Film boursoufflé sans être déshonorant, le Dune de Denis Villeneuve a le mérite de donner à voir (et à entendre), avec une sincérité désarmante, une impasse esthétique dont le cinéma spectaculaire américain contemporain peine à se sortir.
« Il est de plus en plus rare de rencontrer des gens qui sachent raconter une histoire », constatait Benjamin dans Le Conteur (1936). Cette atrophie de la faculté à échanger, par ce moyen, des expériences, le philosophe disait l’avoir vu naître dans les tranchées de la Grande Guerre. Les gens revenaient du front muets. Ils ne pouvaient rien dire, rien raconter. L’horreur de ce qu’ils avaient vécu était, non pas indicible, mais incommunicable, parce qu’inaudible pour ceux qui n’en avaient pas eux-mêmes fait l’expérience.
Au même moment pourtant, un art prenait son essor, qui entendait justement, quoiqu’il fût le dernier né des arts, et le plus étroitement associé à la technique et à la violence de la vie moderne, restaurer l’art antique des histoires – histoires d’amour et de mort, de vengeance et de passion. Cet art, le cinéma, semble cependant depuis quelques décennies gagné à son tour, notamment dans son versant le plus ouvertement commercial, par la même incapacité à raconter. Faisant le pari d’adapter les romans de Franck Herbert, Dune donne ainsi à voir, avec toute l’obscène candeur de son étalage de moyens spectaculaires et techniques (on ne peut certes pas lui reprocher de ne pas montrer où sont passés les millions de dollars et les gadgets technologiques mis à sa disposition), cette maladie symptomatique de la société dont elle est le produit.
Au commencement était le bruit
S’il fallait résumer le film de Denis Villeneuve d’un seul mot, ce dernier serait : bruyant. Incapable de croire aux vertus du silence, le cinéaste orchestre, selon la logique propre au space opera, un nappage musical et sonore permanent (la moindre pause y semble d’ailleurs à la fois un refuge et une erreur technique du projectionniste pour le spectateur naïf). La musique ethnico-nazie de Hans Zimmer, partout badigeonnée, bloquant toute échappée, interdisant toute respiration, semble n’avoir pour unique mission que de maintenir la tête du public sous l’eau, dans ce liquide amniotique qui est précisément la raison d’être du film. Non un récit, mais une suite de sensations, un grand trip dans la lignée des films-opéras, de 2001 à Avatar en passant par tous les épisodes (Dieu sait qu’il y en a eu, et ça n’est malheureusement pas terminé) des Star Wars.
L’amusant, c’est que ces films, dont la raison d’être (après tout légitime : qui n’aime pas faire un bon tour de train-fantôme de temps à autre ?) est précisément de rejoindre l’expérimental en larguant les amarres de la narration (ce que réussissait fort bien l’ultime partie du film de Kubrick), comme par une crainte honteuse devant le pari esthétique que leur forme, leur poids économique et les moyens mis à leur disposition les enjoignent de tenter, font tous marche arrière à un moment ou un autre pour en revenir aux histoires les plus stéréotypées qui soient. L’affrontement du père. La difficulté à hériter. La gémellité conflictuelle ou incestueuse. Le Bien contre le Mal. L’union cosmique toujours à reconquérir d’avec le monde.
Dans Dune, ce sera une sorte de Game of Thrones en à peine moins bête : des familles se font la guerre dans un futur vaguement médiéval. Le sacré, comme de juste incarné par des sortes de Touaregs high-tech, est un rêve inatteignable (les quelques plans censés l’incarner, avec la jolie Zendaya marchant en claquettes dans le sable, nous rappellent plutôt telle ou telle pub pour parfum de sinistre mémoire). Quelques types discutent dans des décors immenses (un coup bunker grisâtre, un coup étendue désertique, et on recommence), façon Chéreau à Bayreuth dans les seventies.
Tout cela ne fait malheureusement pas une histoire bonne à raconter : tout juste une tempête de sable dans un verre d’eau.
