Giordano Bruno est mort le 17 février 1600. Condamné par l’Inquisition, il est brûlé vif à Rome sur le Campo dei Fiori. Qu’a-t-il fait ou pensé pour mériter un tel châtiment ? Quelle hérésie a-t-il proférée pour devenir ainsi une victime de plus de la sévérité de la Contre-Réforme ? À cette question, on répond généralement que Bruno a été exécuté pour sa conception d’un univers héliocentrique et infini, c’est-à-dire pour sa conception scientifique du monde, insupportable aux inquisiteurs obscurantistes de Rome. Cette image d’Épinal est cependant fausse. Giordano Bruno n’était pas un scientifique, c’était un mage.
Frances Yates (1899-1981), historienne anglaise, spécialiste de la Renaissance, proposait, dans son livre Giordano Bruno et la tradition hermétique, publié en 1964, une lecture novatrice de l’œuvre du philosophe italien. Le temps a depuis largement montré la fécondité intellectuelle de cet ouvrage qui éclaire d’un nouveau jour toute la Renaissance. Yates souhaitait rompre avec la conception de Bruno, nourrie par les libéraux, qui voyaient en lui un précurseur du scientisme, de l’anticléricalisme, de la libre pensée… Bref, qui voyaient en Bruno un prototype de tout ce qu’ils étaient eux-mêmes. Elle cite comme emblématique de cette approche le livre Vita di Giordano Bruno da Nola de Domenico Berti, paru en 1868, et qui voyait en Bruno l’image du « héros qui préféra mourir plutôt que renoncer à sa croyance scientifique dans la vérité du système copernicien, du martyr de la science moderne, du philosophe qui rompit avec l’aristotélisme médiéval pour inaugurer le monde moderne ». Yates affirme sans ambages que cette compréhension de Giordano Bruno est fausse. Tout son travail consiste ainsi à resituer Bruno dans son contexte historique exact, qui est l’hermétisme de la Renaissance issu de Marsile Ficin.
L’héritage de Marsile Ficin
En 1463, à Florence, le vieux Cosme de Médicis demanda à Marsile Ficin de traduire un codex qu’un moine venait de rapporter de Macédoine. Il s’agissait d’un recueil de quatorze dialogues hermétiques, des Hermetica. Les Hermetica forment un ensemble de textes théologiques, cosmologiques, magiques, alchimiques, astrologiques… Pas toujours très cohérents entre eux sur le plan philosophique, mais dont le point commun est d’être mis sous le patronage d’Hermès Trismégiste. Pour la recherche contemporaine, Hermès Trismégiste est une version hellénisée du dieu égyptien Thot, et les Hermetica, des textes des IIe-IIIe siècles témoignant de l’éclectisme de la pensée philosophico-religieuse de cette époque. Mais pour Ficin, Hermès Trismégiste est un personnage réel, un prêtre-roi détenteur d’un savoir immense, ayant vécu en Égypte dans une très lointaine Antiquité, père de la sagesse égyptienne qui a irrigué tous les sages du monde antique, Platon au premier chef. Les Hermetica sont ainsi compris par Ficin comme des textes transmettant la sagesse primordiale et immémoriale d’Hermès Trismégiste. À partir de son étude des Hermetica, Ficin élabore toute une doctrine magique. Le monde lui apparaît comme traversé d’influences astrales positives ou négatives. Il s’agit donc d’écarter les influences astrales négatives et d’attirer les influences astrales positives. Pour ce faire, Ficin recommande l’utilisation de certains métaux, pierres, herbes, couleurs, hymnes et talismans, qui sont en résonance avec les astres. Ficin définit ainsi ce qu’est le mage de la Renaissance. Loin d’être un sorcier conjurateur de démons, le mage de la Renaissance est un sage qui, par sa connaissance de la science sacrée d’Hermès Trismégiste, sait maîtriser les forces occultes de la nature.
Vivant à une époque où débute les grandes chasses aux sorcières, Ficin aura à cœur de défendre la compatibilité de sa doctrine magique avec le christianisme. Il défendra ainsi l’idée que les textes hermétiques contiennent un enseignement qui préfigure et annonce celui du christianisme, faisant d’Hermès Trismégiste un véritable prophète païen. Ficin fera ainsi une lecture chrétienne des Hermetica, esquivant les critiques de l’hermétisme que l’on trouve chez saint Augustin et saint Thomas d’Aquin. Il s’appuiera surtout sur Lactance, qui, au IVe siècle, avait fait, dans un but missionnaire, d’Hermès Trismégiste un prophète païen de la foi chrétienne. Par une ironie de l’histoire, Ficin cherchera ainsi à valoriser l’hermétisme auprès des chrétiens en utilisant les textes écrits par Lactance pour valoriser le christianisme auprès des philosophes païens.
