Né en 1958, Éric Schell est diplômé en droit, de l’Institut d’Études Politiques de Paris et d’un Executive MBA à HEC. Passionné par Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord et membre de l’Association des Amis de Talleyrand, il a déjà publié Talleyrand en verve (Horay, 2003 puis Vuibert-Albin Michel, 2016) et un Bréviaire de Talleyrand (Horay, 2010). En novembre 2022, il publie une première pièce de théâtre Talleyrand – Bonaparte : une double méprise aux éditions Ramsay, qui sera suivie en avril 2023 d’une édition illustrée, texte déjà donné deux fois en lecture publique, au théâtre du château de Valençay et au Mois Molière de Versailles.
PHILITT : Après deux recueils consacrés à Talleyrand, vous publiez une pièce de théâtre où vous imaginez le première rencontre entre Talleyrand et Bonaparte, tel un hommage au Souper de Brisville. Qu’est-ce qui vous a séduit dans ce registre littéraire ?
Éric Schell : J’ai eu la chance de voir la pièce de théâtre de Jean-Claude Brisville dès sa sortie au théâtre de la Gaîté à Paris en 1988. La pièce était magistralement interprétée par Claude Rich et Claude Brasseur. Cette œuvre m’a toujours accompagné et séduit par la qualité littéraire des reparties, des à-propos et du choix des mots et de l’intrigue d’une action reprise des Mémoires d’outre-tombe de Châteaubriand où, en 1815 après le départ de Napoléon, nos deux compères, Talleyrand et Fouché, prêtent allégeance à Louis XVIII pour rétablir les Bourbons sur le trône de France. J’ai bien sûr été un cinéphile envoûté par le film qui a été adapté par la suite de cette pièce, et que j’ai vu à plusieurs reprises. Je me suis donc lancé un défi, au moment où le recueil En Verve était republié par Albin Michel, de trouver un événement caractéristique de la vie de nos deux protagonistes qui permettrait de développer une intrigue et un récit.
J’ai tout naturellement choisi cette date du 6 décembre 1797 qui voit la première rencontre physique de nos deux personnages à Paris, au ministère des relations extérieures, à l’hôtel de Galliffet qui est actuellement l’institut culturel italien. Le bureau du ministre Talleyrand est encore visible au rez-de-chaussée de ce bel hôtel particulier du XVIIIe siècle, à l’orée du jardin. Peu de choses dans le décor ont changé par rapport à la scène historique que j’ai imaginée après avoir lu la plupart des journaux, témoignages historiques, échanges de correspondances, témoignages, etc. me permettant de me remettre dans la perspective de cette époque. Le Directoire n’est plus alors qu’un régime affaibli politiquement par les récentes victoires de Bonaparte en Italie, qui permettront de préparer la campagne d’Égypte et le coup d’état de Brumaire.
Dans quelle mesure Talleyrand, pour lequel vous vous êtes pris de passion, représente un personnage majeur et complexe de l’histoire de France ?
Tout personnage historique représente un centre à partir duquel on peut aller explorer la périphérie. En choisissant Talleyrand, l’historien amateur éclairé que je suis devenu a la chance de parcourir quatre-vingt-trois ans de la vie nationale française à un très haut niveau, dans une des périodes les plus complexes et les plus troublées qui furent puisque Charles-Maurice naît sous la règne de Louis XV et meurt sous celui de Louis-Philippe en ayant, dit-on, prêté pas moins de treize serments à des régimes successifs (qui, il est vrai, changeaient très rapidement à cette époque). D’ailleurs, son principal et récent biographe Emmanuel de Waresquiel le surnomme « le prince immobile ». Talleyrand, caricaturé souvent comme le prince des girouettes, est en réalité l’homme le plus stable et le plus convaincu de ses idées qui sont libérales et orléanistes, c’est-à-dire celles incarnées par une monarchie parlementaire pratiquant le bicamérisme et garantissant des libertés publiques qui respectent la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, à l’écriture de laquelle Talleyrand a pris part lorsqu’il a participé à la Constituante.
Talleyrand est avant tout un maître de la conversation et des répliques. Quel rapport entretient-il avec le verbe ?
