« Ce que je dis de l’Histoire, je le dis de la Métaphysique, de la Jurisprudence. Il est peu de sciences qui n’aient quelque rapport avec celle de la morale. La chaîne qui les lie toute entr’elles, a plus d’étendue qu’on ne pense : tout se tient dans l’univers. »
Chap. XVI, De l’esprit.
Claude Hadrien Helvétius est un philosophe peu étudié. Il est catalogué comme étant un penseur matérialiste athée. Cependant, à la lecture de ses deux ouvrages majeurs, De l’esprit et De l’homme, on constate que le tableau que l’on dresse habituellement de ce personnage doit être nuancé. En effet, on ne retrouve pas de considérations incessantes sur la matière, et encore plus étonnant, on peut même surprendre Helvétius à parler de Dieu. Comme le dit Michel Onfray dans un de ses cours à l’université populaire de Caen : « c’est bien plus un nominaliste désiste qu’un matérialiste athée ». Le nominalisme est une doctrine philosophique qui soutient que le discours n’englobe pas la totalité du réel, que le signifiant n’épuise pas le signifié, ou, pour le dire autrement, que l’ον est plus que le λογος. Helvétius est apparemment déiste, il évoque Dieu, certes discrètement, dans quelques pages et on ne retrouve pas non plus le militantisme athée de son ami d’Holbach. En fait, au lieu de penser contre la religion, Helvétius pense sans la religion. Il la considère comme un problème secondaire, car elle ne permet pas de tenir un discours cohérent sur le monde. Aux yeux d’Helvétius, la tradition, depuis Platon, fonde la morale sur la métaphysique, et c’est là que réside son erreur principale. Helvétius prône une éthique basée sur une physique expérimentale, un idéal d’observation. Il semble légitime de considérer Helvétius comme un précurseur de la psychologie et de la sociologie. Pour celui-ci, il faut regarder le monde, étudier les comportements et se pencher sur la politique afin de pouvoir établir une morale réaliste et, à proprement parlé, utile.
Nous verrons en premier lieu en quoi Helvétius peut être considéré comme un des premiers philosophes utilitaristes. Ensuite, nous examinerons la manière dont il envisage l’établissement d’une éthique pragmatique. Nous montrerons également en quoi, à ses yeux, la quête d’une morale unique et absolue, type déontologique, est absurde. Finalement, nous mettrons en opposition Kant et Helvétius afin de souligner leur incompatibilité.
I)
En quoi sa philosophie morale peut elle être considérée comme utilitariste ? Même si c’est faire un anachronisme que de parler d’utilitarisme au XVIIIe siècle, il existe réellement chez Helvétius une éthique basée sur l’utilité.
« Il existe en chacun de nous le désir de plaisir. » Cette formule est étonnamment proche de celle de Bentham. Helvétius prône une morale hédoniste, immanente, c’est-à-dire qui trouve son fondement dans la réalité, en l’occurrence dans l’anthropologie. Helvétius propose une ontologie du constat, il faut considérer l’homme tel qu’il est. Et celui-ci est gouverné par l’intérêt, le désintéressement est une chimère qu’il s’agit d’évacuer. La morale d’Helvétius se veut être en adéquation avec le réel. Il s’agit de proposer une éthique adaptée à la nature humaine. Comment fonder une éthique de l’intérêt ? Entreprise aux antipodes de Kant qui considère que l’intérêt est à bannir et retranche d’emblée la valeur morale d’un acte. Pour Helvétius nous considérons toujours autrui comme un moyen et jamais comme une fin.
La pensée d’Helvétius n’est pas systématique. Cependant, il cherche à déterminer ce que pourrait être la moralité pour les hommes en général. Pour cela, Helvétius entreprend de dresser un portrait pessimiste, ou tout simplement lucide, de la condition humaine.
Nous sommes gouvernés par l’amour de soi. L’homme est fondamentalement égoïste. Nous ne sommes jamais désintéressés. Chacune de nos actions est accomplie en vue de notre propre intérêt. Nous n’agissons que quand nous avons quelque chose à gagner. Il propose une théorie des motifs, l’homme détermine son agir par rapport à ce qui, à ses yeux, peut lui procurer le plus de plaisir.
Les morales traditionnelles méprisent l’intérêt particulier. Aux yeux d’Helvétius, celui-ci est le moteur de l’agir des hommes. Il ne faut pas le nier mais bien plutôt l’intégrer dans l’éthique. Il faut en fait rendre compatible l’intérêt particulier avec l’intérêt général.
