Yves Lepesqueur a travaillé en Syrie, au Liban, en Arabie saoudite ou encore en Iran. Chroniqueur à L’Atelier du roman, il est l’auteur d’une monographie sur Les Anciennes fêtes de printemps à Homs. Il vient de publier Pourquoi les Libanaises sont séduisantes (L’Harmattan), livre dans lequel il formule des réflexions originales sur l’histoire du Proche-Orient au XXe siècle ainsi que ses inquiétudes sur le déracinement en Europe.
PHILITT : La femme libanaise symbolise à vos yeux l’essence de la civilisation orientale : mélange paradoxal de sensualité et d’ascétisme. Cette description n’est pas sans rappeler Kuchiuk-Hanem, l’almée inspirante de Flaubert, romancier que vous citez par ailleurs dans votre texte. La femme orientale, sensuelle et mystérieuse, n’était-elle pas un mythe orientaliste ?
Yves Lepesqueur : Il est à la mode de faire un procès aux orientalistes en leur reprochant d’aller vers l’Orient avec des préoccupations d’Occidentaux. Or, lorsque nous allons vers quelque chose, c’est toujours avec nos propres préoccupations, nos propres besoins et questionnements. Il est absurde d’imaginer le contraire. Il en va de même pour les Orientaux qui viennent en Occident avec leurs propres préoccupations : ainsi, lorsqu’on parle avec certains Arabes « progressistes », on a souvent l’impression que pour eux l’histoire de l’Europe commence au XVIIIe siècle : ils ne voient la culture européenne qu’en fonction de l’insatisfaction que leur inspire leur propre culture. Ils ne font pas mieux que les orientalistes, lesquels, bien entendu, allaient vers l’Orient en fonction des doutes, avoués ou non, que commençait de leur inspirer la civilisation européenne. Comment pourrait-il en être autrement ? Un regard vient toujours de celui qui regarde : il n’y a pas de regard objectif. La question de l’objectivité est donc hors sujet ; la question qui se pose est celle de la loyauté : est-ce qu’on invente, est-ce qu’on refuse de voir, ou est-ce que ce que l’on prétend voir existe vraiment, même si on le perçoit en fonction de sa propre subjectivité ? Si l’on doute que la sensualité orientale existe vraiment, qu’on y aille voir ! Au demeurant, il est curieux que des Arabes, progressistes ou islamistes, soient aujourd’hui réticents à reconnaître tout ce que leur civilisation doit aux élaborations poétiques ou esthétiques du désir et de la sensualité : ils ont trop envie de ressembler à de sérieux puritains américains ou scandinaves ; cette réticence est un aspect de la honte de soi : ce qui montre que mon point de départ n’est pas si anecdotique.
L’intuition qui m’a lancé sur la piste de cet essai est que la représentation commune de ce qu’on appelle l’occidentalisation du Proche-Orient est radicalement fausse. Ce ne sont pas toujours les personnes, les femmes en particulier, d’allure occidentale qui sont « occidentalisées » : les islamistes le sont bien plus. Les « Libanaises » de mon « titre » est un terme générique qui désigne une certaine manière d’être femme, qu’on retrouve aussi bien au Maghreb, en Syrie qu’en Égypte, etc. mais qui est particulièrement présente au Liban. On nous dit : « ces jeunes femmes orientales qui n’ont pas peu peur de séduire sont occidentalisées ». Je ne le crois pas du tout. Je me base sur mon expérience du Liban : ce qui m’y frappait, c’est que les femmes libanaises avec qui je travaillais chaque jour étaient extrêmement archaïques, en ce sens qu’elles n’avaient pas l’idée de réussir dans la vie sociale en devenant ingénieur par exemple. En fait, ce qui les intéressait, c’est plutôt d’être belle, de se divertir, de trouver un mari assez riche, d’avoir de beaux enfants et une belle maison. Cette une vision n’est ni moderne, ni féministe ; elle renvoie à une conception très traditionnelle du rôle des femmes (qui ne me choque en rien). Il n’y avait pas lieu de supposer une contradiction entre leurs tenues vestimentaires assez libres et ces conceptions que leurs grands-mères partageaient déjà : leur goût de séduire ne relevait pas d’une « modernisation occidentale » mais d’une pérennité de la culture orientale.