Talleyrand est un homme de l’époque classique, un honnête homme disait-on, c’est-à-dire qu’il connaît tous les maîtres à penser de la littérature grecque et romaine, et tous les grands moralistes, que ce soit La Rochefoucauld ou Pascal pour ne prendre que deux exemples de la France du XVIIe siècle. Il était également familier de la philosophie des Encyclopédistes et des Lumières. Le rapport entretenu avec le verbe s’explique essentiellement par son métier de diplomate. Talleyrand reste l’homme des dépêches, l’homme des conventions internationales. Il se doit donc d’appliquer le mot juste et de rechercher la précision avec concision, sans jamais dénaturer le sens des mots. Il l’a dit lui-même : le mot doit être juste et rester rare. Le diplomate ne doit pas s’exprimer à tort et à travers, il lui faut choisir le bon moment et décocher le mot exact comme une flèche, un coup de fusil qui part lorsqu’un gibier surgit entre vos jambes. La pensée, dont l’expression est le mot, doit devenir une pensée filtrée, c’est-à-dire qu’il ne faut pas se laisser aller à des interprétations spontanées ou superficielles. L’honnête homme doit s’astreindre à un polissage de cette matière première, à l’écrit comme à l’oral . Le mot devient alors une pépite ou mieux encore de la soie, un tissu chatoyant avec des reflets divers, d’une très grande qualité et préciosité.
Ce qui fait la réputation de Talleyrand dans le choix de ses réparties consiste à viser juste et frapper fort. C’est pour cela qu’il demeure pour la postérité comme un diseur de bons mots, avec des formules qui résument une situation. Par exemple, lors de l’assassinat du duc d’Enghien, et à l’heure où il sait que le duc vient d’être exécuté (il a même conseillé de le faire) dans les fossés de Vincennes, il est resté prostré dans un salon toute la soirée et prononça, sur les douze coups de minuit, cette formule qui fit forte impression auprès de ses auditeurs : « C’est plus qu’un crime, c’est une faute ». Toute cette affaire, très complexe, se résume dans cette courte formule. Il y a aussi ce mot que j’aime beaucoup et qui exprime la pratique des salons dans cette France, où survivaient les derniers feux de l’Ancien Régime : « Le plaisir en société est de se laisser apprendre des choses que l’on sait par des gens qui les ignorent ».
Peut-on dire que Talleyrand, qui a été le grand artisan de la politique étrangère de l’empereur, en fut également son premier opposant ?
Le premier opposant de Napoléon, et également son plus résolu, aura été Germaine de Staël, la fille de Necker, le banquier genevois qui fut l’un des derniers ministres de Louis XVI, au nom de ses idées libérales, avec son ami Benjamin Constant. Talleyrand est beaucoup plus subtil et nuancé dans son opposition à l’Empereur.
Ce sera une opposition de salon, une opposition aristocratique et littéraire qui n’ira jamais jusqu’à affronter l’Empereur en face ; c’est tellement vrai que, lorsque Napoléon revient à Paris au moment des Cent -Jours, il offre à nouveau un portefeuille ministériel à Talleyrand qui s’empresse de ne pas l’accepter. Donc il y a, et je crois avoir essayé de l’exprimer dans cette pièce de théâtre, une double méprise entre eux, à la fois une fascination et en même temps un empêchement déterminé par le fait que les deux hommes ne répondent pas au même ressort. Face à Talleyrand – joueur de cartes, de whist, l’ancêtre du bridge – on retrouve Napoléon – joueur d’échecs. La manière de commencer une partie et de la faire avancer ne répond pas à la même stratégie. Politiquement, nous avons un homme qui croit à la force de son destin, qui va être fulgurant et exceptionnel, et face à lui un individu qui joue avec ses cartes et ses atouts, un jeu qui peut changer, s’adapter aux circonstances, et dont objectif essentiel est de durer. Talleyrand semble ne pas vouloir agir dans les périodes où il était censé s’opposer, il sait rester silencieux pour ensuite ressurgir au premier rang et devenir un acteur de premier plan.
« Les femmes, c’est la politique », selon la formule de Talleyrand. Dans la pièce, elles sont représentées notamment par Germaine de Staël. Pouvez-vous expliquer en quoi les femmes jouent un rôle primordial pour lui ?
Talleyrand a compris le rôle de l’opinion publique, dont il dit que « c’est un bon conseil mais un mauvais guide pour les gouvernements ». Or, à son époque, les médias sociaux n’existent pas ; les journaux sont certes bien présents dans toutes les couches de la société, mais les gazettes n’avaient pas l’audience que peuvent avoir aujourd’hui la presse hebdomadaire ou les magazines. Le Canard enchaîné serait aussitôt interdit par la censure du pouvoir en place.
