Période troublée s’il en est, la Fronde (1648-1653) opposa le Parlement de Paris, puis les princes, à la régente Anne d’Autriche et à Jules Mazarin, principal ministre d’État. Prélat libertin, l’intrépide Jean-François Paul de Gondi (1613-1679), qui se reconnaissait volontiers comme « l’âme peut-être la moins ecclésiastique qui fût dans l’univers », fut amené à y jouer un rôle majeur, bien qu’il en ressortit grand vaincu. Qu’importe : son passage à la postérité, il le doit moins à son action politique qu’à ses Mémoires, incontestable chef-d’œuvre d’un millier de pages, au style éblouissant et à la verve spirituelle.
La conspiration, c’est peu dire que Retz l’a dans le sang. À vingt-cinq ans, celui que ses proches surnommaient le « petit Catilina » écrivit une nouvelle historique, La Conjuration du comte de Fiesque (1639), qui raconte la tentative avortée, un siècle plus tôt, d’un jeune noble du clan Fieschi de renverser la famille à la tête de la république de Gênes. À travers son protagoniste, Retz semble avoir une étrange prémonition de son destin. Dans sa narration, il présente déjà toutes les qualités du stratège, du calculateur froid pour qui la politique se réduit à un jeu d’échecs, mais aussi l’ambition démesurée, nourrie de rêveries héroïques, que l’exploit seul peut assouvir. C’est que Gondi n’a pas seulement lu très tôt Le Prince de Machiavel, il s’imagine en successeur des hommes illustres de Plutarque, des héros de Corneille. Cette ardeur de vivre, Richelieu, devançant en cela Mazarin, a bien failli en faire les frais très tôt, si l’on en croit Retz, dont les Mémoires n’en sont pas à la galéjade près. Ce dernier confie au lecteur avoir projeté de le faire assassiner dans une chapelle, à l’occasion du baptême de la Grande Mademoiselle. Ayant manifesté quelques scrupules à l’idée de tuer un cardinal, la grandeur prit rapidement le dessus : « j’embrassai le crime qui me parut consacré par de grands exemples, justifié et honoré par le grand péril. » Coup du sort : Richelieu tomba malade et la cérémonie fut différée. Quoiqu’il en soit de la véracité de ce récit, le ministre principal n’avait pas manqué de flair à propos du jeune Gondi, en annonçant peu auparavant : « Voilà un esprit dangereux ! »
Avant d’entrer sur la scène de la Fronde, véritable drame baroque, deux anecdotes contribueront encore à éclairer la psychologie de notre cabotin. En 1644, Retz est nommé coadjuteur de son oncle, l’archevêque de Paris. Si sa charge religieuse lui interdit tout dérèglement, il sait d’emblée ne pas avoir les épaules d’y résister. Dans une déclaration fracassante de cynisme, il juge donc plus sûr pour lui d’adjoindre dorénavant au vice la décision réfléchie : « Je pris, après six jours de réflexion, le parti de faire le mal par dessein, ce qui est sans comparaison le plus criminel devant Dieu, mais ce qui est sans doute le plus sage devant le monde ». Pourtant, ne vient-il pas d’écrire que Louis XIII, monarque à la piété proverbiale, le tenait dans la plus haute estime ? Cette affection, selon Retz, tiendrait à l’historiette suivante. Après avoir stipendié un valet de chambre pour en faire son rabatteur, celui-ci lui procure pour cent cinquante pistoles une misérable de quatorze ans, « qui était d’une beauté surprenante ». Mais rien n’y fait : la nymphe résiste si bien aux assauts du satyre, que ce dernier, accablé de honte, mais grand prince, décide dès le lendemain de lui offrir une carrière au monastère. On laissera à chacun le soin de juger si notre mémorialiste fait bien de croire qu’une telle faveur accrédite définitivement sa moralité.
