une inclination spirituelle mais comme une donnée objective qu’il est possible de penser sur le mode de la phénoménologie. En effet, la lucidité de « l’activité silencieuse » revêt une importance manifeste dans la pensée de Max Picard. Cette dernière n’a pas recours à la transe, l’extase ou à l’imitation symbolique du silence. Elle ne confisque en rien à celui qui fait silence, ou qui parle depuis le silence, sa participation au phénomène premier. Mais il ne s’agit plus ici d’une projection mentale et rationnelle vers « le monde du silence », mais d’un apparaître brut, immédiat. Le rapport entre le sujet et l’objet n’est plus pensé sur le mode de l’appréhension logique du phénomène originaire, mais sur le mode de la coïncidence entre l’Etre et le silence : « Le substantiel, l’ontique des choses, est renforcé par le silence […] Être et silence s’entr’appartiennent. » L’apparaître du silence, c’est donc la manifestation de ce qui est immuable, non de ce qui est transitoire, même si la parole décrit le devenir. C’est là un écho de l’affirmation platonicienne, selon laquelle « l’être est au devenir comme la vérité à l’illusion. » (Timée)
Si le silence est à l’origine de la connaissance car il permet l’émergence de la parole de vérité, cela requiert une connaissance méthodique et conscientisée du « monde du silence ». Max Picard n’attribue pas au « monde du silence » une suprématie sur celui de la parole : « dans un monde où le silence est actif, la solitude ne dépend pas du subjectif, ni ne provient de lui. La solitude se tient devant l’homme comme quelque chose d’objectif, même la solitude qui est en lui-même : elle se tient là, devant lui en tant que silence. […] Elle était signe que l’on était en rapport avec l’immense monde objectif du silence et sa solitude. » La question de la présence immédiate du silence comme indice manifeste de l’existence du « monde du silence » a pour particularité d’identifier la tonalité phénoménologique du propos du philosophe, en même temps qu’elle la dissipe. C’est effectivement le phénomène subjectif du silence qui est comme le sillage du « monde du silence », mais il n’en est pas la provenance. L’activité silencieuse, pour ainsi dire, n’est pas, en soi, « le monde du silence ». Cette position intermédiaire entre la métaphysique classique et la phénoménologie semble trouver une résolution dans l’appréhension du « monde du silence » et de ses composantes dans son appréhension sensible.
Connaître et éprouver le « monde du silence » ne revient pas à pratiquer une réclusion sensorielle. Pour Max Picard, la sensibilité est entièrement traversée par le silence, qui revêt une dimension proprement matérielle. L’incommunicabilité du silence est refusée, toujours en vertu de son caractère originellement positif. C’est la raison pour laquelle l’ouvrage est traversé d’un ensemble de monographies ébauchant les linéaments d’une esthétique du silence. L’apparition naturelle du silence y est décrite dans la majesté des forêts, le chant des oiseaux ou encore le passage des saisons. Ceci parce que « le silence de la nature est l’élément primaire ; les choses de la nature servent seulement à manifester le silence, elles représentent le silence plus qu’elles ne se représentent elles-mêmes ; elles ne sont plus que des signes indiquant où est le silence. »
Il en va de même d’une brève étude du silence dans les écrits présocratiques, où « chaque phrase semble avoir jailli immédiatement du silence ; les phrases sont encore pleines de leur étonnement d’exister. » Dans ce commentaire, Max Picard s’attache encore une fois à démontrer la densité morale et métaphysique des énoncés tout juste expulsés du phénomène originaire du silence. La diversité de ces exposés, et leur dimension allusive, confirme que le silence est un phénomène totalisant qui englobe tous les pans de la création humaine, lorsque celle-ci n’est pas affadie par la permanence de la rumeur.
