On suppose, avant même d’ouvrir ce livre, qu’une bonne raison a dû pousser Alain Soral à cosigner un ouvrage avec un pur produit de ce qu’il appelle le « Système », et Eric Naulleau à accepter de se mouiller avec un défenseur du « complotisme grotesque » qu’il rejette violemment. Pour le premier, dont les écrits sont de gros succès commerciaux en dépit d’une absence totale de promotion médiatique, l’hypothèse du coup de com’ étant peu crédible, on s’imagine alors que l’intérêt est avant tout de débattre et de tailler en pièces, « à la manière d’un boxeur », l’argumentaire d’un des seuls représentants du monde médiatique daignant lui accorder de l’attention. Pour le second, homme des médias et d’édition, on suppose qu’il s’agit de montrer qu’on peut dialoguer avec tout le monde, en brisant la chape de plomb du politiquement correct, au-delà des intentions pieuses de défense de la liberté d’expression auxquelles souscrivent tous ses pairs sans jamais en faire la moindre démonstration par les actes.
Ainsi donc, le livre s’ouvre longuement sur la question de Belle et Bête, le « roman » de Marcela Iacub au sujet de DSK. D’emblée, le rapport de force s’installe, qui dominera tout le reste du livre. Le style de Soral est percutant, synthétique et articulé. Il résume en quelques lignes ce avec quoi Naulleau semble être d’accord, sans parvenir à l’énoncer avec clarté : « Mais après la chute, le désintérêt populaire et ce demi-pardon qu’est l’oubli des foules, surgit avec retard la charge de Marcela Iacub… Juive argentine (les théoriciennes féministes américaines le sont presque toutes), lesbienne au nez refait, sans enfant et chercheuse au CNRS, elle se paye DSK avec cette violence lâche propre au phallus manquant, comme on piétine un cadavre. (…) De ces deux purs produits de la société hyper-libérale, elle est objectivement la plus inhumaine, déjà post-humaine… » Tous les autres échanges sont de la même trempe. Lorsque le premier dégaine ses arguments de manière aussi brutale que directe, le second se trouve ainsi contraint de nuancer. S’il est d’accord, l’adhésion partielle qu’il confesse aux idées avancées par Soral passe pour de la tiédeur, et les nuances qu’il tente d’argumenter peinent à se faire entendre. S’il rejette violemment les propos de son interlocuteur, son indignation se noie alors sous une ironie peu habile et se fait rapidement dépasser par le rythme et la radicalité qui lui font face. Bref, Naulleau est dépassé par celui qu’il présente comme son adversaire, mais qui prend peu à peu la posture d’un professeur rabrouant un élève trop hésitant dans sa critique.
La rencontre des deux personnalités n’a jamais réellement lieu, puisqu’aucun des deux ne parle de la même chose et de la même manière. Lorsque Soral met en avant le programme social du fascisme et du national-socialisme pour se définir politiquement et tenter de dépasser la grossière appellation de « fasciste », Naulleau sursaute à l’évocation sulfureuse de ces deux termes, et se déclare convaincu que « 90% des personnes interrogées classerait probablement [Soral] à l’extrême droite », opposant à un contre-argument une répétition reformulée de l’argument contesté. Lorsque Naulleau profite de ce que Soral affirme être « allé de l’émotionnel et du psychologique vers le social et le concept » pour le sortir de la « piste » dans laquelle il « tourne en rond », en lui proposant des réflexions tirées d’ouvrages littéraires (par ailleurs de qualité), ce-dernier balaie de la main toute proposition d’élargissement de sa ligne conductrice, n’y voyant que des arguments d’autorité superflus, avec un soupçon de mépris pour ce qui ne semble présenter pour lui qu’un excès de préciosité mondaine. Pire qu’un dialogue de sourds, le livre donne l’impression d’une absence totale d’entente préalable sur les objectifs à poursuivre – ou même d’une absence de volonté de réel débat de fond. Par honnêteté, il convient néanmoins d’admettre que la faute semble plus souvent être imputable à Eric Naulleau qu’à Alain Soral.
