Alors que Belmondo s’est éteint le 6 septembre dernier, nous repensons à un de ses plus beaux films, de l’heure où il était encore une vedette montante, et où il croisait, unique alignement de ces deux astres sur le grand écran, le vieux Jean Gabin. Nous parlons d’Un singe en hiver, d’Henri Verneuil, dialogué par Audiard, d’après un roman du même titre d’Antoine Blondin. Et c’est en revoyant Bebel titubant dans les ruelles normandes, flanqué de son grand sourire à la fois provocateur et fraternel, que nous nous posons la question qu’on posait à son personnage : pourquoi buvez-vous ?
Un singe en hiver, roman d’inspiration autobiographique d’Antoine Blondin paru en 1959, et adapté par Verneuil et Audiard en 1962, est l’histoire d’une rencontre. Gabriel Fouquet, incarné par Belmondo, la trentaine passée et toujours jeune homme, vivotant de petits boulots dans la publicité, débarque un soir dans le patelin désert et pluvieux de Tigreville, en Normandie, où il prend une chambre à l’hôtel Stella tenu par Albert Quentin, campé par Gabin, et sa bonne femme Suzanne. On ignore d’abord les raisons de sa venue dans ce trou perdu, mais on comprend vite en tout cas qu’il cherche, ici comme ailleurs, à boire, ce qui n’est pas sans rappeler quelques souvenirs et quelques tentations à son hôte, qui lui aussi jadis avait coutume de lever le coude, et pas qu’un peu, mais qui a fait le serment quinze ans auparavant de ne plus toucher un verre, après avoir de trop près frôlé la mort, par égard pour son épouse, et sans doute également par une espèce de fierté. Chacun intrigue et émeut l’autre : le vieil homme, moins bourru qu’impassible, au premier abord aussi dur et enfoncé dans son train-train qu’un « rocher » ou qu’une « muraille de Chine »[1], laisse quand même échapper quelques signes à peine visibles, et traîne derrière lui une réputation, qui suggèrent une flamme enfouie, endormie, dont on pressent, craint et regrette la chaleur, un « Vésuve » tapi sous la montagne ; le jeune inconnu, lui, impressionne par sa fraîcheur, sa vigueur, ses élans que rien ne semble devoir retenir, et encore par cette ombre, ce soupçon de remords, qui accompagnent discrètement sa joyeuse nonchalance. L’un et l’autre, d’ailleurs, rapidement, peut-être dès le premier regard, peut-être avant, qui sait ?, se reconnaissent, du moins se devinent, se flairent, s’éprennent d’une sorte de fraternité ou de filialité. Ce n’est pas pour rien que Fouquet, ramassé dans l’escalier par Quentin en rentrant de sa première débauche dans le quartier, lui tend les bras en criant : « salut, papa ! »
Les bateaux ivres
Ce qui rapproche les deux hommes, outre le fait que l’un n’a jamais eu d’enfant et que l’autre a perdu son père, c’est leur goût pour l’ivresse. Et attention ! on a bien dit bien l’ivresse, la vraie, la seule, la grande. On ne parle pas de ces poseurs qui dégustent prétentieusement on ne sait quel grand cru au prix prohibitif. On ne parle pas davantage de ces bourgeois qui jouent aux délurés, qui se gaussent au bout de trois pintes, sirotent leur alcool comme un biberon avant d’aller gentiment se coucher, et qui prennent leur vomissure de puceau pour la médaille d’une orgie. On ne parle pas non plus de ces vieux briscards du zinc, de ces piliers de comptoir, solides mais inamovibles, qui enquillent sans frémir, biturent comme ils s’hydratent, sans jamais se laisser emporter par la vague. On ne parle pas même des grands naufragés, des disparus, des météorites éperdues échouées sur leur trottoir, dormant dans le ruisseau de leur pisse, misérables et magnifiques, mais qui habitent déjà un autre monde. Non, on parle de l’ivresse, et il faut ici céder la parole à Quentin et Audiard, qui défendent Fouquet après ses frasques au bistrot d’Esnault :
Albert : Ah parce que tu mélanges tout ça, toi ! Mon Espagnol comme tu dis et le père Bardasse. Les Grands Ducs et les Bois-sans-soif !
Esnault : Les grands ducs !
Albert : Oui, monsieur ! Les princes de la cuite, les seigneurs ! Ceux avec qui tu buvais le coup dans le temps et qui ont toujours fait verre à part ! Dis-toi bien, que tes clients et toi, ils vous laissent à vos putasseries les seigneurs : ils sont à cent mille verres de vous ! Eux, ils tutoient les anges !
