Quand Ersnt Jünger et Carl Schmitt entament leur correspondance à l’aube des années 1930, la République de Weimar s’apprête à laisser la place au totalitarisme nazi. Traversant les années les plus tragiques de l’histoire allemande, leurs échanges de lettres va se poursuivre jusqu’en 1983, deux ans avant le décès de l’auteur de La théorie du partisan.
La publication en français de ce dialogue épistolaire entre deux titans de la pensée allemande du XXe siècle s’imposait. Il faut remercier les deux éditeurs français, les éditions Krisis et la maison du regretté Pierre-Guillaume de Roux, à l’origine de ce projet, pour avoir engagé cette traduction effectuée avec un soin méticuleux par François Poncet. Cette importante correspondance est introduite par une préface éclairante de Julien Hervier, biographe d’Ernst Jünger. À cela s’ajoutent une très dense postface d’Helmuth Kiesel, l’éditeur allemand de l’ouvrage, et un impressionnant appareil critique composé de près de 1000 notes ! Ce livre est donc l’aboutissement d’un long et minutieux travail éditorial.
Les passionnés de l’œuvre de Jünger et de celle de Schmitt goûteront avec intérêt cette nouveauté. Ils auront assurément du plaisir à lire les échanges variés entre les deux hommes (littérature, astrologie, histoire, sens des rêves…). Les autres, en revanche, risquent de s’en lasser. En effet, sa lecture s’avère parfois répétitive voire décevante. La correspondance ne semble être que l’écho atténué, fragmentaire, des conversations entre les deux hommes.
Une amitié française
Si les positions politique et intellectuelle des deux écrivains, figures majeures de la Révolution conservatrice allemande, les rapprochèrent au départ, leur érudite passion pour la culture française semble avoir été la sève qui innerva les racines de leur amitié complexe marquée par les malheurs de leur époque. Comme un symbole de cette passion française commune, leur première lettre échangée est datée du 14 juillet 1930, point de départ d’un demi-siècle d’un fructueux dialogue. Cet intérêt pour les écrivains français entretenu tout au long de la vie des deux hommes est la face la plus saillante de l’érudition prodigieuse qui ressort de ce demi-siècle de correspondance. L’ouvrage regorge de réflexions littéraires, de conseils de lecture ou de commentaires de traduction. Léon Bloy, Rivarol et les moralistes français sont ainsi au cœur de nombre de leurs missives et l’on perçoit l’importance de ces écrivains d’outre-Rhin pour les deux Allemands. Ainsi, peu de temps après être revenu d’une mission sur le front de l’est dans le Caucase, le 8 mars 1943, Ernst Jünger écrit : « Je lis beaucoup de Léon Bloy, plusieurs fois par jour, car cette lecture m’apporte des éléments de réconfort. »
Les années de guerre n’entament en rien leurs échanges et Ernst Jünger, membre d’un état-major basé à Paris, peut entretenir sa francophilie dans le bain intellectuel du salon littéraire de Florence Gould où se croisent Paul Léautaud, Jean Paulhan ou bien encore Marcel Jouhandeau. Il rencontre alors Céline, pour qui il eut toujours très peu d’estime comme sa lettre du 10 décembre 1942 le laisse voir : « Et puis j’ai vu Céline, qui m’a paru une sorte de vaurien, de bêtes des cavernes. » À les lire, la guerre semble toujours lointaine et n’entre que de manière périphérique dans leurs échanges. La politique y est aussi également absente, la nécessaire prudence de deux hommes surveillés par le régime nazi l’explique évidemment. Carl Schmitt profite du séjour parisien de son ami pour trouver des ouvrages chez les libraires de la ville, comme ce 28 janvier 1944 : « Je cherche en vain, depuis bien des années, un livre français qui doit être, selon une critique de Barbey d’Aurevilly du plus haut intérêt. » La guerre leur offre tout de même l’occasion, lors d’une visite du grand juriste à Paris, d’effectuer une excursion culturelle afin de découvrir les ruines de l’abbaye de Port-Royal. Dans le vacarme du conflit mondial et des éructations du totalitarisme hitlérien, les deux hommes semblent avoir goûté la visite de cet ancien haut lieu de méditation spirituelle et d’opposition au pouvoir. Le souvenir de ces moments sera ensuite entretenu par les deux hommes bien des années plus tard et semble former comme l’apogée de leur amitié. La réalité du monde ne va pas tarder à revenir dans leurs vies. Les dernières années de la guerre ne les épargnent pas puisque l’auteur des Orages d’acier perd son fils tué au combat dans les carrières de marbre de Carrare et Carl Schmitt voit sa maison détruite lors d’un bombardement aérien sur Berlin.
Après la guerre
Si l’admiration mutuelle ne quittera jamais les deux hommes, leur amitié va toutefois bientôt se ternir. Dans les années d’après-guerre, les conséquences de leurs rapports respectifs au nazisme, presque radicalement opposés, vont voiler l’éclat de leur relation. Alors que Jünger s’était engagé dans la voie de la résistance intérieure et avait refusé tout lien avec le nouveau pouvoir nazi, Carl Schmitt l’avait accueilli d’abord avec enthousiasme. Avide de reconnaissance, il était devenu conseiller d’État en 1933, première nomination d’une série de titres et décorations avant qu’il ne soit menacé à partir de 1936 par la SS pour certaines de ses positions. Helmut Kiesel dans la postface de l’ouvrage écrit ainsi : « [Q]ue le Léviathan, du simple fait de son étatisme, pouvait être compris comme une attaque contre l’idéologie nazie. » Jünger, menacé par le pouvoir, n’avait jamais critiqué Schmitt pour cette adhésion initiale mais s’était contenté d’évoquer la fermeté de son opposition comme ce 11 juillet 1933 où il relate son refus de participer à un événement organisé par une corporation étudiante nazie.
Les années d’après-guerre ouvrent une nouvelle page de l’Allemagne et le poids des engagements politiques de l’auteur du Léviathan vont peser lourd sur le reste de sa vie. Une situation durement vécue par Carl Schmitt qui ne supporte pas cette mise à l’index. Celle-ci ne tarde d’ailleurs pas à avoir un effet délétère sur son amitié avec Ernst Jünger, sans que cela ne soit jamais écrit explicitement, sinon de manière elliptique, dans leur correspondance. Dans sa préface, Julier Hervier écrit que cette tension serait liée à la « jalousie de Schmitt » face au rapide retour en grâce et les nouveaux succès littéraires de son ami. Il ira jusqu’à le traiter « d’épave de l’ère whilhelminienne » dans son Glossarium.
À partir des années 1960, les dissensions s’estompent. Les deux hommes entrent dans le temps de la vieillesse, les échanges de lettre se font plus rares. Le poids des années a atténué les rancœurs et leur correspondance retrouve par moments la chaleur des années de guerre. Les deux hommes, heureux d’avoir dépassé l’âge de Goethe, gardent l’esprit acéré jusqu’à la dernière lettre en 1983 peu de temps avant la mort de Carl Schmitt. Quelques années avant, le 1er mars 1977, Ernst Jünger qui tiendra la plume jusqu’à sa mort à 103 ans en 1998, écrivait : « Quand l’écriture vacille, c’est l’homme tout entier qui chancelle. »
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