Un tragédien sur les planches
Mais la vertu prime-t-elle dans un siècle qui a autant le goût du théâtre, du masque, du mystère ? Il est d’autant plus facile de cacher son jeu, de brouiller les cartes que la société du XVIIe est une forêt de symboles, saturée de burlesque et de fantasmagorie. Ayant un sens inné du spectacle et de la parade, Retz fait ainsi parfaitement corps avec son époque : virtuose embrassant tour à tour les rôles les plus divers, mais toujours grandioses, il s’improvise en interprète superbe de sa propre vie, dont les glorieux succès, hélas !, dépassent rarement l’imagination qui les rêvasse. Sa duplicité perce dès les premières pages des Mémoires : « je couvris très bien mon jeu dans le commencement : j’avais fait l’ecclésiastique et le dévot dans tout le voyage ». Mais l’hypocrisie, mise au service de l’ambition, se justifie toujours par la réalisation d’un but supérieur. Après avoir reçu douze mille écus, sa tante souhaite qu’il s’accoutume aux œuvres de charité, afin de se préparer à son nouvel état d’homme d’Église. À la manière des anciens démagogues romains, cette bienfaisance évangélique lui permit de se créer une importante clientèle parmi le peuple, pressentant dès le départ tout l’appui que ses intrigues pourront y trouver : « Jugez de l’état où cela me mettait parmi les gens qui sont, sans comparaison, plus considérables que tous les autres dans les émotions populaires. » Au même titre que le duc de Beaufort, surnommé le roi des Halles, le plus clair de la puissance politique de Retz reposa durant toute la Fronde sur le petit peuple parisien. C’est que le futur cardinal possède l’art de la mise en scène, il sait instinctivement ce qui touche les assemblées, ce qui frappe les imaginations. En rassemblant tous les passages éparpillés dans les Mémoires, il serait possible de recomposer un authentique traité de psychologie des foules !
Cependant, on ferait offense au talent de Retz en le présentant comme un simple « populiste » avant l’heure : sa brillante rhétorique vient aisément à bout de la culture et de la pensée de n’importe quel groupe d’auditeurs, y compris les plus lettrés. Lors d’une séance au Parlement, notre séditieux se trouve dans une position critique à la suite d’un brûlot que Mazarin a fait lire contre lui. Retz doit de toute urgence infléchir l’opinion en sa faveur. Or, il n’ignore pas la latinité conventionnelle dont sont nourris tous les magistrats de l’époque. Champion pour mouler son discours sur la mentalité de son public, l’orateur s’engouffre aussitôt dans la brèche : « Comme ma mémoire ne me fournit rien dans l’Antiquité qui eût rapport à mon dessein, je fis un passage d’un latin le plus pur et le plus approchant des Anciens qui fût en mon pouvoir ». Pour se tirer d’affaire, il déclame à la tribune une maxime qu’il dit tenir de quelque illustre Ancien, mais qu’il vient tout juste d’inventer : « Dans les mauvais temps, je n’ai point abandonné la ville ; dans les bons, je n’ai point eu d’intérêts ; dans les désespérés, je n’ai rien craint. » Machiavélique, Retz assure ici son salut en incarnant l’antique vertu romaine. Il retourne la situation en apparaissant aux yeux des parlementaires comme le garant de la liberté et du civisme, dans la droite lignée des héros de la République que furent les Cincinnatus, les Caton, les Scipion…
Au surplus, ce goût invétéré de la dramatisation, Retz ne le réserve pas qu’à ses contemporains : il cherche aussi à en régaler son lecteur, quitte à faire passer la vérité au second plan. Après avoir frôlé la mort lors d’une émeute populaire, il parvient à rallier à sa cause « cette fourmilière de fripiers toutes en armes » : « Je les flattai, je les caressai, je les injuriai, je les menaçai : enfin je les persuadai. Ils quittèrent les armes, ce qui fut le salut de Paris, parce que, si ils les eussent eues encore à la main à l’entrée de la nuit, qui s’approchait, la ville eût été infailliblement pillée. » Il est assez curieux, néanmoins, qu’aucun mémorialiste ne rapporte cet épisode, que le Cardinal, fidèle à lui-même, n’omet pas de raconter à son avantage… Ce n’est pas le seul endroit des Mémoires où le lecteur est en droit de suspecter une trop vive imagination. Alors que la Fronde était engagée depuis un an, Retz arrive à Compiègne pour rendre visite à la Reine. Selon ses dires, la cour avait fomenté un projet d’assassinat contre lui, qu’il découvre d’une façon pour le moins romanesque : « Comme je montais l’escalier, un petit homme habillé de noir, que je n’avais jamais vu et que je n’ai jamais vu depuis, me coula un billet en la main où ces mots étaient inscrits en lettres majuscules : SI VOUS ENTREZ CHEZ LE ROI, VOUS ÊTES MORT. J’y étais ; il n’était plus temps de reculer. Comme je vis que j’avais passé la salle des gardes sans être tué, je me crus sauvé. » Libre à chacun de croire sur parole cette ténébreuse affaire, que personne, sinon lui, ne mentionne, et qui fait, de nouveau, resplendir son courage… Gardons seulement à l’esprit que Retz, dès que cela marque de la grandeur, n’hésite point à verser dans le roman de cap et d’épée !