N’est-ce pas là le rêve d’un Lamartine ou d’un Hugo qui viennent chercher en Orient cette chose ancienne qui a disparu en Occident ?
S’ils sont venus le chercher là plutôt que dans l’Amérique puritaine c’est sans doute que c’est là qu’ils avaient quelque chance de le trouver ! Ce qu’ils ont peut-être deviné en Orient, c’est la richesse d’une perception du monde où on est sensible à tous les bonheurs de cette existence, ce qui s’exprime par le goût de la beauté, des parfums, des nourritures raffinées, des beaux vêtements chatoyants, de tous ce qui séduit les sens et réjouit le cœur (déjà dans le Coran, la victime sacrificielle, pour être agréée de Dieu, doit être « d’un jaune lumineux qui rend joyeux ceux qui le voient » : on lit cela sans s’y arrêter ; en vérité, on croit lire seulement). Mais plus on aime ce monde, plus on est sensible à sa fragilité : il va cesser, tout cela n’est qu’une surface, il faut se tourner vers ce qui ne périt pas, vers l’immatériel. Ces deux aspects mêlés, la sensualité et l’ascèse, tressent ensemble une vision du monde infiniment émouvante car la beauté du monde est là mais en même temps elle n’est jamais saisissable, elle fuit vers un au-delà. Aimer le monde et ne pas s’en satisfaire, n’est-ce pas le principe même de la condition humaine ? C’est pourquoi j’ai écrit : « Tant que nous entendons rester des humains, l’Orient reste notre patrie. ».
Vous avez fait la généalogie des deux corpus idéologiques postcoloniaux du monde oriental : le nationalisme et l’islamisme qui, selon vous, se ressemblent en ce qu’ils cherchent à remédier au même problème : la honte de soi. Ces derniers se construisent en opposition à leur passé récent et mettent en place un logiciel identitaire qui refuse la complexité de l’identité orientale. Comment peut-on accéder à cette complexité dès lors que l’on est infériorisé ou assiégé ?
Vivre la complexité n’est pas facile, c’est bien pourquoi l’homme contemporain anémié ne peut plus la vivre !
En écrivant que les Orientaux y ont renoncé je ne me donne pas comme mission de leur dire ce qu’il fallait faire ou ne pas faire ! J’essaie simplement de décrire ce qui a été. Il y a eu effectivement une véritable honte de soi, un rejet du passé, de l’héritage et de la tradition. Il avait un désir d’être aussi fort que l’Occident et une manière de se définir par rapport à l’Occident, sous son regard en quelque sorte, par rapport à cet adversaire envié. Lorsque je vivais en Iran, je me disais souvent qu’entre les partisans les plus conservateurs du régime khomeiniste et les Iraniens qui ont un pied en Californie, il y avait un point commun : les uns comme les autres se posaient la même question en se réveillant le matin : « Et l’Occident ? Le valons-nous ? Que valons-nous face à lui ?».
