L’œuvre du philosophe Jean Vioulac, qui se situe à la croisée de la phénoménologie et du marxisme, aborde des thèmes aussi variés que la technique, la mort de Dieu ou encore le socialisme libertaire. Dans son dernier ouvrage, Anarchéologie (PUF), ce professeur iconoclaste se risque à définir l’Histoire comme une catastrophe. À rebours du progressisme ambiant et du conservatisme bon teint, l’auteur fait du nihilisme l’horizon indépassable de notre temps tout en esquissant un futur désirable pour l’humanité.
Jean Vioulac s’inscrit d’emblée dans la lignée de Husserl pour qui la philosophie s’est faite archéologie. Il se proclame ainsi « anarchéologue », dans le sens où il s’agit de démanteler toute forme de fondement pour révéler l’abîme que ceux-ci tentaient de conjurer.La hiérarchie, qui subordonnait la pensée à un principe, n’est plus opératoire. A contrario, l’auteur défend l’hérétique, celui qui s’arrache aux catégories traditionnelles de la rationalité occidentale. À partir de cette position intellectuelle, Vioulac qui se fait héritier de la phénoménologie caractérise notre époque comme celle de la catastrophe, celle d’Hiroshima et de la Shoah (qui signifie catastrophe en hébreu).
Misosophe assumé, il dénonce sans ambages l’humanisme lénifiant des clercs actuels qui réchauffent « leurs valeurs traditionnelles comme s’il ne s’était rien passé » (Adorno), le babil planétaire des universitaires, tout en brocardant les intellectuels organiques pour qui la réflexion se résume à un supplément d’âme pour une élite cultivée. Aveuglés par leur catéchisme, ils ne mettent pas en lumière ce qui selon l’auteur aliène nos corps, nos pensées et donc notre vie, à savoir le Capital et sa toute-puissance spectaculaire. Ère d’Internet et de la cybernétique déchaînée, notre siècle nous accule à la passivité devant une machinerie qui nous fascine par son divertissement permanent. Vioulac compare cet envoûtement malsain à l’idéalisme platonicien : en effet, les ordinateurs s’apparentent à des idées trompeuses. Il s’agit de secouer les barreaux de dispositif mondial en provoquant le dissensus, prérequis de toute philosophie sérieuse. Vioulac fait sienne cette phrase de Verlaine : « J’en appelle à ton dégoût lui-même de tout et de tous, à ta perpétuelle colère contre chaque chose » (Verlaine à Rimbaud, 1875).
Récapitulant le trajet de la philosophie occidentale depuis les Grecs jusqu’à Heidegger, Vioulac apparente celle-ci à une longue entreprise de démystification et, de destitution de tout fondement. Lorsque Kant, dans sa Critique de la raison pure, fait de la transcendance un produit de l’immanence, le ciel chute sur la terre ; ce qui a fait dire à Marx après lui : « c’est de la terre au ciel qu’on monte ici » (L’Idéologie allemande). Après eux, la phénoménologie se constitue comme science de la production subjective de l’objectivité qui implique que « rien n’est donné, tout est produit ». Même la science, érigée comme dogme par les positivistes, est un « vêtement d’idées » (Husserl) recouvrant le monde concret de la vie (Lebenswelt), celui des êtres en chair et en os campés sur la Terre bien ronde. Loin d’un subjectivisme étroit, le philosophe envisage le monde comme intersubjectif, identifié comme « communisme transcendantal ». Donnant raison à Marx pour qui la Vie détermine la Conscience, le penseur schismatique fait des systèmes de compréhension inventés par les hommes des projections émanant de modes de production économiques très concrets : par exemple, le Démiurge du Timée platonicien n’est que le déplacement de la division du travail présente dans les cités grecques au monde des formes. Attardons-nous maintenant sur les révolutions catastrophiques que sont le néolithique et l’âge industriel.