Esnault : Excuse-moi, mais nous autres on est encore capable de tenir le litre sans se prendre pour Dieu le Père !
Albert : Mais, c’est bien ce que je vous reproche ! Vous avez le vin petit et la cuite mesquine. Dans le fond, vous ne méritez pas de boire ! Tu te demandes pourquoi il picole l’Espagnol ? C’est pour essayer d’oublier les pignoufs comme vous !
Quelle différence au juste entre les grands ducs et les bois-sans-soif ? La chose est malaisée à dire, il faudrait la vivre. Ou la voir, dans le pas chancelant et dansant de Belmondo, et son sourire d’enfant, dans les gros yeux écarquillés de Gabin, et ses tonitruantes éructations, dans leurs embrassades tendrement recueillies par la caméra de Verneuil, tournant lentement avec eux, comme se joignant à leur ronde. À défaut, disons que, si certains amateurs boivent pour se désaltérer d’une soif passagère, d’autres pour se réunir, d’autres pour oublier, les grands ducs, les seigneurs, eux, boivent d’un désir insatiable dont l’alcool est l’aliment plus que l’objet. Tout en se remplissant le gosier, c’est à autre chose qu’ils aspirent, et des kilolitres de liqueur seraient insuffisants à les rassasier. Ces soûlographes ne savent évidemment pas « s’arrêter à temps », puisqu’il n’est jamais temps de s’arrêter, puisqu’il faut se consumer sans modération, jusqu’à marcher sur l’eau et transformer la mer en vin. « Ce n’est pas une consolation qu’on devrait chercher dans l’alcool mais un tremplin », observe Quentin. Qui en une sentence à sa femme récapitule toute la différence : « si quelque chose devait me manquer, ce ne serait pas le vin mais l’ivresse ». L’ivresse… c’est-à-dire « l’imprévu », et même l’imprévisible, l’exceptionnel, voire l’impossible, l’aventure à tout le moins, ou, pour le dire encore autrement, le voyage. En un mot, aux accents suffisamment exotiques et évocateurs pour que Fouquet le retienne sans en comprendre le sens et malgré le brouillard éthylique, le Yang-tsé-kiang, ce fleuve chinois naguère descendu par le tenancier durant son service militaire, maintes fois convoqué depuis sur les flots bachiques, et maintenant seulement aperçu, de loin, à l’orée des sobres sommeils. Il fut une heure, pourtant, où dans son repaire, l’ancien quartier-maître pouvait voyager par-delà l’espace et le temps : « certains soirs, derrière ce mur, là, et ben, j’ai vu, pas cru voir, hein, j’ai vu, une ville, des tramways, là, la foule, des drames. » Ainsi, quand son client, au retour d’une beuverie, lui chante les beautés de Madrid et lui vante ses prouesses imaginaires et prophétiques de matador, le vieux noctambule repenti ne peut que s’en émouvoir. Ces horizons ne lui rappellent que trop les murs étroits dans lesquels il s’est laissé enfermer, le traître confort de sa routine, de cette chienne d’habitude, « ce bon moyen de se laisser mourir sur place ». Le rocher regrette le vertige, envie ces « funambules persuadés qu’ils continuent de s’avancer sur le fil alors qu’ils l’ont déjà quitté. » Car, en somme, devant l’absurdité répétitive du morne quotidien, l’ivresse est leur seul échappatoire, et l’on songe ici à Baudelaire, à l’Enivrez-vous trop sacré pour être ici sagement retranscrit, ou aux vers ultimes du Voyage :
Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !
