En décalage vis-à-vis de leur entourage, les héros tarkovskiens ressentent le besoin de partir. Partir, oui, mais quels chemins emprunter ? Tarkovski lui-même dit de ses personnages qu’ils « ont toujours quelque chose à surmonter ». En effet, ils ont tous quelque chose qui leur fait mal, une douleur persistante dans leur être, qui trouve sa source dans le passé, ou simplement dans leur être-là. Ainsi, Kris Kelvin, héros de Solaris, un scientifique envoyé sur une planète aux pouvoirs magiques incroyables, devra surmonter la douleur de la mort de sa femme pour accomplir sa quête personnelle. Ce départ doit s’effectuer au moment opportun, au moment du kairos grec, là où il n’y a plus que cette possibilité à envisager. Ainsi le vœu de silence d’Alexandre dans Le Sacrifice, qu’il fait après une longue tirade sur le vent où il s’aperçoit de la vanité des mots. Ou encore le Stalker, qui pour des raisons incompréhensibles aux esprits rationnels qui l’accompagnent, attend, on ne sait quoi, avant d’avancer plus loin dans le couloir qui mène à la chambre des désirs.
Cette idée de couper les ponts d’avec un endroit ou une situation est renforcée par le fait que dans de nombreux films de Tarkovski, les premières scènes se passent dans un lieu familier au héros : une datcha, la maison du Stalker, la maison familiale de Kris Kelvin. Territoire que le héros va bientôt quitter.
Ce départ est à proprement parler une rupture au sens où l’entendent Deleuze et Guattari, citant Fitzgerald dans Mille Plateaux : « Une vraie rupture est quelque chose sur quoi on ne peut pas revenir, qui est irrémissible parce qu’elle fait que le passé a cessé d’exister ». En effet, parmi les différents personnages qui ont réussi leur quête, aucun ne revient inchangé. D’un autre côté, ceux pour qui le passé reste significatif sont ceux qui l’avaient complètement oublié, tel Kris Kelvin dans Solaris, qui refoulait ainsi un sentiment de culpabilité vis-à-vis du suicide de sa femme. Suivant la voie de la philosophie deleuzienne, nous pouvons éclaircir les quêtes de ces personnages grâce aux concepts de lignes. Deleuze distingue trois lignes sur lesquelles nous nous mouvons tout au long de notre vie. Les lignes dures désignent celles des dispositifs de pouvoir (école, famille…). Les lignes souples sont moins normatives mais évoluent en parallèle des lignes dures. Elles ne sont qu’un ersatz de libération, comme les manifestations, les grèves, le tourisme. Enfin, les lignes de fuites sont celles qui nous ouvrent à un devenir sans retour, sur celles-ci nous sommes comme un funambule sur sa corde tendue au-dessus du sol : nous devons aller au bout, quitte à nous y brûler les ailes, car il n’y a pas de possibilité de retour, pas de filet de sécurité. Commençons par montrer un exemple négatif : le Professeur et l’Ecrivain ont tout deux échoué dans leur quête car n’ont pas emprunté cette ligne de fuite pleinement, ils ont emporté avec eux respectivement une bombe, et une bouteille d’alcool comme sécurité face à l’étrange, le radical. Les personnages qui ont suivi une ligne de fuite jusqu’au bout sont Alexandre dans le Sacrifice, ainsi que Gortchakov dans Nostalghia ou encore Ivan. Cependant, et comme le précisent Deleuze et Guattari, emprunter une ligne de fuite ne signifie pas abandonner totalement les lignes dures ou souples. Ainsi, Ivan poursuit sa propre quête d’indépendance, de liberté, de puissance, ligne de fuite à proprement parler puisqu’il ne fait que s’échapper de structures de pouvoir, passe à intervalles irréguliers (preuve qu’il ne s’agit pas là d’une fausse ligne de fuite) par les campements militaires où il trouve hygiène, nourriture et affection.
Autre moyen de la fuite, le rêve. Celui-ci, nous l’avons dit, participe pleinement à la quête car fonctionne comme un moteur, comme un adjuvant qui fait percevoir au héros l’horizon de sa quête. Le rêve constitue un déplacement par analogie, le personnage voyage dans ses souvenirs, ses fantasmes, ses blessures et celle-ci l’aident à avancer. Le monde des rêves n’est cependant pas un domaine complètement coupé du matériel: le héros tarkovskien rentre en rêve par le biais des sens. Ainsi le Stalker s’endort lorsqu’il s’allonge dans la fange de la Zone, ou encore Gortchakov en observant sa chambre d’hôtel replonge dans les souvenirs de sa Russie natale.