Théâtralité nazie et brutalisation du spectateur
Villeneuve, qui connaît ses classiques, sait pourtant que la grande consumation des moyens du cinéma a déjà été tentée pour dire la violence et la folie des hommes – singulièrement les appétits belliqueux et coloniaux de l’Occident arrivé à son stade terminal. Il cite donc beaucoup. Apocalypse Now pour commencer (seulement Coppola, lui, avait quelque chose à raconter), plongeant son adipeux baron Harkonnen dans un bain de chocolat fondu où il s’amuse à faire des bulles avant de ressortir comme Willard – après avoir caressé son crâne rasé comme Brando dans une autre scène mémorable du film de 1979.
La puissance militaire est, comme de juste, évoquée à coup de citations de Leni Riefenstahl. Encore une question à se poser, d’ailleurs : pourquoi le cinéma américain à grand spectacle, de George Lucas à Ridley Scott, n’a-t-il jamais dépassé le nazisme, dès lors qu’il s’agit d’exprimer la puissance ? D’accord, les Américains n’ont pas vraiment battu les Allemands, et surtout ils ont depuis perdu pratiquement toutes leurs guerres. Mais tout de même : c’est un peu curieux.
Et l’on ne peut même pas s’en prendre aux comédiens, pas même au charmant Timothée Chalamet, mignonne tête à claques post-adolescente, pas pire qu’un autre ne l’eut été pour le même rôle injouable. Car il n’a rien à jouer. Tout ici n’est que resucée d’archétypes, clichés désincarnés, mythologie à la petite semaine (la méchante église aux méthodes sournoises et aux objectifs hideux, le noble seigneur dont la faille est l’amour, le guerrier fidèle qui se sacrifie pour ses maîtres, etc., etc.).
Un procédé, particulièrement irritant, signe cette incapacité à embrasser les corps, le sens (et même, c’est un comble, un peu de sensualité, car c’est bien là quelque chose de parfaitement absent du cinéma pourtant hyper sensoriel pratiqué par Denis Villeneuve). L’image est retravaillée, presqu’un plan sur deux, pour en flouter une bonne partie de l’arrière-plan. Seul le détail à lire est gardé dans la zone de netteté : une lame, un visage, une bague. Mise en scène qui, en permanence, organise, dirige, préconstruit le regard du spectateur, et ce faisant lui interdit (à l’inverse de ce qu’expérimentait le héros de Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock) de pouvoir errer dans l’image, à la recherche d’un sens qui resterait à construire, avec son active collaboration.
Du cinéma comme guerre menée contre son public même
Mais, pour atteindre à cela, il faudrait un peu de souplesse, des jeux de regards, du désir, de l’ironie, bref un rapport dialectique, contrarié et fructueux, entre forme et fable : ce qu’il faudrait, c’est, en somme, du cinéma.
Car, dans sa convocation brutale des perceptions spectatorielles par les moyens dont il dispose, Dune n’oppose même pas le spectacle au récit, comme on pourrait le croire trop vite, et comme on le dit depuis le temps des Star Wars et de leurs proliférants épigones. C’est la technique ici qui règne en maître. La fausse complexité de son intrigue n’y change rien (songeons combien, pour une histoire tellement plus simple et bébête, un film comme le Fury Road de George Miller proposait, il y a quelques années, d’extravagantes idées de cinéma, et surtout une énergie sans nom, si éclatante en comparaison des larves blafardes de Villeneuve).
Dune n’a rien à dire, rien à raconter, et même, dans le fond, très peu à montrer. Comme dans ses longues séances de torture sur fond de musique metal dont nos amis américains se sont faits une spécialité dans leurs prisons hors-sol, il s’agit plus simplement de soumettre des corps (ici consentants) à des traitements sensoriels d’où la parole, l’expérience humaine qu’elle peut transmettre, et donc les histoires qui pourraient nous être confiées à cette occasion, sont absentes.
Après la Grande Guerre, les gens sont revenus « non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable », écrivait Benjamin. Trop souvent, en sortant des salles de cinéma, c’est au même phénomène que nous assistons : le problème des films comme Dune n’est donc pas tant qu’ils rendent sourds leur public (ils le font aussi, certes), mais qu’ils les rendent muets – ou, du moins, mutiques. On aimerait croire que les gens finiront par s’en lasser.
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