La fuite ou la grâce
La grandeur et la profondeur d’un livre, ou d’un film, tiennent notamment à ce qu’il refuse de servir une thèse, de prononcer un jugement unilatéral. Un singe hiver, qui faillit être censuré pour apologie de l’alcoolisme, pourrait tout autant être vu comme une condamnation de la servitude éthylique : Quentin lutte, quinze ans durant, contre un vice tenace dont il ne peut vraiment se débarrasser, qui a fait verser bien des larmes à son épouse et continue à nourrir sa vigilante inquiétude ; Fouquet, à cause de ses excès, a effarouché les deux femmes de sa vie, et surtout néglige sa fille, abandonnée dans une pension de Tigreville, où justement, providentiellement, ses mêmes excès l’ont conduit. Du point de vue de l’épouse, de la femme divorcée, ou de la fille, le voyage enivré est essentiellement une fuite, au mieux ou au pire une espèce de rigolade égoïste, au pire ou au mieux une cavalcade désespérée, quoiqu’il en soit une démission face aux responsabilités, et une manière de se détruire. On boit en oubliant ce que l’on doit, et on reboit pour oublier ce que l’on devait. L’ivresse est pour l’œil sec une pathologie, qui ne se distingue de l’alcoolisme que par son charabia trompeur, et il arrive à ses meilleurs acteurs de l’admettre, tel Gabriel, dans leurs instants de lucidité ou de pessimisme : « l’alcool c’est le salut dans la fuite, la liberté, l’état de grâce… et pour finir une belle saloperie. »
Et cependant, jusque dans cet aveu se dessine l’esquisse du contraire : « la liberté, l’état de grâce… » Et quoi qu’on dise, si égoïste qu’elle puisse paraître, l’ivresse est également une forme d’amitié. Conspirant pour le faire rechuter, Fouquet cherche moins à pervertir son aîné qu’à le réveiller, lui redonner ce souffle de vie qu’il a perdu. Il espère, par ce moyen, enfin parvenir à le connaître, fissurer la muraille, puisqu’il n’y a de fraternité profonde et véritable qu’une fois les barrières conventionnelles foutues à terre par le raz-de-marée d’une beuverie commune, au moment où, vacillant au bord du ravin, on se prend par le bras et on se promet : « on mourra ensemble ». Certes, les deux personnages se quittent sans être sûrs de se revoir un jour. Le vieux remet le jeune sur les rails, comme en Chine, à l’approche de l’hiver, on raccompagne en train jusqu’à leur forêt « les petits singes égarés. » Certes, « la nuit a effacé la trace de leurs pas. Les ivresses, si contagieuses, sont incommunicables. » Certes Blondin lui-même, qui s’y connaissait, avait coutume de dire que si on boit ensemble, on est saoul tout seul. Mais leur communion, pour avoir été éphémère, en fut-elle moins vraie ?
N’était-ce qu’un rêve ? Ils le concèdent volontiers, ils boivent pour « rêver »… Est-ce une faiblesse, une tentative nihiliste de s’évader dans les arrière-mondes ? Et pourtant, ils les tirent ici-bas, parfois, leurs chimères. « La liberté, l’état de grâce… », sont-ce de vains mots ? Qui eût dit, alors que Fouquet trinquait avec ses amis parisiens, qu’il se retrouverait un mois plus tard à jouer la corrida entre les voitures sur les boulevards de Tigreville, et à repeindre d’un feu d’artifices le ciel maussade de cette ville ronflante ? C’est inutile, si l’on veut, mais n’est-ce pas un peu sublime, également ? Faut-il préférer la routine de Suzanne, ménagère modèle, au cœur bon et sincère, mais si affreusement prévisible ? « Tu m’emmerdes gentiment, affectueusement, avec amour mais tu-m’em-merdes ! », ne peut s’empêcher de lui lâcher son mari… Lui-même, son intransigeance, sa fermeté contre la tentation, ne deviennent-elles pas un confort une fois le danger dompté ? La vraie force, est-elle dans la maîtrise totale de soi, ou dans la libre exposition aux bourrasques du hasard ? « C’était de grandes épopées, on sortait de soi-même. » L’ivrogne, avec tous ses défauts, toutes ses tares, a au moins ce mérite de se déprendre de soi, de se livrer à une espèce de Providence, fût-elle dictée par la dive bouteille. Au risque de l’hérésie, on oserait le comparer au saint : tous deux réclament l’absolu, tous deux méprisent les richesses de ce monde, tous deux, sous prétexte de quérir un verre ou une pièce, quémandent bien davantage, et la prière du moine, aux yeux myopes du bourgeois, est aussi futile que la transe du saoulard. Oui, « il y a du mysticisme dans l’extase d’un ivrogne contemplatif », et ce n’est décidément pas pour rien que se dresse un calvaire au sommet de la colline où les compères montent avaler leur douleur, et que Bebel se découvre en posture christique quand il veut franchir la grille de la pension, la porte de son paradis. Ces pèlerins de la boisson n’attendent évidemment pas d’être canonisés, mais on aurait tort de ne voir en eux que des poivrots pitoyables. Ils ont, mieux que beaucoup d’entre nous, soif de miracles et d’éternité. Leur évangile, fût-il balbutiant, mérite d’être entendu, puisqu’au fond et après tout, comme le confiait Henri Verneuil, ces deux ivrognes sont « deux poètes ».
Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir PHILITT sur Tipeee.
[1] Les citations seront chaque fois issues, ou du film ou du livre, les dialogues d’Audiard étant de toute façon très fidèles et souvent même identiques au texte d’origine.