Des deux seules révolutions (in)humaines
La première révolution catastrophique, qui inaugure un saut qualitatif majeur, est celle du néolithique décrite par Childe : l’Homme passe du statut de chasseur-cueilleur nomade à celui d’agriculteur sédentaire, notamment à l’aide de la pierre polie. C’est également l’apparition de l’écriture qui, d’un point de vue scolaire, permet l’apparition de l’Histoire. A ce moment-là, le sens de la temporalité mute puisque le présent perpétuel du chasseur-cueilleur est remplacé par le temps différé de la production ; et le rapport de l’Homme à l’espace change car le champ délimité du sédentaire supplante le territoire vaste et diffus du nomade. Ce renversement radical est un bouleversement qui rend possible un nouvel écosystème anthropocentré où la sélection artificielle supplée la sélection naturelle. L’Homme instaure un rapport de domination sur les plantes, sur les animaux, donc plus généralement sur ce qui l’entoure, et s’érige en maître, ce qui se traduit dans ses représentations mentales et artistiques, par exemple dans la statue masculine de deux mètres du temple de Balikli Göl, situé en Turquie, et qui remonte au IXe millénaire. Or, ce changement apporte aussi son lot de drames, dont la concentration et l’organisation du travail sont à l’origine, comme l’esclavage, de la division du travail, de l’apparition des inégalités de classe, de l’esprit de soumission ou encore de l’explosion des épidémies. Ainsi, les intuitions fulgurantes du Second Discours de Rousseau sont confirmées par l’anthropologie et la science modernes 267 ans après sa parution : l’avènement du Néolithique a instauré la propriété, l’inégalité criante entre les hommes, et l’égoïsme comme loi d’airain des systèmes économiques qui en découlent. Tout à la fois géniale et dangereuse cette domestication de l’Homme reste ambiguë : si elle a permis « tout ce par quoi la vie humaine s’est élevée au-dessus de sa condition animale » (Freud), à savoir la civilisation, elle entame la dévastation de la Nature dont nous constatons aujourd’hui les ravages irréversibles et les processus sociaux délétères évoqués ci-dessus.
Plus qu’un phénomène strictement social, la civilisation est aussi « l’intériorisation de l’homme » (Nietzsche) : apprivoisant le fauve en lui, l’Homme retourne contre lui ses pulsions primitives par le surmoi, faisant apparaître du même coup le sujet névrotique. Si le nomade était adepte du totémisme, découlant de sa place dans son environnement naturel, le sédentaire change de « régime ontologique » (Descola) puisqu’il hypostasie sa conscience et son système politique en un monde autonome et éthéré. C’est l’apparition de la transcendance mais également d’un nouveau rapport à la mort, concrétisé par le culte des défunts, dont la nécropole reste la meilleure incarnation. C’est à ce moment-là que les castes aristocratiques présentes dans les sociétés du néolithique occultent la dimension historique de leur suprématie en la naturalisant : c’est l’apparition des mythes comme celui de l’Athra-Hasis babylonien (1646 avant J.-C.). Ce refus de l’historicité est notamment représenté par la pensée archaïque pour laquelle la société prend sa source dans un au-delà éternel et impérissable.