Dans un tel climat mental, on n’existe plus par rapport à soi mais par rapport à un autre qui est plus fort et dont la force humilie. Ce qui aboutit à un rejet de sa propre culture, lequel est presque toujours déguisé en exaltation ostentatoire de cette culture, que l’on renie en réalité. C’est le principe des nationalismes : on refuse la culture telle qu’elle est autour de nous et transmise par nos parents. On fait référence à un espèce d’antéhistorique immuable : les Arabes de l’époque omeyyade, pour les islamistes, les musulmans de l’époque du Prophète. Comme on ne sait pas comment étaient les Arabes de l’époque du Prophète ou des Omeyyades, on projette sur eux tout ce qu’on est soi-même donc « je suis comme eux, un vrai Arabe, un vrai musulman ». L’héritage réel, c’est ce qui est transmis de génération en génération, ce n’est pas ce qui nous arrive sans intermédiaire d’une génération d’il y a 1500 ans. L’héritage, c’est tout ce qui a été transmis et transformé par toutes les générations qui relient et séparent ce lointain passé et notre présent ; c’est une continuité vivante, qui, étant vivante, se transforme sans cesse, mais sans rupture. Nous n’y avons accès que par la dernière et l’avant dernière générations qui nous ont précédés, celles de nos parents et grands-parents. Les modernismes déguisés, nationalisme ou islamisme (qui n’est qu’une variété du nationalisme), renient les pères et les aïeux que l’on a réellement connus, qui paraissent trop décadents, trop sous-développés, etc. et prétendent renouer directement avec un passé inventé, imaginé en fonction des désirs du présent, dont le premier est le désir d’être fort, d’être un vainqueur en ce monde. En attendant, on a honte du pays que les aïeux nous ont légué, ce qui se traduit de façon très matérielle par la destruction des villes anciennes, comme le montrait Marwa Sabouni dans son très bon livre (« Dans les ruines de Homs »): les Orientaux sont devenus incapables d’aimer leurs villes avec leurs ruelles inextricables, au point que naguère on soupçonnait les étrangers qui les photographiaient de le faire pour s’en moquer. Les orientaux n’étaient plus capables de voir la beauté de leur cadre de vie, ils en avaient honte : c’était si peu moderne ! Nationalistes « laïcs » et islamistes se valent dans le vandalisme et la destruction de toute beauté héritée du passé. C’est un bon point de départ pour comprendre qu’ils ne sont que les deux têtes du même monstre.
L’histoire de la littérature moderne arabe, comme l’illustre le mouvement de la poésie des vers libres, montre une volonté de redécouvrir l’héritage littéraire sans dévaloriser le passé, au contraire. L’époque de Gamal Abdel Nasser n’est-elle pas riche en culture ?
Je suis assez nuancé à propos de la Nahda. Effectivement, la Nahda (j’emploie le mot dans un sens large qui me permet d’y intégrer tous les mouvements culturels jusqu’au milieu du XXe siècle), même si elle est inspirée déjà par le désir de ressembler à l’Europe (avoir enfin des trains, des savants, des ingénieurs, une littérature du moi, être enfin « éclairé ») a pu aussi avoir sa fécondité. En effet, elle nourrissait une curiosité, elle élargit les horizons intellectuels et fit donc naître des questionnements qui, d’une certaine façon, ont ramené de la vie et de la complexité, donc de « l’orientalité ».
Je serai plus sévère sur l’époque de Nasser, celle où les « nationalistes en godillots » remplacent et balaient les nationalistes lettrés. L’idéologie du nasserisme et de ses équivalents dans les pays voisins est parfaitement résumée par ce moment du film de Chahine, « Le Moineau » où l’on voit une foule scander : « Un seul cœur, une seule âme !» : l’unanimisme n’est guère favorable à la vie de l’esprit ! Et rien n’est plus contraire à la civilisation du Proche-Orient laquelle, en ses variantes juive, chrétienne et musulmane, a toujours manifesté un véritable génie de la querelle, du désaccord, à quoi elle doit beaucoup de sa richesse.
Sans doute y a-t-il eu encore à l’époque de Nasser de grands écrivains, musiciens, cinéastes, etc. Mais ils n’étaient pas nés avec cette époque, ils avaient grandi dans la période précédente, où l’unanimisme n’avait pas cours. La culture c’est comme l’agriculture : c’est avec un certain retard qu’on voit sortir du sol ce que l’on a semé. Voyez en France : c’est maintenant que l’on comprend l’effet de toutes les réformes scolaires qui ont favorisé l’illettrisme, ce n’est pas à l’époque, il y a cinquante ans, où ce cycle de réforme a été engagé. L’effet culturel du nasserisme, il faut, pour le voir, non pas considérer l’Égypte des années cinquante et soixante mais celles des années quatre-vingt : le désert, ou peu s’en faut.