L’âme des intrigues de la Fronde
En alléguant son tempérament fougueux, on ne donnerait qu’une raison partielle de l’engagement de Gondi dans la Fronde : le leitmotiv secret de toutes ses manœuvres, au fond, n’est autre que le chapeau de cardinal, qu’il finit par recevoir des mains du pape Innocent X en 1652. Or, il ne pouvait accéder au cardinalat sans que Mazarin, dont il a pourtant juré la perte, ne donne son accord au Saint-Siège. Jusqu’à cette date, Retz est donc pris dans un double jeu serré : tout en travaillant secrètement pour les intérêts de la Reine et de son dévoué ministre Mazarin, il doit agir dans le même temps ouvertement contre celui-ci au Parlement. En plus de la cour et du Parlement, la Fronde compte une troisième cabale, celle des princes, lesquels sont cependant loin de former un bloc monolithique. Certes, voyant leur mainmise sur l’État se réduire comme peau de chagrin depuis Richelieu, les grands du royaume étaient tous vent debout contre l’absolutisme naissant. Mais de leur cupidité naquit des divisions qui leur furent fatales et conduisirent à la victoire définitive de Mazarin : « Voilà ce qui nous perdit, à la fin, les uns et les autres ». Contraint de voltiger d’un camp à l’autre à cause de son excès d’ambition personnelle, Retz finit par se brouiller à la fois avec Mazarin et avec les princes. Or, n’ayant ni les moyens d’être un chef de parti, ni de diriger une faction réunie autour de Gaston d’Orléans, dont il ne cesse de déplorer la faiblesse, sa situation devient sans issue : pour échapper à la menace que représente pour lui le Grand Condé, Retz se trouve dans la nécessité de travailler, contre ses propres intérêts, au rétablissement de son ennemi Mazarin.
Retz n’a pas la carrure pour faire jeu égal avec ses ennemis : outre Louis XIV, encore mineur pendant la Fronde, le prince de Condé, auréolé de gloire depuis la bataille de Rocroi (1646), était alors l’homme le plus puissant du royaume avec Mazarin. Il faut néanmoins mettre au crédit du factieux d’avoir su tenir la dragée haute au Grand Condé – dans la guerre des pamphlets, d’abord, qui l’opposa au parti des princes. S’il s’efforça au début, malgré un style railleur, de conserver la déférence due à un prince du sang de la trempe de Condé, le ton change dans le libelle intitulé Le vrai et le faux de Monsieur le Prince et de M. le Cardinal de Retz : mettant en parallèle leur action politique, Retz, avec la plus insigne mauvaise foi, accuse vigoureusement Condé d’être le plus mazarin des deux. Ses effronteries faillirent bien lui coûter la vie lorsque, dans une ambiance qui rappelle l’assassinat de César, les diverses factions s’étaient rassemblées au Palais de justice, poignards cachés sous le manteau : en se déguisant à la dernière minute, Retz échappa miraculeusement à une mort qui aurait été cette fois bien réelle. Quelques pages après cet épisode, les Mémoires nous présentent une scène cocasse entre Condé et le Cardinal, qui se croisent dans Paris, accompagnés chacun de leurs gentilshommes : « Il fit taire ceux de sa suite qui avaient commencé à crier ; il se mit à genou pour recevoir ma bénédiction ; je la lui donnai, le bonnet en tête, je l’ôtai aussitôt, et je lui fis une très profonde révérence. Cette aventure est, comme vous le voyez, assez plaisante. »