À partir de la Grèce antique se développe le culte du logos, qui annonce le déploiement de la philosophie occidentale téléologique : selon Heidegger, cette onto-théologie purement entée sur le domaine de l’étant a conduit au scientisme et donc aux gigantesques dégâts de l’industrialisme du XIXe siècle. Cette idéologie moderniste, persuadée par la croyance inébranlable en un bonheur futur, se concrétise notamment par les révolutions scientifiques de Galilée et de Copernic, la révolution architecturale fondée sur la géométrie d’Alberti, ou encore par la métaphysique de Nicolas de Cues. Force est de constater que cette logique a mené à l’imminence d’un bouleversement écologique que tous les scientifiques sérieux nous rappellent en permanence. En effet, les signes sont alarmants : dérèglement climatique, élévation continue de la température globale, fonte des glaces ou encore acidification des océans. Très loin de la pensée téléologique pour qui l’Histoire se déroule selon une idée prédéfinie et vers une Jérusalem terrestre, Vioulac montre que le Progrès est en son essence « apocalyptique » : il « révèle » l’Histoire comme catastrophe. Plus qu’une dégradation de la Nature par anthropisation, la modernité se dévoile également comme mort de Dieu, donc comme nihilisme : l’homme ne serait qu’une anomalie provisoire dans l’évolution des grands singes. Homo Sapiens se révèle ainsi comme Homo Demens, capable de croire en n’importe quelle chimère du moment que cela conforte sa fatuité. Si la Vérité est « laide » et « triste » (Renan), s’il faut choisir entre « mentir et mourir » (Céline), tout semble désespéré. Or, la négativité propre à l’Homme constitue aussi sa liberté, Homo Sapiens peut se réaliser car il est une promesse toujours à venir : c’est à chacun de la faire advenir.
Une rédemption possible ?
Poussières d’étoiles, tourbillons de poudre, « nous n’avons pas plus d’importance aux yeux de l’univers qu’une huître » écrit Hume. Très peu sensible aux révolutions (française et communistes), Jean Vioulac voit en elles une amplification de la catastrophe : tandis que la première confie le pouvoir à la classe détentrice des moyens de production (la bourgeoisie), les secondes instaurent des capitalismes d’État dirigés par des bureaucrates peu soucieux de l’assomption du prolétariat.
Obligé par la lucidité, l’anarchéologue propose deux attitudes face à ce constat glaçant qui brise toutes les prétentions anthropocentriques. Le détachement est la première option, celui du dandy punk misosophique, dont le mot d’ordre est « No Future » : celui-ci envisage l’échec cuisant de l’Homme, condamné par sa puissance d’annihilation sans borne. À l’inverse, Vioulac laisse entrevoir une possibilité de ce qu’il nomme le « socialisme libertaire » que Sartre appelait de ses vœux : « les hommes n’auront été qu’une espèce, comme les fourmis – ou bien l’homme se fera en réalisant le socialisme libertaire » (Situations, X). En effet, si l’homme est « surrection dans l’être » comme le proclame l’existentialiste en chef, cette dernière peut se muer en un messianisme qui ferait advenir la liberté tout autant que l’égalité, l’une n’allant pas sans l’autre d’un point de vue anarchiste. Afin d’exemplifier cette thèse ambitieuse, Vioulac fait appel à une figure trop souvent occultée du socialisme qu’est Auguste Blanqui : ce contempteur de l’idée positiviste d’une amélioration graduelle de l’Humanité accuse les fanatiques du fait, qui trahissent leur acceptation de la domination des exploiteurs portés au pouvoir. Ce penseur, pour qui la pensée se doit à la faiblesse, considère plutôt l’avènement d’une société sans classes comme une « bifurcation » dans une Histoire qui s’apparente à « une interminable série de calamités » (La Critique sociale). Si de nombreux progressistes ignoraient la désolation possible causée par le productivisme, Blanqui était déjà clairvoyant à ce sujet : « Depuis bientôt quatre siècles, notre détestable race détruit tout ce qu’elle rencontre, hommes, animaux, végétaux, minéraux » (La Critique sociale).
En somme, Vioulac se fait l’apôtre d’un pari pascalien sur l’anarcho-communisme libertaire qui transmuerait la négativité humaine en liberté effective, pari qu’il sait perdu d’avance par son apologie finale du « silence atrocement houleux » à tenir avant la chute finale. Ouvrage profond et original, exigeant mais aussi lucide, Anarchéologie s’inscrit dans la tradition de l’Histoire humaine pensée comme série de catastrophes. Si le philosophe reste perplexe quant aux solutions pour sortir de cette mécanique infernale, il propose des possibles sans céder au dogmatisme. Ces fragments d’un mélancolique de gauche, perdu dans les lumières spectrales de la postmodernité occidentale, marquera les esprits libres.
Sacha Cornuel
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