Qu’il y ait, comme vous le rappelez, quelques grands noms de la culture arabe au XXe siècle, ne suffit pas à empêcher que ce siècle fût un siècle d’effondrement culturel dans le monde arabe. Dans une certaine mesure, il en va de même en Europe ; que ce siècle ait eu un Péguy ou une Simone Weil n’empêche qu’il fut celui de l’effondrement de la civilisation européenne. C’est même pour l’avoir vu et compris les premiers que certains auteurs nous sont si précieux.
En Orient, ce fut pire, à certains égards du moins, parce que si la culture populaire et les bases anthropologiques ont mieux tenu qu’en Europe, par contre la production intellectuelle n’a pas été au niveau. Il n’y a pas de Simone Weil arabe, ni de Péguy, ni de Bernanos, ni de Gunther Anders, ni de Michel Henry, et vous pouvez ajouter les noms que vous voulez… Le modernisme, la fascination de la réussite de l’autre ont détourné les intellectuels arabes de leur propre héritage ; ou bien ils l’ont exalté mais sans s’en nourrir vraiment, en voulant simplement en faire une carte d’identité qui leur permettait d’entrer avec fierté dans le monde moderne, tels ces lettrés exaltant la science arabe du Moyen-Âge où ils ne voient cependant qu’une approximation précoce de ce que serait plus tard la science occidentale moderne, alors que les bases spéculatives de cette science étaient entièrement différentes (ce qui fait qu’elle n’est pas une approximation dépassée mais conserve toute sa valeur, au moins philosophique). Les intellectuels arabes n’ont pas su faire fructifier l’héritage pour comprendre le moment présent. Malgré des exceptions aussi nombreuses qu’on voudra, la méconnaissance des Arabes, y compris cultivés, pour la richesse culturelle passée du monde arabo-islamique est étonnante. Et ceux qui se veulent les plus religieux sont souvent les plus ignorants.
Vous me disiez que Nasser avait réveillé la fierté de peuples humiliés par la domination occidentale. C’est très vrai. J’ai souligné dans mon essai combien les interventions de l’Occident avaient poussé le Proche-Orient à se mépriser, à se renier. Et sans doute le nassérisme a-t-il réveillé la fierté : le nassérisme fut une « Arab Pride », comme l’islamisme est une « Muslim Pride ». Seulement la « pride » n’est pas une réponse : elle fait pendant à l’humiliation, elle n’en libère pas. Il n’y pas de fierté ostentatoire qui ne soit nourrie du ressentiment, c’est-à-dire d’une forme de honte : c’est pourquoi, nous le voyons avec les « prides » féministe ou homosexualiste, plus on se dit fier, plus on se dit victime, ce qui est tout de même curieux. Et cette attitude ne se limite pas à ces manifestations très voyantes. C’est depuis que nous sentons que la France se délite, s’oublie, se laisse oublier par le monde, que nos nationalistes se disent « fiers d’être français ». Nos ancêtres du temps de Saint Louis n’étaient pas « fiers d’être Français » ; ils l’étaient et n’y pensaient guère, mais ils l’étaient vraiment. Ce qui importe c’est d’être, ce n’est pas de proclamer une fierté. Le besoin de proclamer une fierté est en soi un très mauvais signe : quand on cherche de la fierté, c’est qu’on a une plaie à guérir ; rechercher la fierté, c’est continuer à d’être obsédé par l’humiliation.
Les pays arabes du Golfe, à la périphérie, ont vécu la colonisation de loin. Ils ont été à l’abri des idéologies postcoloniales. Mais ces dix dernières années, le consumérisme a fait plus de ravages là-bas que dans les sociétés du Proche-Orient qui ont pourtant vécu la colonisation européenne. Ils ont été moins protégés finalement...
