Rémi Soulié est écrivain et essayiste. Son dernier ouvrage, L’Éther (Éditions de la Nouvelle Librairie), se place au confluent de la philosophie, de la politique, de la poésie et des sciences occultes. Inclassable, il s’évertue à dessiller les yeux des Modernes, tiraillés entre des spiritualités dualistes et un règne de la quantité qui réifie tout ce qu’il touche. L’auteur, adepte de l’unité des contraires, retisse la trame de l’Unus Mundus, tout en cherchant à renouer avec les lois antiques de l’analogie, les correspondances, ou encore la symbolique.
D’emblée, Rémi Soulié fait part de son attrait pour la science hermétique en attribuant le nom de « Fontaines mercurielles » à son premier chapitre. Symbole féminin de principe générateur du monde, le mercure désigne l’ingrédient premier de la pierre philosophale. Alors qu’il se promenait près de la fontaine de Barenton en Bretagne, l’auteur perçut un éclair dans un ciel calme. Foudroyé, il se rappelle du Chevalier au Lion, et prendra conscience par la suite de sa place dans la hiérarchie cosmique entre la terre et les dieux ; et du regroupement des éléments dans l’éther, fluide remplissant les espaces présents au-delà de l’atmosphère terrestre.
Ainsi, le ton est donné : le philosophe-terrien établit une continuité entre le microcosme et le macrocosme. Convoquant des auteurs aussi divers que Guénon, Bonnefoy, Péguy et Daumal, Rémi Soulié fait pièce au rationalisme issu d’un aristotélisme de basse intensité. Si le Stagirite érige le principe de non-contradiction en règle absolue, l’auteur fait sienne l’étymologie claudélienne de la « co-naissance ». Connaître s’apparente à « naître avec ». En effet, « l’intellectus surplombe la ratio », et la logique s’avère être diabolique puisqu’elle sépare (Bernanos). À l’inverse des dualismes mortifères propres à notre époque, Rémi Soulié cherche à renouer avec la coïncidence des opposés, ou unité des contraires, défendues notamment par Héraclite ou par Nicolas de Cues.
Afin de remédier à ces démonstrations qui ne « valent pas grand chose » (Nietzsche), l’auteur traditionaliste fait l’éloge de la figure du poète et de l’imagination. Si les philosophes occidentaux restreignent trop souvent leur horizon à la métaphysique de la subjectivité dénoncée par Heidegger, le poète, lui, est un être igné, possédé par la « connaissance extatique » décrite par Kathleen Raine. Dans cette perspective, il s’agit par le texte de tisser (texere) la trame du monde qui entrelace le ciel et la terre en une tapisserie unique et merveilleuse où « les sons, les parfums et les couleurs se répondent » (Baudelaire). Quant à l’imagination, elle est le lieu des images qui, loin de se confondre avec des chimères, sont plutôt des archétypes du monde imaginal théorisé par Henry Corbin. Dans cette matrice d’Idées, l’Âme du Monde virgilienne vibre et résonne. En somme, il s’agit de s’émerveiller dans le but de comprendre.
En outre, ce refus d’ériger une frontière infranchissable entre le sensible et l’intelligible aboutit à une réflexion politique qui se place dans le sillage des antimodernes : dans le chapitre nommé « Désenchantement », l’auteur nous fait part de son dégoût pour le triptyque contemporain du citoyen, à savoir producteur-consommateur-électeur. Dans cette optique, le Bien commun se réduit à une gestion du parc humain à court terme où la personne chute dans l’exiguïté de l’individu. Ère des ressources humaines, où l’homme est considéré comme « le capital le plus précieux » (Staline), la période du Progrès accule les peuples au bourgeoisisme, issu du subjectivisme étroit de la révolution cartésienne. Loin de la tripartition dumézilienne qui place la spiritualité et l’héroïsme au sommet de la société, la modernité fait le pari d’un accroissement quantitatif perpétuel dont le but final est sans cesse ajourné.
Pour un paganisme panenthéiste
Rémi Soulié se veut aussi l’héritier du pagus polythéiste, attaché à sa petite patrie emplie de divinités et de créatures extraordinaires. Décrivant le Sidh de la mythologie celtique, il croit à l’interdépendance des mondes élémentaire, intermédiaire et supérieur, peuplés de dieux assimilés à des « grands poètes qui vivent eux-mêmes leurs rêves de beauté ».
En effet, une sensibilité spirituelle se dégage de ces pages, dégagée de toute sensiblerie. Celle-ci peut s’identifier à une gnose poétique qui à défaut de croire, sait. Cette connaissance a plusieurs canaux dont le plus emblématique reste l’analogie qui postule une égalité de rapports : « ce qui est en haut est aussi en bas » (Table d’Émeraude), et le bas correspond au reflet du haut. Si le matérialisme part du domaine de l’observable pour en tirer des lois scientifiques, la Sophia perennis affirme la prééminence du Principe sur son émanation, sans pour autant dévaluer celle-ci.
Au contraire, l’auteur nous fait part de sa dilection pour la contemplation qui décèle l’essence, non sous la chose sensible, mais en elle. Plus précisément, il ne marque pas de différence nette entre l’envers et l’endroit puisque le phénomène est manifestation du divin : « Que l’on ne cherche surtout rien derrière les phénomènes, ils sont eux-mêmes la théorie » proclamait Goethe. À ce propos, Soulié cite Rilke pour qui le poète doit faire provision d’invisible à partir du visible.
