Lauréat du prix Nobel de littérature 2019, le romancier autrichien Peter Handke est l’un des plus grands écrivains actuels en langue allemande. Il est aussi un promeneur, auteur de pages somptueuses sur les forêts.
[Cet article est paru initialement dans PHILITT #10]
Comme le héros de Kafka, il est ce que l’on peut appeler un arpenteur. Celui qui avance, observe, relate. Il marche, puis il écrit sur ses marches. Il parle de villes, de pays, de forêts. Il a choisi de vivre au cœur de l’une d’elles, dans la « Baie de personne » comme il l’a baptisée dans un de ses livres (c’est-à-dire la banlieue ouest, le bassin parisien). Son écriture, ainsi que l’a récemment rappelé celui qui fut longtemps son traducteur attitré, Georges-Arthur Goldschmidt, peut se déployer à merveille dans les bois, parce qu’elle « donne une densité extrême aux éléments concrets : feuillages, branches, objets de toute sorte ». Avec elle, ajoute Goldschmidt, « le paysage est une consistance de l’être et non un simple spectacle ».
Dramaturge, romancier, cinéaste et scénariste (notamment pour Wim Wenders, on se souvient des Ailes du désir, dont le titre allemand, Der Himmel über Berlin, « le ciel au-dessus de Berlin », disait mieux la poésie simple et concrète de notre auteur), Peter Handke est l’héritier de la longue tradition goethéenne. Celle qui lui a permis de dire, mieux qu’aucun autre, une certaine expérience de la forêt, à travers ses écrits autobiographiques comme à travers ceux qu’il a consacrés à d’autres personnages. Son récent Essai sur le fou de champignons en fournit un bon exemple.
Paru en 2013, l’ouvrage se situe dans la suite de ses courts essais consacrés à différents aspects de la vie quotidienne (Essai sur la fatigue, Essai sur le juke-box, etc.). Il raconte la vie d’un ami de l’auteur, le « fou de champignons » du titre. Un ami d’enfance, qui a grandi dans la même région que lui, dans un petit village des collines autrichiennes, avant de devenir un grand avocat, travaillant visiblement aux Pays-Bas, pour ce Tribunal pénal international dont Handke a dit ailleurs tout le mal qu’il en pensait – mais dans ce livre il laisse la politique à l’extérieur, et n’en souffle mot. À différents moments de sa vie, cet homme a su nouer des liens très étonnants avec la nature et les bois. Plus exactement, il semble avoir vécu, un peu sur le mode des « épiphanies » décrites dans les romans de Joyce ou de Virginia Woolf, des moments de joie intenses, délicats, que le langage peine à exprimer (et pourtant, c’est du moins la mission de l’écrivain véritable, qu’il faut bien que le langage exprime).
Enfant, déjà sensible à la poésie simple des forêts, il passe des heures à s’y promener, en quête de champignons. C’est qu’il se sent destiné, au plus profond de son être, à devenir un « chercheur de trésor ». Les champignons, des trésors ? Pour qui sait les regarder comme tels, oui. Car grâce à cette quête, si triviale en apparence, c’est comme si le monde se trouvait enfin restitué dans son authenticité. Reconstruisant la vie de son ami disparu, Handke écrit : « Aucun bruit de ressac ni de vague sauvage ne put remplacer plus tard le ruissellement des bouleaux, le bruissement des hêtres, la rumeur des frênes, le tumulte des chênes en bordure de forêts. C’était le trésor, à lui destiné depuis qu’il était tout petit. »
L’écrivain emprunte sciemment au vocabulaire des Märchen, des contes de fée germaniques, guettant les traces d’un merveilleux humble, discret, et pourtant bien présent pour qui sait l’apercevoir. Mieux : même si Handke décrit le glissement progressif du « fou de champignons » vers la démence, lui qui va négliger sa femme, son enfant et son travail tandis qu’il se passionne toujours plus pour les champignons, la fin du livre nous montre, sous forme d’apaisement, un retour par-delà la mort du protagoniste, au chevet de l’écrivain qui vient de raconter sa vie, suivi d’une longue promenade en forme de réconciliation. Le conte, ainsi, se présente comme la correction d’une réalité moins heureuse, au cœur des forêts.
Quête de l’ultime aventure
C’est que celles-ci dessinent, peut-être, une sortie de secours à notre monde perdu. Dans les dernières années de sa vie, le « fou de champignons » voit ses semblables comme les modèles d’une nouvelle société possible. Parce que l’homme, partout, semble déjà parcourir le monde en tous sens, parce que toutes les zones grises des cartes, les espaces marqués du libelle « terra incognita » ont disparu, parce que les globe-trotters médiatiques (Sylvain Tesson, j’écris ton nom) escaladent les plus hautes montagnes, traversent les plus terribles déserts équipés de leurs caméras, de leurs micros et de leur arrogance, il ne reste plus, comme dernier refuge, comme « ultime aventure », qu’à se tourner vers les forêts qui nous entourent encore. Et à les arpenter… pour y cueillir des champignons.
Des champignons ? Voilà une odyssée qui semble bien décevante, à première vue. Pourtant, comme le remarque malicieusement Handke, ces derniers sont à présent « les seules plantes sur terre qui ne se laiss[ent] pas cultiver, pas civiliser, encore moins domestiquer ; les seules à pousser de façon sauvage, insensibles à l’influence d’une quelconque intervention humaine. »
Là se trouverait donc l’issue improbable de notre monde unifié, clos, sans autre ni ailleurs. Handke, bien sûr, sourit en retranscrivant la folie de son ami disparu. Il sourit, mais il n’en propose pas moins, exemples à l’appui, un petit guide à l’usage de tous ceux qui refusent l’aliénation contemporaine en jouant d’une folie plus aimable, et qui cherchent en forêt ce qu’il a appelé ailleurs « l’heure de la sensation vraie », ce moment où la séparation technique d’avec le monde se suspend enfin ; ou, du moins, brièvement s’atténue.
Cette fantaisie sylvestre n’est pas sans rappeler la leçon que Goethe énonçait deux siècles plus tôt, dans Poésie et Vérité : « Tout l’agrément de la vie est fondé sur un retour régulier des choses extérieures. L’alternance du jour et de la nuit, des saisons, des fleurs et des fruits, et toutes les autres choses qui viennent à notre rencontre périodiquement afin que nous puissions et devions en jouir, voilà les véritables ressorts de la vie terrestre. Plus nous sommes ouverts à ces jouissances, et plus nous nous sentons heureux. » Que nous propose la forêt en effet, et surtout la marche à pas lents, mesurés, débarrassés des outils, de la technologie et de la pensée raisonneuse, qu’est l’expérience de la cueillette des champignons ? Une manière d’accueillir encore, pour le peu de temps qu’il nous reste, un univers qui nous dépasse, et dont seule la reconnaissance peut nous rendre le bonheur. Voilà, du moins, ce que semble nous dire Peter Handke.
Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir PHILITT sur Tipeee.