Ce constat mène finalement à se poser la grande question de fond qui aurait, à elle seule, été bien plus passionnante que la centaine de pages de Dialogues Désaccordés : est-il possible d’avoir un débat de fond avec Alain Soral ? Si ses détracteurs s’évertuent à répéter que ses écrits sont truffés de contradictions, c’est justement pour éviter ce débat de fond face auquel ils se trouveraient probablement désarmés. Et pour cause, la pensée d’Alain Soral est d’une cohérence à toute épreuve. Il ne s’agit pas de juger de la validité des arguments qu’il avance, ni de la véracité des preuves avec lesquelles il étaie son raisonnement, mais simplement d’admettre que le prisme d’analyse qu’il utilise est un bloc compact sans faille qu’il est impossible d’attaquer partiellement. C’est cet écueil que ne parvient jamais à surmonter Naulleau. En lui concédant un point sur le féminisme, il met immanquablement le doigt dans l’engrenage, puisque la critique du féminisme formulée par Soral, si elle n’a rien d’original, découle de sa vision du libéralisme, et donc du mondialisme organisé. Admettre le point numéro 3 sans admettre les deux précédents est impossible : ainsi se résume l’équation Soral. C’est la raison pour laquelle il ne cesse de répéter que Naulleau « n’ose pas aller jusqu’au bout » de son raisonnement. De même, au sujet des Mystères de la gauche, le dernier (remarquable) ouvrage de Jean-Claude Michéa, et de son analyse de l’alliance contre-nature de la gauche ouvrière et de la gauche républicaine après l’affaire Dreyfus, Soral écrit : « on sent que Michéa est à la limite de parler [de la gauche juive] dans son dernier livre (s’il veut cesser de tourner en rond sur le libéralisme et approfondir encore, il y viendra…) »
Il est impossible d’avoir un débat de fond avec Alain Soral, si l’on ne cesse pas de se sentir obligé de le désavouer en permanence sur les points de désaccords (comprendre, principalement, l’inévitable débouché de tout raisonnement sur la domination des sionistes). Les uns, par crainte irrationnelle de l’antisémite qu’ils voient en lui, rejettent Soral en bloc, seule manière dont on peut le rejeter, puisque c’est ainsi que sa pensée est construite. Les autres, comme Naulleau, tentant de s’y frotter, se retrouvent à l’inverse piégés sur une longue pente de raisonnement en chaîne menant implacablement à la « question juive » ; en acceptant d’entamer la descente avec Soral, soit ils glissent jusqu’en bas, soit, ce que fait Naulleau, ils s’extraient du toboggan avant de parvenir au bout – et capitulent aux yeux de leur adversaire. Il faut parvenir à désassembler le « bloc Soral » pour lui répondre réellement. Certaines de ses analyses sont effectivement pertinentes, d’autres relèvent d’une erreur de compréhension grossière des textes (surtout en ce qui concerne Marx). Le fil conducteur qui est le sien peut être réfuté sans que la totalité des perles constituant ce chapelet aux allures de chaîne ne soit pour autant détruite. Alors que la ressource principale de sa rhétorique consiste à interdire tout démantèlement, et contraint à accepter l’intégralité sinon rien de ce qu’il écrit, la condition réelle d’un débat fécond avec Soral est donc de cesser d’appréhender ses idées comme un système, même s’il s’évertue à les présenter comme telles, pour discerner le vrai du faux et l’erreur de la mauvaise foi.
Car sur de nombreux points, ce qu’écrit Soral est plutôt juste : nombre de ses thèses sont d’ailleurs une somme vulgarisée des écrits de Michel Clouscard, de Cornelius Castoriadis, de George Orwell, ou encore de Georges Sorel… La manière même dont il aborde certaines questions plus sulfureuses, comme l’homosexualité où le sionisme, est intéressante et mérite d’être débattue, à défaut d’y souscrire. Pour débattre avec Alain Soral, il faut donc renoncer à la crainte de l’antisémitisme pour oser l’affronter sur son ring, et, pour débusquer les jointures hasardeuses avec lesquelles il soude ses idées parfois très pertinentes, maîtriser ses classiques de philosophie – ce qui n’est hélas pas le cas d’Eric Naulleau.