Avec un réalisme saisissant, le dernier film de Mel Gibson propose une lecture nouvelle sur la violence humaine en interrogeant directement le sens de l’honneur et, à travers lui, le mystère du sacré.
Lors de la diffusion de La Passion du Christ, toute la presse avait crié au scandale. Avec sa violence quasi-pornographique, le film n’était plus qu’un vulgaire spectacle antisémite. L’anthropologue du religieux René Girard balayait toutes ces fausses pudibonderies pour défendre l’authenticité du travail de Mel Gibson au regard de sa théorie du sacrifice. Loin d’aller dans le sens d’un fondamentalisme religieux, le réalisateur retrouvait selon Girard une esthétique de l’apocalypse, envisageant « le cinéma comme un prolongement et un dépassement du grand réalisme littéraire et pictural ».
Sans doute ce réalisme-là trouve-t-il son apogée dans Tu ne tueras point. Le paradoxe du film repose sur la nécessité de se défendre… tout en restant fidèle aux principes qui font l’identité du jeune Desmond T.Doss (Andrew Garfield). Engagé volontaire dans l’armée pendant la Guerre du Pacifique, il refuse cependant de porter les armes. Un tel objecteur de conscience bouscule aussitôt l’enrégimentement costaud auquel le cinéma nous avait jusqu’ici habitués ; il suffit de revenir sur certaines séquences de Full Metal Jacket de Stanley Kubrick avec les célèbres humiliations du sergent instructeur Hartman, pour prendre la mesure de cette mythologie vacillante désormais rattrapée par ses caricatures.
En refusant tout discours anti-militariste un peu facile, Mel Gibson prend au pied de la lettre le commandement biblique « Tu ne tueras point » pour l’éprouver jusque dans sa radicalité : Doss, vite affublé du surnom «Brindille » en raison de son aspect maigrelet, a un rapport très normatif avec la foi. Adventiste, il ne mange pas de viande, entend respecter pieusement son samedi et, bien sûr, rejette le sacrifice sanglant. Emblématique du protestantisme du « Réveil », cette foi en alerte, dans le fond très américaine puisque tiraillée entre exaltation sécuritaire et pacifisme, traverse le récit en insistant sur un drame personnel, une conversion permanente qui recouvre parfaitement bien le conflit.
Gibson reprend avec intelligence la symbolique biblique, par exemple celle du baptême, pour donner à penser le « born again » par-delà le baptême du sang. Il n’y a ici aucune justification de la violence ; ne reste, seule à l’écran, que sa brûlante manifestation. Comme un cauchemar vivant, les affrontements, quand ils sont tournés au ralenti, rendent l’immersion totale guère éloignée de Requiem pour un massacre de Klimov.
On peut certes rencontrer les indices d’une complaisance mais de telles traces sont le signe que ce drame a été vécu sans faux-semblants. Chez Mel Gibson, la caméra ne ment pas. Ici, le conflit est un moyen d’éprouver son cœur. L’idéal héroïque flirte parfois, c’est vrai, avec les bons sentiments. Cette innocence cristalline renvoie-t-elle pourtant, peut-être, à une simplicité de cœur que nous avons perdue au point de paraître bien anachronique à nos yeux de consommateurs cyniques et désabusés, à l’affût de la moindre friandise sentimentale où le tordu se voudra toujours plus authentique que la fidélité.
Rien de grand ne se fera sans sacré
À travers des yeux chrétiens, Mel Gibson invente un cinéma bien à lui où se mêlent la violence et le sacré dans leur pur dévoilement. Sans reproduire l’esthétisme contemplatif de Terrence Malick, il cherche à sonder les reins et les cœurs du tragique. Avec leur soif de sang plus ou moins forcée, les Américains finissent petit à petit par ressembler au camp d’en face ; l’infirmier retourne complètement les codes de la guerre en intégrant le conflit. Littéralement, il donne son sang.
Alors que les Japonais s’unissent en une seule chair à canon, la camaraderie renforce la troupe de Brindille à mesure que le tragique pénètre la peau. La brindille, au milieu du champ de cadavres, est le grain de blé qui meurt à lui-même. Son engagement n’est toutefois pas un suicide. S’il ne fait pas violence, avec sa détermination granitique, il est violent. Il refuse de porter la croix rouge pour ne pas se découvrir et n’hésitera pas à traverser la boue et le sang pour faire sauter un repaire. Suivi de près par l’ennemi, il soignera même des blessés de l’autre camp. De la sorte, à l’encontre de tout esprit de suicide mal placé ou d’une banale aspiration don quichottesque, il convertit avec son corps tout entier l’esprit de camaraderie en amitié sacrée, laquelle suppose un pardon. « J’espère que tu me pardonneras, je me suis trompé sur ton compte », lui confie le capitaine, désormais admiratif de son héros sans armes. L’honneur se révèle alors dans et par le sacrifice, nous dit Gibson. Aucune fuite n’est possible, il faut mettre la peau sur la table. Rien de vrai ne s’est fait sans sacrifice, rien de grand ne se fera sans sacré. Puisse l’époque ou ce qu’il reste de son pacifisme très sanguinaire, en saisir l’abyssale vérité.