« Le Sang et la Chair du Pauvre sont les seuls aliments qui puissent nourrir : la substance du riche étant un poison et une pourriture. C’est donc une nécessité d’hygiène que le pauvre soit dévoré par le riche qui trouve cela très bon et qui en redemande. Ses enfants sont fortifiés avec du jus de viande de pauvre et sa cuisine est pourvue de pauvre concentré.»
La vision que Léon Bloy défend de la pauvreté est intolérable au lecteur moderne, porteur en lui de plusieurs siècles de tradition empathique vis-à-vis de la misère. Elle n’est pas empreinte de compassion ou d’indignation : le pauvre de Bloy est un persécuté devant l’éternel, voué à mourir dans cette condition, en tant que nutriment indispensable au riche à qui il fournit son sang. Le titre du livre qu’il consacre à cette déchirante question, Le Sang du Pauvre, révèle d’ailleurs dès la première phrase la cruelle vérité de cette injustice irrémissible : « Le Sang du Pauvre, c’est l’argent. On en vit et on en meurt depuis les siècles. Il résume expressivement toute souffrance. Il est la Gloire, il est la Puissance. Il est la Justice et l’Injustice. Il est la Torture et la Volupté. Il est exécrable et adorable, symbole flagrant et ruisselant du Christ Sauveur, in quo omnia constant. Le sang du riche est un pus fétide extravasé par les ulcères de Caïn. Le riche est un mauvais pauvre, un guenilleux très puant dont les étoiles ont peur. »
Car si les individus sont liés entre eux par les relations qu’ils entretiennent sur terre, et donc par leur position respective au sein du monde, entre forts et faibles, riches et pauvres, le lien qui les unit à Dieu est le seul qui compte vraiment. Toute leur vie durant, les uns jouissent de ce qui manque aux autres, l’argent jouant le rôle de la matérialisation parfaitement fluide de ce manque inconciliable. Et pourtant, ils ne font là que combler une misère plus profonde à grands renforts d’illusions – et c’est pourquoi ils se détournent de l’amour de Dieu. Les pauvres, condamnés à souffrir sans pouvoir ni atténuer ni oublier la croix qu’ils portent jour après jour, sont naturellement plus purs et plus à même de recevoir la miséricorde divine. Le riche égoïste et avare à qui la religion promet l’Enfer, que la morale bourgeoise condamne et que les valeurs républicaines méprisent devient au contraire chez Bloy un objet de pitié. Il est à plaindre, parce que son rôle est nécessaire – il ne peut donc pas faire autrement – et parce qu’il ne jouit que des fausses richesses de l’argent et jamais de la véritable grâce de Dieu. Plus radical et plus exigeant encore dans sa foi en l’homme, Bloy accuse les chrétiens modernes, les bourgeois et les républicains, ceux-là mêmes qui s’offusquent du mépris dont témoigne le riche aux pauvres, de vouloir en fait réhabiliter la figure du riche. En effet, s’ils détestent son avarice, c’est pour ne pas haïr le riche lui-même – et donc pour se réserver le droit d’aimer celui qui, au contraire de ses semblables, consentirait à donner une infime proportion de ses biens, sauvant sa conscience et son âme.
Mais Bloy ne pardonne pas au riche, pas même au riche généreux. Ce qu’il condamne, ce n’est pas la conduite de ce dernier, mais purement et simplement sa richesse ; l’argent, et non son surplus. Aussi écrit-il : « On veut, à toute force, que l’Évangile ait parlé d’un mauvais riche, comme s’il pouvait y en avoir de bons. Le texte est pourtant bien clair : « homo dives », « un riche », sans épithète. Il serait temps de discréditer ce pléonasme qui ne tend à rien moins qu’à dénaturer, au profit des mangeurs de pauvres, l’enseignement évangélique. »
Bloy parle de la misère en connaissance de cause. Elle est l’unique dorure dont sa plume se pare lorsqu’il vomit le monde entier sur son papier, et l’unique compagne qui lui fut fidèle tout au long de sa vie. Il lui a sacrifié ses deux fils, André et Pierre, morts la même année, et sa femme, tombée épouvantablement malade à cause du froid et des conditions rudimentaires dans lesquelles le peu de fortune de son époux la contraignait à vivre. Lui qui méprisait Victor Hugo de toutes ses forces, et qui écrivit l’une des plus belles pages de la littérature à son sujet en évoquant ses funérailles dans Le Désespéré, ne connut jamais une seule seconde le faste dans lequel se vautrait cet « impénitent proxénète de l’Idéal ». Il ne se cacha jamais de détester les écrivains à succès, lui qui ne parvenait à se faire publier que grâce à l’admiration absolue que lui vouaient des auteurs encensés par la critique, et qui, de leur propre aveu, reconnaissaient n’avoir pourtant pas la moitié de son talent, comme Barbey d’Aurevilly. Sa pauvreté le met au-dessus de tout soupçon d’hypocrisie, et l’intelligence avec laquelle il articule ses propres affres à ceux de la condition humaine en fait plus qu’aucun autre écrivain le chantre des tourments que causent en l’homme l’affrontement inlassable entre le bien et le mal. Et là encore, surpassant en rigueur et en pureté nombre d’écrivains catholiques profondément inspirés par la foi, à commencer par Georges Bernanos ou Joseph Malègue, il refuse de se rendre à la tiède conclusion qu’il y a du bon et du mauvais en chaque cœur. Bloy n’a pas honte de la vérité : le mal, lorsqu’il se manifeste, est absolu.
« Celui qui ne prie pas le Seigneur prie le Diable. »