Ce qui protège du présent, c’est le passé et ce qui protège contre le consumérisme, c’est une culture qui n’est pas basée sur le consumérisme. Or, les pays du Golfe ont toujours été marginaux dans la culture orientale, les grands centres étaient à Damas, au Caire, à Bagdad, à Ispahan, etc. Les pays du Golfe avaient moins de passé pour les protéger. La culture du Golfe, imprégnée de bédouinité, est une culture marginale, extrêmement sympathique, que j’ai pu vivre lors de mon séjour en Arabie, mais ce n’est pas une culture savante. Les cultures qui n’ont pas d’intellectuels pour les défendre sont des cultures vulnérables. Et lorsqu’elles meurent, il ne reste que ce qu’offre le présent. J’ajouterai que notre manière d’entrer dans le futur est toujours influencée par le passé, même si on l’a abandonné. Or la culture de la péninsule arabique a valorisé la gaieté plus que la pensée. Les gens du Golfe sont très gais, avec un caractère très agréable. On aime la fête, la musique et une certaine ivresse, et les plaisirs de la vie. On retrouve quelque chose de cela dans une manière extrêmement naïve d’accueillir tout ce qu’offre le monde de la consommation, sans se poser des questions.
Vous parlez d’un certain ressentiment envers le Liban et les Libanais qui s’expliquerait en partie par le fait que ce pays s’assume, ne se renie pas et finalement serait le seul à accepter cette orientalité de contradiction. Mais le Liban a aussi été un projet entretenu par une puissance coloniale dont l’expression culturelle s’est manifestée par l’établissement de l’Université Américaine du Liban qui était au départ un institut missionnaire. Les Orientaux n’ont-ils pas été indignés par ce qui était l’expression culturelle la plus parfaite d’une ingérence étrangère sur le sol ?
C’est la justification qu’on s’est donné. En réalité le Liban n’est pas le seul État proche-oriental qui ait été « le projet d’une puissance coloniale » » ! Et l’Arabie saoudite ?! Et la Jordanie ? Finalement, le seul État proche-oriental qui ne fut à aucun degré, même indirectement, le fruit d’un projet colonial, c’est l’Empire ottoman (auquel Gobineau vouait tant de sympathie), que les nationalistes turcs et arabes, frères ennemis dans l’imitation de l’Occident, se sont acharnés de concert à détruire. On peut aussi, plus loin, y ajouter le vieil état iranien, et peut-être, à la rigueur, le Yémen et le Sultanat d’Oman, qui sont tout de même des pays quelque peu marginaux. Pourquoi alors un intellectuel arabe pensait-il tout de suite à appliquer cette qualification supposée infamante, « projet entretenu par une puissance coloniale » au Liban plutôt qu’à l’Arabie ou au Koweït ? C’est que ce reproche n’était qu’un prétexte présentable. Quant à l’université américaine de Beyrouth, quelles que fussent les intentions de ses fondateurs, elle a été une pépinière de nationalistes de gauche ! Et si l’on parle d’ingérence culturelle, qu’est-ce qu’on étudiait dans les universités nationales des autres pays arabes ? Le même chose qu’à l’université américaine de Beyrouth, en moins bien. Sans vouloir se l’avouer, on était content que le Liban souffrît. Les Orientaux considèrent, non sans raison, que les Libanais sont arrogants et donc on était content que ce pays prenne des coups, il y avait une espèce de sourde satisfaction. Mais il y avait à cette mauvaise joie une raison plus profonde. On en voulait au Liban de n’avoir pas cru à ce nationalisme rationaliste et efficace. Au contraire, il est resté un pays complètement insaisissable. Qu’est-ce qui choquait un Syrien baasiste ou un Égyptien nassérien dans le Liban ? C’était le fait que ce pays ne se décidait pas à être sérieux dans la révolution arabe. Le Liban a refusé d’entrer dans le monde du sérieux, il est resté insouciant, incohérent, inefficace, joyeux, incroyablement confus : on en disait tout le mal possible mais on se réfugiait à Beyrouth parce que là, dans cette confusion insouciante, on respirait ! Mais on ne pouvait pas concevoir cela clairement, il y avait une dissonance cognitive, comme disent les cuistres, entre le plaisir que prenaient les intellectuels arabes à séjourner au Liban et le mal qu’ils se croyaient obligés d’en penser.
Mais que faites-vous de la domination politique qu’ont subi les Orientaux ?