« C’est en substituant le langage de l’intérêt au ton de l’injure, que les Moralistes pourroient faire adopter leurs maximes. » Cf. : chap. XV De l’esprit
Cette phrase d’Helvétius a pour but de dénoncer les systèmes moraux traditionnels. A ses yeux, les penseurs qui condamnent et rejettent dogmatiquement l’intérêt ne peuvent se faire entendre. En effet, il prône une conception de l’éthique peu séduisante et en contradiction avec la nature humaine. La morale traditionnelle est contre intuitive, elle encourage des actions dont la valeur n’est pas évidente à première vue (ex : ascétisme).
II)
Comment la morale est possible dans ce monde perçu comme fondamentalement égotiste, hédoniste et intéressé ? La tradition, du moins depuis le christianisme, a érigé l’altruisme comme paradigme de la moralité. Quelle alternative Helvétius peut il nous offrir ? Il pense que c’est la société qui se doit de donner les lois de l’intérêt. Elle doit intéresser les hommes à la vertu. Il faut créer une société qui punit le vice et encourage la vertu.
Il faut viser « le plus grand avantage public, c’est-à-dire le plus grand plaisir et le plus grand bonheur du plus grand nombre de citoyens. » Voici une thèse explicitement utilitariste.
« Il suit de ce que je viens de dire, qu’on ne peut se flatter de faire aucun changement dans les idées d’un Peuple, qu’après en avoir fait dans sa législation ; que c’est par la réforme des lois qu’il faut commencer la réforme des mœurs… »
Helvétius s’inscrit dans une philosophie, à proprement parlé, pratique. J’entends par là une éthique qui s’intéresse à la réalité du monde et qui envisage d’un point de vue pragmatique des solutions pour faire évoluer les mentalités. Alors que Kant nous propose une morale détachée de la réalité, une bulle transcendantale sans véritable contenu, Helvétius envisage des réformes politiques pour rendre le monde meilleur qu’il ne l’est.
Pour Helvétius, le vrai moraliste est celui qui sait comment fonctionnent le monde et les sociétés modernes. Il ne s’agit pas de s’enfermer dans un dogme anachronique mais prendre en compte l’évolution du monde. Le travail de l’État et de la jurisprudence doit consister dans l’élaboration d’un certains nombre de lois qui obligeraient les hommes, toujours gouvernés par leur intérêt propre, à s’orienter vers des actions qui contribueraient au bien être du plus grand nombre. Il s’agit de mettre l’intérêt particulier au service de l’intérêt public, de réorienter l’égoïsme fondamental de l’homme vers la réalisation du plus grand bien possible.
Il faut ajouter que Helvétius est un penseur pluraliste. En fait, sa démarche est assez proche de celle de Montesquieu dans L’esprit des lois (il reprend d’ailleurs à sa manière la notion d’ « esprit »). Comme ce dernier, il observe et constate que les différentes nations ne peuvent être établies sur le même principe, qu’il y a nécessairement des variantes et des oppositions. Helvétius rejette le cosmopolitisme. La nature humaine témoigne d’une pluralité dont il faut rendre compte au sein des gouvernements. Chaque nation est le produit d’une culture, d’une histoire qui ne peut se réduire à un modèle politique unique. Et de ces divergences de régime découle inévitablement des divergences morales.
III)
Helvétius pense que c’est le régime politique et l’établissement de lois qui fondent l’éthique. Il y a chez lui un primat accordé à la légalité sur la moralité. Le second terme n’est qu’un phénomène, certes nécessaire, qui découle du premier. Ce sont bien les lois qui déterminent l’esprit d’un peuple. Helvétius insiste sur le fait que les vertus ont une relativité intrinsèque. Elles dépendent de contextes culturels et historiques.
Helvétius distingue les vertus de préjugé des vraies vertus. « Je donne le nom de vertus de préjugé à toutes celles dont l’observation exacte ne contribue en rien au bonheur public » Cf. : chap. XIV De l’esprit
Par cette phrase, Helvétius montre du doigt les vertus qui sont habituellement reçues comme telles sans le moindre examen. Il pense qu’une vertu n’est véritablement une vertu que lorsqu’elle a fait ses preuves dans la réalité. Il existe beaucoup de prescriptions morales inadaptées qui ne font qu’aliéner les hommes, au sens littéral, c’est-à-dire, les faire devenir autres qu’ils ne sont. La morale chrétienne encourage l’humilité, l’ascétisme ainsi que la pauvreté. Aux yeux d’Helvétius, ce sont bien des vertus de préjugé car elles ne font en rien le bonheur des hommes. Au contraire, l’honneur et la prospérité sont des vertus qui permettent de dynamiser une société et donc de la rendre meilleure.