De plus, le philosophe se réfère abondamment aux traditions polythéistes pour définir sa pensée : plus proche de la théodyssée que de la théodicée, de l’attention que de l’attente, du Brahman que du Bréviaire, l’auteur fait de l’Iliade et l’Odyssée les textes fondateurs de l’Europe, quitte à écarter la Bible de ceux-ci. Grec, Rémi Soulié veut l’être par son attachement à l’ « Il y a » d’Heidegger, celui du Thalatta ! Thalatta ! des Dix-Mille. En effet, il s’agit pour lui de réhabiliter le divin comme « expérience » (Walter Otto), celui de l’oracle de Delphes qui n’indique pas mais qui « fait signe » (Héraclite).
En outre, cet enracinement profond dans la Chair du monde le conduit à développer une articulation entre le corps, l’esprit, la Cité et les cieux. Cette profonde amitié entre les degrés de la hiérarchie de l’être se comprend à plusieurs niveaux : l’intestin, relégué derrière la tête et le cœur par Platon, révèle qu’il se trouve aussi dans la tête par son étymologie (in-testus). Par ailleurs, l’« esprit » est l’anagramme de « tripes ». Également, ce corps s’ancre dans une demeure, qui elle-même s’attache à une Cité, d’où le terme d’« écologie », qui s’apparente au « discours sur le foyer ». Enfin, cette organicisme provient de la « sympathie supérieure » (Novalis) des cieux où résident les astres et les divinités. Ainsi, lorsque le Cosmos devient Chaos, le continuum harmonieux entre les choses s’effondre. Charles Péguy écrit à ce sujet : « « Quand un régime, d’organique, est devenu logique, et de vivant, historique, c’est un régime qui est par terre », et « cela vaut pour le régime de l’esprit », ajoute Rémi Soulié. En somme, la communauté devient société et les craties supplantent les archies : c’est un événement, stricto sensu, catastrophique, qui proclame la victoire du bas sur le haut, et cela, à toutes les échelles possibles.
À l’encontre de cette involution infernale, l’auteur défend le scandale de la poésie, la transcendance et la métaphysique. Cependant, il est essentiel de dissiper tout malentendu : il ne s’agit aucunement de la transcendance monothéiste qui ampute le Sacré de l’immanence. Au contraire, le philosophe plaide pour une méta-physique qui se place entre, ou plutôt dans les interstices de la Nature.
Enfin, cette notion iconoclaste du divin exclue la moraline puisqu’elle tient compte des états multiples de l’être et de l’unité des contraires : c’est ce que veut signifier le psychanalyste Jung lorsqu’il affirme « Dieu est trop inconscient pour être moral ». En somme, Rémi Soulié nous appelle à nous tenir dans l’ouverture à l’être par un panethéisme païen qui postule la présence d’un dieu qui s’apparente au grand Tout, mais qui en même temps l’excède.
L’Univers à la mesure de l’homme
Protagoras, dans le célèbre dialogue platonicien qui porte son nom, a affirmé que « l’homme était la mesure de toute chose ». À rebours de ce conventionnalisme nominaliste, Rémi Soulié se fait l’apologiste d’un réalisme poétique propre à la formule « Un et le Tout ». À l’instar de Virgile qui con-sidère (« fait avec l’étoile »), qui contemple Eros à l’œuvre dans la Nature, l’auteur veut que nous recouvrions la vue magique qui constate « l’âmitié » des éléments, des dieux, des créatures et des hommes d’une même Cité entre eux.
Dans son chapitre « L’Homme, les Titans et les Dieux », il met en avant la figure d’Orphée qui anime le monde et organise les éléments du Cosmos en un grand Tout. Il se fait aussi le contempteur des Titans, proches du trou béant indifférencié et indéterminé qu’est le Chaos, et incarnations de la démesure des puissances primordiales. Ces derniers, éloignés de l’ordre olympien et ouranien, peuvent s’apparenter à l’âge industriel qui se démarque par son gigantisme : le meilleur exemple de celui-ci reste le Titanic, dont le nom est très proche des engeances d’Ouranos et de Gaïa. Également, Prométhée est tout à la fois encensé et critiqué par le philosophe : ambivalent, ce Titan est celui qui transgresse la répartition originelle faite par Zeus, donc l’ordre naturel ; mais il est aussi celui qui apporte le feu et le savoir-faire aux hommes, qui sans lui, seraient indigents. La domination totale des étants, force faustienne, est certes terriblement exaltante, mais elle conduit à l’hybris tant redouté des Hellènes. À l’époque des balbutiements du transhumanisme, Rémi Soulié nous fait part de sa crainte d’un anthropocentrisme devenu fou qui paradoxalement désaxerait l’homme et lui ferait perdre le centre métaphysique de l’Univers. Contre cette promesse d’immortalité par la technologie digne de Calypso, il s’agit de tenir la position d’Ulysse qui accepte sa finitude.
Enfin, le philosophe s’évertue à porter notre attention sur ce qu’Aragon nomme le « mentir-vrai ». Si la modernité cherche à s’émanciper de l’imagination, la « folle du logis » (Malebranche), l’auteur réinvestit ce domaine des « universaux fantastiques » (Vico) dont la portée symbolique révèle la place de l’homme au sein du Grand Tout. En cela, il se proclame héritier du poète mauricien Malcolm de Chazal qui se qualifiait d’« homme-enfant ».
Cet ouvrage, dense et érudit, nous propose de réconcilier ce que la conscience malheureuse des Modernes s’est acharnée à séparer. Du corps à l’éther, de la Cité à l’Empyrée, des sens à l’essence, ce voyage parmi la gradation infinie de l’être fera date.
Sacha Cornuel-Merveille
Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir PHILITT sur Tipeee.