La domination politique est une explication insuffisante. On dit que depuis Cléopâtre (voire Alexandre car les Lagides étaient d’origine grecque) jusqu’à Nasser, l’Égypte n’a jamais été gouvernée par des Égyptiens. Cela a-t-il suffi pour que la culture égyptienne disparaisse ? On dit de même que depuis les Mongols, voire depuis l’invasion arabe, jusqu’aux Pahlavi de sinistre mémoire, l’Iran a toujours été gouverné par des dynasties étrangères : cette vaste période couvre les plus beaux siècles de la civilisation persane. Une domination étrangère n’a véritablement d’effet destructeur que si l’on est convaincu que non seulement l’étranger est plus fort militairement, mais qu’il vaut mieux que nous. C’est cela, la véritable humiliation qui conduit au ressentiment et au reniement : croire qu’on a mérité de perdre parce que l’ennemi valait mieux que nous. Dès lors, on sera obsédé par l’ambition de devenir plus fort que celui qui est plus fort que soi, en devant comme lui, en adoptant sa science, sa technique, sa rationalité, etc. C’est alors que l’étranger domine réellement car il est entré dans les têtes. Dans le cas inverse (si les occupés sont convaincus de leur supériorité et que ce sont les occupants qui sont impressionnés) la suite est tout autre : ça se passe comme pour les Mongols en Iran ; ils étaient les plus forts et ils ont massacré comme personne, mais les Iraniens restaient convaincus de la supériorité de la culture persane, les Mongols s’en sont convaincus aux aussi et sont devenus des Iraniens comme les autres et même d’excellents propagateurs de la culture persane, jusqu’en Inde. Il est certain que la défaite matérielle contribue à l’auto-dévaluation, mais elle ne suffit pas entièrement à l’expliquer. Les intrusions occidentales, aussi détestables soient-elles, ne suffisent pas à expliquer le rejet de leur héritage par les Orientaux. C’est sans doute que cet héritage était trop difficile à porter. Nous en revenons au point de départ : la complexité est lourde, il faut beaucoup d’énergie pour rester un humain !
Concernant les islamistes, vous rappelez que leur idéologie, contrairement à leur discours, n’est pas totalement incompatible avec la modernité occidentale. Ils aspirent à la rationalité, l’efficacité et la réforme de leurs corpus religieux. Comment se fait-il qu’ils inspirent autant de rejet aujourd’hui ?
Tous les chercheurs sérieux qui se sont intéressés à l’islamisme, sont arrivés à la conclusion suivante : l’islamisme est le modernisme de l’islam. Adrien Candiard le dit très bien dans un petit livre facile à lire. L’absence de curiosité des Européens, qui adorent pourtant avoir une opinion sur ce qu’ils ignorent, fait seule que nous entendons encore des choses délirantes telles l’affirmation que l’islamisme relève d’un islam irréductiblement archaïque.
Mais il n’y a pas de compatibilité entre ce modernisme et le nôtre, celui du LGBtisme++. On a ici deux modernismes qui s’opposent. C’est une variante du « moderne contre moderne », bien vu par Muray. Ce n’est pas l’opposition de deux civilisations, c’est l’opposition de deux variantes du modernisme.
Ce qui s’est passé ici et là, en réalité, est qu’on a perdu le sens spirituel. En Europe, la perte de la spiritualité a amené une dissolution des formes, religieuses d’abord, puis sociales ; les formes les plus élémentaires de la civilisation, dont la première est la distinction entre les sexes, tendent à se dissoudre. De l’autre côté, dans le monde musulman, la perte de la spiritualité n’a pas entraîné une dissolution des formes mais leur dévitalisation. Des formes vides se sont maintenues et sont devenues l’objet d’un culte idolâtre. Les deux civilisations sont mortes, mais leur cadavre n’a pas eu le même devenir. Le cadavre de l’Occident s’est décomposé tandis que le cadavre du monde musulman s’est momifié. On a donc l’impression d’une distance immense. Mais à l’arrière-plan, il y a toujours la perte du spirituel et l’aspiration à un monde où il n’y a plus d’humains, car l’humain n’est jamais simple, rationnel et content de l’être ; il est toujours tourmenté par l’absence, par ce qui ne peut être atteint, depuis qu’Adam a trouvé que, même au paradis, il lui manquait quelque chose.