Quel est donc le moyen pour lui de colporter ou de faire prévaloir ses idées ? Il la chance d’appartenir aux classes les plus privilégiées, il sait donc que les affaires se jouent dans les salons. Ces derniers se tiennent tous les uns à côté des autres, dans ce qu’on appelle à l’époque le Faubourg Saint-Germain, c’est-à-dire quelques hectares autour du 7e arrondissement de Paris. En passant d’un salon à un autre, on a la chance d’être reçu par les épouses d’éminents avocats, parlementaires, officiers, ou simplement les descendantes de familles illustres. Talleyrand sait que colporter ou rapporter des propos fait partie du travail quotidien de ces salons qui se tiennent tous les jours de la semaine. On est reçu, on entend, on répète, on teste également l’opinion et c’est ce qu’il va faire avec les femmes dont il sera l’ami, le confident, parfois l’amant. C’est une société qu’il a connue largement sous l’Ancien Régime, et qui restait à cette époque encore extrêmement puissante.
On pourrait citer la princesse de Vaudémont, Madame de Bauffremont, la vicomtesse de Laval, Germaine de Staël bien entendu, etc. Il est vrai qu’il a su utiliser ces salons comme la caisse de résonance de ses idées, pour tester des idées nouvelles, où recueillir une opinion favorable sur un sujet particulier. Talleyrand a fait « marcher les femmes » comme il le disait, c’est-à-dire qu’il faisait des confidences à l’une en prétendant lui confier quelque chose d’extrêmement secret, tout en sachant que ce secret serait vite colporté. Voilà en quoi cet homme qui met en avant le bon goût et les bonnes manières, qui est très sensible aux raffinements de la société littéraire et sociale, qui aime le luxe et la bonne chère, fera de ces salons du noble Faubourg Saint-Germain son propre parti politique.
Le nom de Talleyrand est aujourd’hui étroitement lié à celui de la diplomatie. En quoi la littérature offre-t-elle un regard nouveau sur ce personnage ?
Écrire du théâtre, ce n’est pas le plus simple projet d’écriture qui soit, car le dialogue doit être vif et alerte, comme un duel à l’épée : entrechoquer les lames sans se blesser. Je me suis pris d’une passion de chercheur et finalement j’ai fait de Talleyrand mon plus vieil ami que je connais depuis l’âge de quatorze ans. J’ai pratiquement tout lu sur ce qu’il a pu écrire et ce qu’on écrit sur lui, en français, en anglais, en allemand, en russe et dans d’autres langues. Il a été un objet littéraire de son vivant. On a écrit des pamphlets sur lui et on lui a volé des papiers qu’on a publiés.
Sacha Guitry a été le premier à s’intéresser à lui. Il écrit Le Diable boiteux en 1947. Pour lui, c’était une manière de s’excuser lui-même, et d’expliquer la désinvolture qu’on lui a reprochée après la fin de l’occupation. Il voit Talleyrand comme l’homme qui, en 1814-1815, reste dans le Paris occupé auprès des puissances occupantes, les Prussiens, les Anglais et les Russes. Il se sert de Talleyrand comme d’un personnage qui expliquerait sa propre attitude. Mais ce n’est pas du tout la même histoire : Sacha Guitry, qui aime les bons mots, s’identifie à Talleyrand dans plusieurs de ses films et dans ses grandes fresques historiques, et a souvent joué le rôle de Talleyrand, de sa voie nasale et sarcastique.
Ensuite, il y a ce fameux Souper de Jean-Claude Brisville qui a été popularisé au cinéma où les personnages de Talleyrand et Fouché sont tenus par Claude Rich et Claude Brasseur ! Il faut aussi citer de nombreux biographes, les plus récents étant Georges Lacour-Gayet, Jean Orieux, André Castelot, Michel Poniatowski, qui a d’ailleurs un lien de famille avec Talleyrand, et enfin Emmanuel de Waresquiel, qui est aujourd’hui le biographe de référence de Talleyrand. Sans compter Georges Lacour-Gayet dans les années trente.
Aujourd’hui, on cadre beaucoup mieux la pensée et l’action de notre personnage qu’à l’époque de Lacour-Gayet et de Sacha Guitry, parce qu’il y a des archives privées qui se dévoilent, des familles qui retrouvent des lettres. On arrive à mieux cerner le contexte de toutes ces années. Talleyrand n’est plus du tout la caricature qu’on aimait présenter il y a deux cents ans. Il avait d’ailleurs lui-même dit à l’une de ses admiratrices : « Je veux que pendant des siècles, on continue de discuter de ce que j’ai fait, de ce que j’ai écrit, de ce que j’ai pensé ». Je crois qu’il est bien servi : nous avons aujourd’hui une société des amis de Talleyrand regroupant des chercheurs et des admirateurs qui ont consacré une partie de leur temps libre à écrire sur Talleyrand, à mieux comprendre des détails cachés ou obscurs de sa vie.
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