Tout d’abord, introduisons ce manifeste par une petite parenthèse. Artaud a bien défini ce qu’est la pensée. Pour cela, il a pointé sa propre difficulté à se concentrer sur un objet. « Ma pensée m’abandonne », écrit-il à Jacques Rivière en 1923. Ce n’est pas une chose donnée, la pensée. Artaud n’a pas cessé de le montrer, lui qui fut persécuté, de l’intérieur et sans trêve, tout le long de sa vie. Alors, à quel combat politique eût-il pu prendre part, étant déjà « à la poursuite constante de son être spirituel » ? Face au poète noir, il faut avouer que quiconque prétendra au titre de « libre-penseur », méritera l’étiquette du crétin absolu. Ceux-là qui ne doutent plus, ayant pris place, une bonne fois pour toutes, dans un corps et dans un monde, ont malheureusement sombré dans les ténèbres de l’homme.
Mais Artaud n’a pas limité son combat à de simples propos. Sa pensée fut directement confrontée à tout ce qui la niait. La psychiatrie s’imposa comme la négation de son génie. L’homme passa 9 années interné à l’asile de Rodez, où il écrivit, notamment : La complainte du vieil Artaud, assassiné dans l’autre vie et qui ne reviendra plus dans celle-ci. Cependant, fermons la parenthèse sur cet homme qui éprouvait quelques petites difficultés à penser et à exister. Parlons plutôt de ces deux personnages médiatiques qui, contrairement à Artaud relégué dans les archives de la NRF, reviennent sur de nombreuses lèvres.
Le premier est un philosophe. Il pense, mais il reste sexy, quand il pense. BHL a trouvé la pose idéale, une vague marine figée dans la chevelure, le stylo à la main, sur fond de guerre planétaire. BHL, combien de femmes te désirent ainsi, les prenant aux détours d’une phrase ? Le deuxième est l’un de ses opposants. Celui-ci, par contre, ne se donne presque plus la peine d’écrire. Alain Soral, maître de son esprit, mais aussi de son corps, s’exprime face à une petite caméra posée juste en face de lui. Mais il n’est pas l’un de ces hommes étranges qui postent des vidéos sur YouTube, comme l’a si bien fait Joharno. Non, car les abonnés à Soral ne se moquent pas de lui. Sa pensée serait même devenue l’une des grandes tâches philosophiques de l’année. Elle nous enseigne notamment l’existence du Grand Complot Judéo Maçonnique.
Les deux hommes, visiblement, ne s’aiment pas. Tentons alors une manœuvre qui, on l’espère, parviendra à les réconcilier. Quelle différence y aurait-il en effet, entre deux êtres aussi aptes à réfléchir, et maîtres de leur corps ? Seraient-ce des idées ?
Chers Messieurs Lévy et Soral, sachez que nous les respectons, vos idées. Cependant, pour les rendre plus fortes et pertinentes encore, pour les nourrir et les faire croître, nous vous proposons de vous livrer à une petite expérience. Cela n’est pas, comme vous le croyez, habitude oblige, un énième pamphlet contre vous. C’est plutôt une tentative pour vous donner enfin l’éclat des Grands Morts, celui des Saints qui se tiennent tous enlacés. Car nous imaginons très bien que vous sympathiserez, à la longue, quand vous serez assis tous les deux sur un même banc, un petit café à la main, dans un fumoir, quelque part où vous n’avez encore jamais mis les pieds.
BHL ! Pour toi ce sera l’asile moderne. Ne t’en fais pas, il y en a même en Israël… Camisole chimique, donc. Olanzapine 50mg, antipsychotique, pour l’organisation et la fluidité de la pensée. Atténue les accès maniaques et met fin au sentiment de surpuissance. Tercian 100 gouttes, pour l’Angoisse. Akineton Retard 4mg : correcteur pour les crampes et les impatiences aux jambes. Détend les muscles faciaux, quand le visage à tendance à se crisper. Tu as la bouche toute sèche : Sulfarlem S25, pour la production de salive. Elle revient, elle afflue même. Attention donc à ne pas trop baver. WC à disposition, pour te caresser tranquillement. Des heures, assis sur la cuvette, la culotte de coton blanc baissée : mais impossible de te finir… Avec les molécules qu’on t’administre, le corps ne répond plus. Même les articulations des mains sont grippées. Cependant, le fond du problème est résolu : plus de tensions intérieures, tu observes calmement ce qu’il se passe à l’extérieur de toi, dans le monde qui t’entoure.
SORAL ! Pour toi ce sera un asile très traditionnel. Il y en avait déjà plein à l’époque du fascisme… Camisole de force, donc. Indocilité, rébellion : sanglé au lit. 20 à 30 séries d’électrochocs pour rétablir les connections neuronales. Délire de persécution, paranoïa, sentiment d’être épié par une organisation supérieure, engrenage des autres patients dans un soulèvement absurde : douche glacée. Pertes de mémoire, confusion des souvenirs, négation de faits passés : restitution progressive, ce n’est que passager. Séquelles : colonne vertébrale ébranlée par les spasmes, brûlures au crâne à cause du courant électrique. Il est vrai que ce n’est pas le traitement le plus doux. Mais il est immédiatement interrompu, dès la sortie de l’hôpital. Pas de comprimés à prendre, on a donc toutes ses forces pour se remettre au travail, l’esprit clair.
Mais peut-être, réflexion faite, faudrait-il déposer les deux hommes dans le même asile. Celui-ci ne serait alors ni moderne, ni ancien, ni luxueux, ni miteux. Il ne serait pas terrifiant, ni rude, non, ce serait juste l’une de ces maisons de repos comme on en voit beaucoup. Les deux hommes alors se croiseraient peut-être dans les couloirs. Imaginons les. Tous deux vêtus du même pyjama blanc, ils s’adressent un regard de leurs yeux éteints. Ils continuent leur chemin, ils ont vraiment l’esprit ailleurs. BHL cependant, traversé d’une pensée vague, se retourne sur l’autre pensionnaire. Sans vraiment comprendre quel est cet homme qui est passé devant lui sans le saluer, BHL abandonne sa route vers sa modeste chambre. Il rebrousse chemin, et se dirige vers le patient Soral. Il avale sa salive péniblement et lui demande : « T’as pas une cigarette ? » L’ancien journaliste tente alors d’esquisser un sourire sans baver, et répond au philosophe : « Je crois qu’il m’en reste deux, oui ». Les deux patients se dirigent péniblement vers le fumoir, et s’asseyent sur le petit banc, à côté du grand cendrier circulaire. BHL offre son feu. Les deux hommes commencent à s’apprivoiser. Ensemble, ils parlent du monde, des guerres, des dictateurs, des juifs, des chambres à gaz, des enfants, des présidents, des Syriens, des Aryiens, des complots, des religions, des hommes politique, des arts, des médias… Et personne ne les écoute. Ils sont enfin tranquilles.