Le voile est aujourd’hui l’un des sujets les plus discutés en Occident. Vous parlez plusieurs fois « du voile des islamistes » tout en regrettant que ces derniers aient tourné le dos à leur héritage culturel et religieux traditionnel. Comment faites-vous pour distinguer le voile traditionnel du voile islamiste que portent les femmes musulmanes ?
Je suis assez d’accord avec Michel Henry lorsqu’il dit qu’il ne peut pas y avoir de sciences humaines. La science implique une distance entre le sujet et l’objet et que la subjectivité n’intervienne pas dans l’appréciation de l’objet. Or, comprendre un phénomène humain ne peut se faire qu’avec sa propre subjectivité d’humain. On ne pourra jamais définir des critères objectifs pour établir des catégories séparant objectivement le voile islamiste et le voile traditionnel. Le seul moyen est l’intuition : si je fais parfaitement la différence entre un islamiste et un homme ou une femme de la tradition, même s’ils s’habillent à peu près de la même façon, c’est que je suis humain et que je ressens intuitivement ce que sont les humains.
N’est-ce pas arbitraire comme méthode ?
La subjectivité assumée n’est pas nécessairement arbitraire. Nier par principe qu’une intuition subjective ait une valeur heuristique signifierait que les humains n’ont aucune possibilité de percevoir les humains. En fait, je sais très bien distinguer l’islamiste qui au fond croit qu’il a pris une assurance tous risques pour aller au paradis, d’une femme qui porte le voile par dévotion, par attachement à une certaine conception de la pudeur, mais qui ne se voit pas comme une élue ou meilleure que les autres. Au contraire, l’islamiste va considérer les autres comme des damnés en puissance alors que le musulman traditionnel ne juge pas.
Par ailleurs, dans l’islamisme il y a une volonté d’ostentation. C’est une « Muslim Pride » où l’on affiche les signes qui donnent une identité, et grâce à celle-ci, on pense trouver sa place dans le monde de la consommation. En effet, on se consomme jamais rien d’autre que des signes qui nous donnent de l’assurance, qui nous « posent » à nos yeux et aux yeux des autres, que ce soit une montre de luxe ou un foulard, ou une dévotion ostentatoire, ou un bikini si l’on se sent assuré de sa silhouette. Toutes ces stratégies se valent. Ce qui importe, c’est d’être fier de soi. C’est ça l’islamisme. L’islam traditionnel n’est pas là pour affirmer une fierté, mais se vit dans l’humilité.
Sans doute, la société musulmane était une société où l’auto-satisfaction d’être un bon musulman a toujours existé, chez certains. Mais ceux-ci étaient très vigoureusement condamnés par des propos attribués au prophète, ce qui montre l’ancienneté de cette attitude, mais aussi que tant que cette civilisation fut vivante, on sut s’en garder.
Il m’a semblé que vous étiez très sévère sur le supposé déracinement qui touche la civilisation occidentale. Pourtant, l’observateur de la vie culturelle européenne remarque que les gens continuent d’aller au théâtre, les prix littéraires sont toujours suivis et célébrés un peu partout en France par exemple et les musées à Paris ne sont pas vides. Pourquoi devrions-nous résumer tout cet intérêt pour la culture à l’esprit du consommateur de l’homme ordinaire ? N’est-ce pas la preuve que cet esprit de résistance qu’appelait de ses vœux Bernanos est toujours présent chez les Français ?
