La mort de Jean-Luc Godard survient dans notre monde comme une triste protestation : comme un dernier signe adressé à notre temps par une époque plus vivante, plus riche de créations exaltantes, provocantes, neuves, adultes. Et, à mesure que nous nous enfonçons dans la régression et l’insignifiance, son cinéma nous paraît nécessairement plus ambitieux, plus libre, respirant un air plus pur. Voir aujourd’hui la bêtise moderne s’extasier devant des facilités cinématographiques sans risque, la bêtise réactionnaire porter au pinacle les sympathiques Tontons flingueurs et autres Singes en hiver, pour mieux oublier les fulgurances jamais éteintes du Petit Soldat, d’une Femme mariée, de Vivre sa vie et d’Alphaville, a quelque chose de pénible, à quoi on ne se résigne pas.
Toute l’œuvre de Godard à dire vrai, et ce jusqu’à sa dernière image, aura été une protestation. Protestation contre le cinéma tel qu’on le faisait alors, dans la France des années 1950. Protestation contre la mort du cinéma. Protestation contre soi-même (jamais il ne refera ce qu’il avait déjà fait, jamais il ne redonnera À bout de souffle quand on le lui réclamera). Au risque du fourvoiement (oui, bien sûr, il y en eut), toujours il plongea au fond du gouffre pour trouver du nouveau. Par moments, il rappelle l’Ange mélancolique de Benjamin, que le vent du progrès emporte au loin, incapable de revenir sur ses pas.
Pour autant, ce désir forcené d’inventions formelles (un dispositif neuf par séquence, une idée par plan) jamais ne put étouffer en lui le grand romantique, le lyrique, et certaines des émotions qu’il sut faire naître comptent parmi les plus bouleversantes de toute l’histoire du cinéma (les larmes d’Anna Karina dans Vivre sa vie, la folle fantaisie de la même dans Une femme est une femme, le désespoir sans rémission de Belmondo à la fin de Pierrot le fou, jusqu’à la sagesse crépusculaire des Histoire(s) du cinéma).
Tout juste peut-on remarquer combien sa culture, largement livresque, le coupait parfois du monde, je veux dire par là d’une approche plus enfantine et sensuelle de ce dernier. En cela, il était l’anti-Fellini. Tout, chez lui, très vite, était affaire de clins d’œil et de citations, fruit d’une culture d’ailleurs assez curieuse, un peu foutraque, qui semblait parfois retenir de certains ouvrages leur titre plutôt que leur contenu. Lui qu’on compara si souvent à Keaton, il pouvait apparaître comme une créature borgésienne, qui ne voyait jamais le monde qu’à travers livres, films et tableaux, bardé de citations, ce dont ses derniers films, volontiers mille-feuilles d’images superposés, témoignaient à l’envi.
Encore que la comparaison avec l’Argentin (qu’il cite en ouverture des Carabiniers) ne vaut que partiellement, car Borges aimait les formes populaires, à commencer par celles du conte, et ne négligeait nullement le plaisir des lectures pour la jeunesse. Quand Godard rappelait plutôt l’adolescent ricanant qui s’amuse moins à jouer avec ses jouets qu’à les démantibuler pour en exposer les ressorts.
De fait, commençant sa carrière sous le signe du jump cut et du faux raccord, il était l’artiste du heurt, de la dissonance et du déplaisir grinçant. (Pasolini parla un jour de lui comme d’un « Braque brutal, mécanique et discordant » : pas mieux.) Survivant d’un monde où l’on trouvait normal d’avoir tout lu, de connaître son Balzac sur le bout des doigts, et aussi son Marx et ses Évangiles, il avait la pensée confuse et vibrionnante de l’autodidacte, lançant des aphorismes aussi volontiers brillants qu’abscons – un peu comme son contemporain Bob Dylan, à qui Paul Schrader a eu raison de le comparer.
N’empêche : son œuvre déborde d’éclats de beauté, de fusées saisissantes que nul autre que lui n’aurait pu lancer dans les ténèbres où nous sommes. C’est ce gâteau à la crème, dans Pierrot le fou, qui par la magie d’un raccord devient feu d’artifice. C’est Céline qui débarque dans la bouche d’une cuisinière d’Une femme mariée. Ce sont les bombardiers de la seconde Guerre mondiale qui se confondent avec les oiseaux d’Alfred Hitchcock (à moins que ce ne soit l’inverse) dans les Histoire(s) du cinéma.
La comparaison avec ses pâles pasticheurs du jour, du Redoutable d’Hazanavicius à l’atterrant French Dispatch de Wes Anderson, a quelque chose de cruel. Jamais il ne s’est répété, jamais il ne s’est parodié. Grand lyrique contrarié, brechtien contrarié, marxiste contrarié, il fut même à sa façon un godardien contrarié. Il est l’esprit qui toujours nie. Godard ou la contrariété créatrice.
Et pourtant… Si je devais ne retenir qu’une seule figure de ses films dégorgeants de cinéma, ce serait, plus que les raccords brutaux des débuts, la poésie sans pareil qu’il sut tirer, lorsqu’il se mit à la vidéo et chercha à en obtenir tout ce qu’il pouvait, de la surimpression. Ses derniers films, immenses monuments funéraires en formes de palimpsestes, ne cessent de nous dire qu’il y a des images derrière les images, en les superposant, en les fondant les unes dans les autres – une, deux, trois, quatre, cinq… à l’infini. Et ce vieil homme qui, jusqu’au bout, chercha à interroger le monde au moyen de son art avait quelque chose de bouleversant. Gageons que son souvenir affleurera encore, parfois, fugacement, à la surface du réel – comme une dernière surimpression qui ne veut pas s’évanouir.
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