Aux yeux d’Helvétius, toute vertu est relative. Helvétius fait un raisonnement « à la limite » en prenant le cas du meurtre qui, dans certaine société, est bénéfique. Il prend l’exemple réjouissant des Giagues (ou Jagas), peuple anthropophage : « on peut, sans crime, dit le P. Cavazi, piler ses propres enfants dans un mortier, avec des racines, de l’huile et des feuilles, les faire bouillir, en composer une pâte dont on se frotte pour se rendre invulnérable; mais ce serait un sacrilège abominable que de ne pas massacrer, au mois de Mars, à coups de bêche, un jeune homme et une jeune femme devant la Reine du Pays. »
Ce qu’Helvétius veut mettre en lumière par cet exemple des plus crus, c’est que l’acte le plus abominable peut avoir son utilité dans une société, que ce qui apparaît comme pure folie pour un occidental baigné dans un contexte judéo-chrétien et plus précisément dans le décalogue de Moïse, peut être considéré d’un point de vue radicalement opposé. Bien sur, l’exemple d’Helvétius est volontairement extrême. Il lui servira par la suite à déployer d’autres exemples plus proches de nos mentalités, moins contre intuitifs et plus sympathiques (ex : adultère).
Helvétius, dans le même chapitre, distingue aussi deux types de corruption des mœurs : religieuse et politique. En France, le libertinage est condamné par l’institution religieuse. En quoi est il véritablement néfaste au bonheur de la nation ? Helvétius fait une étude comparative avec l’Orient et sa grande tradition du sérail : « il est aussi criminel de ne pas donner la vie à qui ne l’a pas, que de l’ôter à ceux qui l’ont déjà. » Également, « chez les Peuples de l’Isle Formose, l’ivrognerie et l’impudicité sont des actes de religion ». Helvétius veut montrer que les injonctions de l’institution ecclésiale sont purement arbitraires et que dans d’autres pays, la foi commande d’agir symétriquement. Il y a corruption pense Helvétius car la religion ordonne un comportement adéquate mais dans son propre intérêt et non dans celui des sujets de Dieu. C’est une autorité fondée sur un dogme qui n’a qu’une valeur géocentrique.
La corruption politique, explique Helvétius, c’est « lorsque le plus grand nombre des particuliers détachent leur intérêt de l’intérêt public. ». Il donne l’exemple suivant : « Si les Prêtres du Paganisme firent mourir Socrate et persécutèrent presque tous les grands hommes, c’est que leur bien particulier se trouvoit opposé au bien public, c’est que les Prêtres d’une fausse religion ont intérêt à retenir les peuples dans l’aveuglement… » Ce qu’Helvétius veut désigner par la corruption politique, qui est intimement liée à la corruption religieuse, c’est la faiblesse des corporations à comprendre l’intérêt général. Il met en évidence l’erreur de ces organismes particuliers (clergé, universités, et autres contre-pouvoirs) à dicter de comportements dont la finalité n’est profitable qu’à ces mêmes institutions.
« Voilà de quelle manière se manifeste l’amour du bien public. Si vous êtes, dirois-je à ces Censeurs, réellement animés de cette passion, votre haine pour chaque vice est proportionné au mal que ce vice fait à l’Etat : si vous n’êtes vivement affectés que des défauts qui vous nuisent, vous usurpez le nom de Moralistes, vous n’êtes que des Egoïstes. »
« Il paroît donc que c’est uniquement de la conformité ou de l’opposition de l’intérêt des particuliers avec l’intérêt général, que dépend le bonheur ou le malheur public… » Pour Helvétius, ces deux types de corruptions sont absolument décisifs et contribuent de manière considérable à la souffrance du peuple. Privilégiant leur intérêt propre, « les particuliers » négligent volontairement la masse, et en cela ne peuvent que faire diminuer le bonheur global. Toutes les institutions qui prônent les vertus de préjugé sont un frein terrible à la maximisation du plaisir. Aux yeux d’Helvétius, c’est en satisfaisant les plaisirs de chacun que l’on peut aboutir au bonheur de tous. On peut dire que, d’une certaine manière, il y a deux étapes dans la morale d’Helvétius, un premier pas simplement hédoniste et le second, à proprement parlé, eudémoniste.
IV)
Bien qu’Helvétius n’ait pas lu les trois grandes Critiques de Kant, il demeure intéressant de faire un parallèle entre ces deux auteurs.