Sans doute, puisque vous et moi nous sommes là pour discuter comme nous le faisons, il y a encore de beaux interstices dans le monde moderne ! Il y a effectivement des gens qui lisent encore Bernanos ou Péguy. Mais cela ne change rien au tableau de la France contemporaine. Notre culture s’effondre, notre langue même, que nos supposées élites ont honte de parler, se désagrège. Notre petit monde de lecteurs passionnés et critiques est une réserve d’Indiens. C’est le dernier carré qui résiste en battant en retraite alors que la niaiserie et l’ignorance partout s’étalent. C’est peut-être mieux en France que d’ans d’autres pays occidentaux ? Il n’y pas Philitt partout ; c’est une maigre consolation. On aime à parler du malheur du monde arabo-musulman. Certes, le monde musulman va très mal mais les autres mondes vont très mal aussi. L’Orient va plutôt moins mal que l’Occident : l’épidémie du wokisme et celle du LGBTisme y rencontrent de solides défenses immunitaires !
Vous considérez que l’islamisme est à l’islam ce que le protestantisme puritain est au christianisme. Ces déformations consuméristes convergent dans ce qu’elles offrent à l’homme moderne : la satisfaction immédiate de ses désirs. Les délinquants qui défraient l’actualité sont nourris à la fois d’islamisme et de consumérisme. Faites-vous une différence entre le nouveau venu enraciné dans sa culture d’origine et le jeune issu de deux ou trois générations ?
Il y a une différence entre les immigrés, à cause des conditions dans lesquelles s’est faite l’immigration. La communauté iranienne, de culture musulmane, est bien intégrée en France et échappe à l’islamisme autant qu’à la délinquance car il y a eu une transmission : dans cette immigration de la classe moyenne instruite, les enfants ont pu vouloir ressembler à leurs parents. Quand on est le fils d’un ouvrier d’Afrique du Nord, humilié par le travail à la chaîne, et d’une mère analphabète, on ne veut pas ressembler à ses parents, bien qu’il reste l’affection. Ainsi, il y a plus de déracinement dans certaines communautés que dans d’autres. Beaucoup de jeunes sont nés ici mais n’ont pas accès à la France du passé, et n’ont pas plus accès à la culture de leurs parents car elle est restée de l’autre côté de la mer, et parce que leurs parents appartenaient à un milieu trop pauvre et humilié pour pouvoir transmettre. Ils n’ont donc accès à aucun héritage, ce sont les produits les plus purs de la mondialisation, et non pas de la culture arabe, ou musulmane, ou de telle ou telle culture africaine.
Pour les nouveaux venus, ce n’est pas toujours très différent. Il faut de l’optimisme pour dire qu’ils sont « enracinés dans leur culture d’origine ». Lorsqu’un Africain arrive en Europe, il arrive d’une grande ville, pas d’un village immémorial ! Il est déjà depuis longtemps déraciné de sa culture ; il vivait dans une métropole africaine où quelquefois la langue véhiculaire quotidienne n’est même plus une langue africaine ; il n’a jamais pratiqué une des religions proprement africaines, il ne connaît aucun de leurs mythes ; il n’a rien connu de la structure sociale, extrêmement complexe, des villages d’autrefois, il en est coupé depuis plusieurs générations. Il est déjà déraciné bien avant de débarquer en Europe.
Mutatis mutandis, ces observations s’appliquent à des immigrés de diverses origines, le plus souvent très éloignés de ce qui faisait la force et la finesse de leur culture dite d’origine, plusieurs générations avant leur naissance. C’est aussi pour cela qu’ils rêvent d’Occident. Ils sont déracinés avant leur arrivée.
Le problème n’est pas qu’ils relèvent d’une autre culture incompatible avec celle de l’Europe, c’est qu’ils ne relèvent plus d’aucune culture, si ce n’est à l’état de ruine, et que la culture européenne est elle aussi en ruine. Deux cultures finissent par s’intégrer l’une à l’autre, même s’il ne faut pas croire que ce soit rapide et facile, mais on n’intègre pas un déracinement à un déracinement. Sérieusement à quoi voulez-vous que s’intègrent les immigrés ? Au Paris des bobos niaiseux, à l’école des « ABC de l’égalité » ? Si on veut que les jeunes étrangers aient envie d’être Français, on doit leur montrer les églises romanes, pas leur chanter des sornettes sur « les valeurs de la République ».
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Image de une : afp.com/Amer HILABI