Bruno l’Égyptien
À bien des égards, Bruno est un mage se situant dans la lignée initiée par Ficin. Il diffère cependant de celui-ci sur certains points, dont un capital : il rejette l’interprétation chrétienne de l’hermétisme. Pour lui, l’enseignement d’Hermès Trismégiste n’annonce pas le christianisme. Il témoigne de la vraie sagesse, qui était celle des anciens Égyptiens, et que le christianisme a fait oublier. Dans l’Asclépius, texte hermétique que l’Occident a reçu dans une traduction latine faussement attribuée à Apulée de Madaure, on trouve une prophétie sur la fin de la religion des Égyptiens. Bruno faisait ainsi siens ses mots : « Un temps viendra où il semblera que les Égyptiens ont en vain honoré leurs dieux dans la piété de leur cœur, par un culte assidu : toute leur sainte adoration échouera inefficace. Les dieux, quittant la terre, regagneront le ciel ; ils abandonneront l’Égypte ; cette contrée qui fut jadis le domicile des saintes liturgies, maintenant veuve de ses dieux, ne jouira plus de leur présence. Des étrangers rempliront cette terre et non seulement on n’aura plus souci des observances, mais, chose plus pénible, il sera statué par de prétendues lois, sous peine de châtiments prescrits, de s’abstenir de toute pratique religieuse, de tout acte de piété ou de culte envers les dieux. Alors cette terre très sainte, patrie des sanctuaires et des temples, sera toute couverte de sépulcres et de morts. »
Mais, aux yeux de Bruno, cette ère noire allait s’achever. La découverte de l’héliocentrisme par Copernic annonçait prophétiquement le retour de l’ancienne sagesse d’Hermès Trismégiste. Bruno n’avait que faire des aspects proprement scientifiques du travail de Copernic. Il se moqua même de lui pour ne voir l’héliocentrisme que sous un jour mathématique et astronomique. Pour lui, la représentation copernicienne du cosmos était une image sacrée, un véritable hiéroglyphe dévoilant le retour de la religion solaire des anciens Égyptiens. L’héliocentrisme de Bruno n’avait donc pas une motivation scientifique, mais une motivation religieuse. Il s’enracinait dans sa conviction d’un retour prochain de la sagesse de l’Égypte ancienne (ou du moins de la conception hermétique qu’il s’en faisait).
Une conception magique du monde
De la même façon, la conception d’un univers infini que nourrissait Bruno lui venait, selon Yates, de sa lecture du De rerum natura de Lucrèce, mais qu’il relisait et réinterprétait à l’aune de ses convictions hermétiques. L’univers était ainsi pour lui infini car la création du Dieu infini ne peut être qu’elle-même infinie. Abritant une infinité de mondes habités, l’univers apparaît aux yeux de Bruno tel un être vivant, se déployant à l’infini à partir de son centre sacré, le soleil, cœur vivant du cosmos et image de Dieu.
Se considérant lui-même comme un prophète, Bruno chercha vainement toute sa vie un souverain qui eût pu soutenir la réforme hermétique qu’il annonçait. Il chercha ainsi successivement les faveurs de la reine Élisabeth, de l’empereur Rodolphe II, du roi Henri IV, et finalement du pape lui-même. Yates relève en effet qu’étrangement Bruno considérait que sa réforme hermétique pourrait se faire dans le cadre de l’Église catholique. C’est cette idée fort étonnante qui le poussa à revenir en Italie où il fut arrêté, jugé et exécuté, après plusieurs années d’emprisonnement.
L’historien s’intéressant au procès de Giordano Bruno a à sa disposition une documentation fort correcte. Il lui manque cependant une pièce capitale : le processo, rapport officiel établissant les chefs d’inculpation qui valurent à Bruno sa condamnation, a été détruit car il faisait partie d’une masse de documents que Napoléon rapporta à Paris et vendit à une usine de cartonnage qui en fit de la pulpe à papier. Néanmoins, même si nous en ignorons les détails juridiques précis, il est clair qu’aux yeux de Yates, la condamnation de Bruno à un supplice odieux n’a pas été motivée par sa conception scientifique du monde, celle-ci n’existant tout simplement pas (la question de savoir si l’hermétisme de la Renaissance a pu favoriser l’éclosion de la pensée scientifique moderne est un autre problème), mais bien plutôt pour sa conception magico-religieuse du monde. Giordano Bruno n’est donc pas le symbole de la « science moderne persécutée » que les libéraux ont voulu voir en lui.
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