Pour Kant, l’homme est fait d’un bois courbe. Il est touché dès la naissance par « le mal radical », c’est-à-dire le péché originel. Helvétius, lui, pense que nous naissons vierge de tout. On retrouve ici l’influence de Locke qui est décisive dans la pensée d’Helvétius.
Dans la déontologie kantienne, l’impératif catégorique nous dit qu’il faut toujours considérer autrui comme une fin et jamais comme un moyen. Comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, il faut évacuer l’intérêt personnel, c’est bien en raison qu’il faut établir la morale. Chez Helvétius, c’est tout le contraire, le fondement de l’éthique n’est pas la raison mais bien l’intérêt que Kant considère comme invalidant la moralité d’un acte. Si Kant devait se pencher sur la morale présentée par Helvétius il y verrait une contradiction fondamentale : un acte moral, accompli par devoir, devant être profondément désintéressé, le système d’Helvétius ne peut être en soi qu’immoral.
On peut dire que Kant pense la morale telle qu’elle devrait être, détachée de la réalité et du monde des hommes, elle ne demeure qu’une Idée dont la valeur ne peut être que spéculative et non, à proprement parlé, pratique, tandis que Helvétius ambitionne de fonder une morale effective, pour les hommes tels qu’ils sont.
L’éthique d’Helvétius est pragmatique, elle se soucie du réel alors que celle de Kant demeure simplement formelle, ou du moins inatteignable : « Dans une philosophie pratique, il ne s’agit pas de donner les cela raisons de ce qui arrive, mais les lois de ce qui devrait arriver, cela n’arrivât-il jamais. »
La morale de Kant apparaît comme détachée du monde, c’est un idéal vers lequel il faut tendre, son impact sur la réalité n’est pas décisif. Pour Kant, il faut toujours essayer d’être en rapport avec le règne des fins. Cependant, cela demeure une idée de la raison, une forme pure de la moralité qui n’est pas accessible aux hommes : « il est absolument impossible de cerner par expérience avec une complète certitude un seul cas ou la maxime d’une action par ailleurs conforme au devoir ait reposé purement et simplement sur des principes moraux et sur la représentation du devoir. » Cf. Fondation de la métaphysique des mœurs
La morale kantienne se veut également universelle et nécessaire. Aux yeux d’Helvétius, c’est un non-sens, il ne peut y avoir qu’une pluralité de conception de la moralité corrélative aux différentes cultures. Cependant, l’éthique d’Helvétius n’est pas un simple relativisme, il faut ériger les différentes morales sur un principe commun : l’intérêt.
Autre point sur lequel les deux auteurs ne peuvent s’entendre : la question du régime politique. Kant prône un cosmopolitisme qui entraînerait une paix universelle ainsi que la fin de l’histoire. Pour Kant, le meilleur régime est un régime total, aussi systématique que sa pensée. Helvétius pense que c’est un projet impossible car il ne prend pas en compte les divergences inaltérables entre les différents peuples. Cette entreprise ne pourrait se réaliser pacifiquement, on rentrerait dans un conflit d’intérêt considérable. Le cosmopolitisme ne peut se réaliser que de manière illégitime, par un phénomène d’acculturation, en transformant la force en droit. Parti pris que Helvétius, en bon philosophe des lumières, ne peut que refuser.
On trouve donc chez Helvétius des thèmes explicitement utilitaristes, tels que la maximisation du plaisir et la promotion du plus grand bien. Ce qui rend si spécifique la pensée d’Helvétius, c’est le primat du politique sur l’éthique. Alors que Bentham nous propose un calcul des conséquences éminemment complexe, Helvétius, lui, penche pour des réformes politiques plus accessibles.
Aux yeux d’Helvétius, il n’y a pas de vertus en soi mais seulement des vertus effectives. En effet, ce dernier s’arme contre la tradition qui avait banni l’intérêt particulier. Aux yeux d’Helvétius, la considération de celui-ci est le seul moyen de parvenir à une éthique réaliste et utile au genre humain. Il s’agit de rompre avec les systèmes moraux simplement spéculatifs et dogmatiques afin de revenir sur une juste définition de la nature humaine. Il faut donc prendre en compte l’homme tel qu’il est, l’erreur fondamentale consistant à l’aliéner en lui proposant une morale inadaptée qui ne peut que le rendre malheureux. Voir avec pertinence ce qu’est l’homme, c’est voir qu’il est mu par l’intérêt. Cet horizon est, pour Helvétius, le seul légitime car il permet de délivrer une éthique positive contribuant au bonheur du plus grand nombre.
M.