Loin de se borner à la politique publique, les intrigues, avec Retz, envahissent même le domaine privé. Un beau jour, une simple remarque de la Reine à son sujet lui mit en tête la folle idée de la séduire, dans le but de la faire concourir à ses propres fins : « Mme de Carignan disait un jour, devant la Reine, que j’étais fort laid, et c’était peut-être l’unique fois de sa vie où elle n’avait pas menti. La Reine lui répondit : « Il a les dents fort belles, et un homme n’est jamais laid avec cela. » » Il n’en faut pas plus à Retz pour se piquer de la faire tomber dans ses filets, multipliant alors les entretiens intimes avec elle, n’hésitant point à feindre la jalousie sur l’affection qu’elle porte à Mazarin : « Je demandai deux ou trois audiences secrètes, de suite, à la Reine, à propos de rien. Je ne fournis, dans ces audiences, à la conversation que ce qui y était bon pour l’obliger à chercher le sujet pour lequel je les lui avais demandées ; je poussai l’inquiétude et l’emportement contre le Cardinal jusqu’à l’extravagance. La Reine, qui était naturellement très coquette, entendait les airs. […] je jouai bien, je passai, dans les conversations que j’avais avec la Reine, de la rêverie à l’égarement. Je ne revenais de celui-ci que par des reprises, qui, en marquant un profond respect pour elle, marquaient toujours du chagrin et quelquefois de l’emportement contre Monsieur le Cardinal. » Ce doux projet, comme beaucoup d’autres au demeurant, n’atteignit pas la fin escomptée.
Le mois d’octobre 1652 signe un tournant dans la Fronde : le jeune roi Louis XIV et sa mère Anne d’Autriche sont de retour à Paris, au moment où le prince de Condé, vaincu, s’exile, de même que Gaston d’Orléans, disgracié, part s’installer à Blois. Quel va être le sort de Retz ? En dépit de sa dignité cardinalice, la cour décide de l’emprisonner à la forteresse de Vincennes, avant de le faire transférer au château de Nantes en mars 1653, où il bénéficie de nombreuses commodités. Cette thébaïde, cependant, sied mal au tempérament fiévreux du Cardinal. Aussi s’en évade-t-il de façon spectaculaire, le 8 août 1653 : pendant que ses valets, de mèche avec lui, font boire les gardes, Retz, agrippé à une corde, descend tout le long de la muraille ; en bas des complices l’attendent et le font monter à cheval, mais Retz chute et se brise l’épaule, ce qui le contraint à passer la nuit dans une meule de foin. « J’y demeurai caché plus de sept heures, avec un incommodité que je ne puis vous exprimer. J’avais l’épaule rompue et démise ; j’y avais une contusion terrible ; la fièvre me prit sur les neuf heures du soir ; l’altération qu’elle me donnait était encore cruellement augmentée par la chaleur du foin nouveau. […] L’incommodité de la soif est incroyable et inconcevable à qui ne l’a pas éprouvée. »
Quelques jours plus tard, il aborde à Belle-Île, fief familial, avant de mettre à nouveau le cap sur Saint-Sébastien, accompagné d’une poignée de fidèles, dans une barque de pécheur « chargée de sardines, ce qui nous vint assez à propos, parce que nous n’avions que fort peu d’argent. » Retz parvient finalement à gagner Rome en novembre 1654. Face aux pressions incessantes de la cour auprès du pape, laquelle exige son châtiment, Retz multiplie les outrances et ne réussit, une fois de plus, qu’à aggraver son cas… Ainsi, on ne s’étonnera point de ce que Bossuet, dans l’oraison funèbre de Michel Le Tellier (1686), n’osa prononcer son nom du haut de la chaire sacrée, bien qu’il fut mort depuis des années, par crainte d’offenser la cour : « Puis-je oublier celui que je vois partout dans le récit de nos malheurs ; cet homme si fidèle aux particuliers, si redoutable à l’État, d’un caractère si haut qu’on ne pouvait ni l’estimer, ni le craindre, ni l’aimer, ni le haïr à demi ? »
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