L’anéantissement de la parole
Les contours dessinés d’un silence matériellement et sensiblement éprouvé permettent aussi de signifier le contraste entre le monde du silence et le règne de la rumeur. Les images sensibles qui abritent le silence sont chez Max Picard les vestiges du règne du silence : « La cathédrale est comme du silence incrusté de pierre. […] Les cathédrales sont aujourd’hui abandonnées comme l’est le silence ; elles sont devenues des musées du silence. »
Il n’y a donc pas, comme chez saint Jean de la Croix, de volonté d’abolir la sensibilité pour faire faire entrer la conscience mystique dans une « nuit des sens », ni de livrer l’âme à un silence « démoniaque », que Max Picard réprouve là aussi avec une grande fermeté.
Si le silence tel que décrit par Max Picard ne coïncide donc pas avec le silence mystique, sa finalité fidéiste, au sens pascalien, reste néanmoins entière, et fondamentale. Pour ne pas être démoniaque, le monde du silence doit être un lieu de dévotion. Cette dévotion est révélée dans la composante sensible du silence : « c’est dans le silence que se rencontrent d’abord l’homme et le mystère ; mais la parole qui vient de ce silence est originaire comme la première parole qui n’avait encore jamais rien dit : c’est pourquoi elle est en état de parler du mystère. » L’étonnement esthétique suscité par le silence conduit à la foi, car « la parole semble n’avoir été créée pour rien d’autre que pour représenter l’extraordinaire ; ainsi elle s’identifie à l’extraordinaire, au mystère et elle possède la puissance comme le mystère. »
L’appréhension philosophique du « monde du silence » est, chez Max Picard, une archéologie. Elle revient à dévoiler un monde enfoui, vestigial. Si le « monde du silence » reste un phénomène originaire, il n’est plus, à l’ère moderne du « vide sonore qui recouvre le vide insonore », une donnée permanente de l’existence humaine. Étonnamment, ce n’est pas le tapage médiatique, et le psittacisme qui l’accompagne qui sont mis en cause, mais un autre phénomène englobant et accessible à tout moment, qui est celui de la rumeur. Rumeur et bruit ne coïncident pas dans la pensée de Max Picard, car si « le bruit est l’ennemi du silence, la rumeur n’est pas opposée au silence, elle fait même oublier qu’il y eut jamais un silence. » La rumeur subvertit « le monde du silence », car la parole prend désormais racine sur une autre parole, ce qui entérine la propagation de la rumeur, définie comme « pseudo-parole et pseudo-silence à la fois : il est dit quelque chose et il n’y a pas de parole ; il disparaît quelque chose dans le rumeur et il n’y a pas de silence. »
La rumeur se caractérise donc par sa prolifération : plus les énoncés qu’elle formule sont creux et fantomatiques, plus la parole se voit évidée, puisque « la parole n’est plus le lieu où l’homme se décide pour la vérité ou pour l’amour ; c’est la rumeur qui décide pour lui. » L’anéantissement de la parole de vérité a pour conséquence la dépersonnalisation tous les événements : « l’événement n’est plus un phénomène spécifique, mais seulement une condensation de la rumeur. »
Max Picard étudie aussi le caractère psychologique du déploiement de la rumeur, qui donne l’illusion d’un champ indéfini des possibles, car «dans le monde de la rumeur, ce n’est pas la réalité mais la possibilité qui compte pour l’homme. Les possibilités ne sont point établies solidement comme quelque chose de précis ; elles vont d’une imprécision à l’autre ; elles n’ont ni commencement ni fin, elles n’ont pas une signification unique elles sont comme un vague bourdonnement. » Il ne paraît pas inconséquent de rapprocher cette description de l’éthique moderne, qui attribue à la réinvention psychologique et sociale permanente une hégémonie morale sans précédent, abhorrant la fixité et célébrant la mobilité dans toutes ses composantes. « Rien n’a modifié l’essence de l’homme autant que la perte du silence », affirme le philosophe. Constater l’absorption du « monde du silence » par celui de la rumeur, et l’anéantissement de la parole qui en découle, ne revient donc pas un décrire une simple propriété de la modernité épistémologique ou de la société du divertissement qui la répercute, mais son origine première.
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