L’acte de déterritorialisation s’accomplit aussi en s’ouvrant à l’Autre. L’archétype de l’ouverture à l’Autre dans les films de Tarkovski est Kris Kelvin, le héros de Solaris. Cependant tous les héros, dont nous avons déjà donné les exemples, effectuent ce qu’on peut appeler une déterritorialisation. Ce mouvement nécessite une force, une impulsion intérieure, une certaine volonté de décalage. Cet acte n’est pas sans conséquence. En effectuant ce mouvement ils vont se confronter à l’Autre. L’Autre se manifeste de diverses manières dans les films de Tarkovski : par l’art, par la nature, par le divin, par le visage et par l’amour.
La figure tarkovskienne qui s’ouvre à l’Autre par l’art est Andrei Roublev. Celui-ci voit dans sa peinture un moyen de communiquer et de communier avec le peuple russe. Il va aussi, par le biais de ses créations parvenir au bout de sa quête d’absolu car ses œuvres sont comme hors du temps, car créées dans une retrait du monde et ne correspondant pas du tout aux normes de l’époque. Roublev est celui qui a réussi à s’extraire de la temporalité et créer dans l’Absolu.
La beauté de la nature est manifestation de l’Absolu. Le panthéisme de Tarkovski se reflète à travers des personnages tels que le Stalker (pour qui le respect de cette Nature étrange et aux semblants post-industriels, ainsi que de ses règles est de la plus haute importance) qui sont comme en communion avec la nature, ou encore Ivan qui est pleinement à l’aise dans ses déplacement à travers les marécages. Dans quasiment tous les films du réalisateur, une scène du film se passe sous la pluie ce qui en fait un élément significatif. Plus généralement, les éléments ont une force symbolique phénoménale. En se frottant à l’étranger qu’est la nature les personnages parviendront au bout de leur quête.
Parmi les personnages qui utilisent la religion pour s’ouvrir à l’Autre on retrouve Alexandre dans Le Sacrifice ainsi que Domenico dans Nostalghia. Mais plus particulièrement c’est ici encore Andrei Roublev, qui quitte complètement l’ici-bas et se tourne vers l’Autre absolu qu’est Dieu. Dans Nostalghia un personnage implore Dieu : « Seigneur, fais lui sentir ta présence » et celui-ci répond « Je le suis mais il ne s’en aperçoit pas ». Le personnage doit être sensible, être à l’écoute, car précisément le Divin se fait sentir (partout), mais il faut en guetter les signes et accomplir la rupture nécessaire.
L’amour ouvre Kris Kelvin (Solaris) à l’Autre, représenté par l’apparition de son ex-femme, morte. Au premier contact avec ce phénomène surnaturel, il le refuse et la renvoie dans l’espace. Celle-ci revient, et Kris se rend compte qu’il ne pourra rien y faire et se décide à l’aimer. Alors que celui-ci, avant son départ avait brulé entre autres une photo de sa femme, il déclarera plus loin dans le film : « jusqu’à aujourd’hui, l’humanité, la terre, était inaccessible à l’amour… Nous sommes si peu juste quelques milliards. Peut-être sommes-nous ici juste pour sentir que les hommes sont faits pour être aimés. » L’emploi du verbe est ici significatif, car l’amour n’est ici pas un concept mais bien plus une intuition, quelque chose de sensible.
Une autre perspective se dessine dans deux séquences différentes : Lorsqu’il est dans la station spatiale et qu’il aperçoit l’apparition sa femme, Kris est comme envouté par le visage de celle-ci. Dans Le Miroir, sur fond d’une musique de Bach, on aperçoit dans deux plans successifs la mère des enfants plongée dans une lumière tamisée avec un regard mystique, puis un tableau de Léonard de Vinci, celui de la Jeune Femme au Genièvre.
Accompagnées d’une telle musique, les deux portraits dégagent une grande force. On peut rapprocher ici la façon dont Tarkovski envisage le visage (plus particulièrement celui de la mère) au concept de visage de Lévinas : celui-ci est à la liaison du sensible et de l’intelligible, il fait appel à nous dans notre dimension morale. On ne peut pas décrire, limiter et consigner un visage car celui-ci dépasse toujours ses propres limites : il est métaphysique par essence. Dans son in-finitude, le visage est précisément ce qui nous ouvre à l’Infini donc à l’Absolu.
Tout chemin est déjà marqué par des signes (pensons à notre réalité urbaine), et s’il ne l’est pas encore, l’être en quête y verra les signes dont il a besoin. Nous l’avons déjà évoqué, les héros en quête doivent se tenir à l’affut de tous les signes possibles. Pour cela, ils doivent emprunter une autre voie que la rationnelle: la voie sensible. Car les signes qui émanent de la nature, de cette nature emplie de forces étranges, ne sont pas accessibles aux esprits de la rationalité close. Ainsi le Stalker dans la Zone, qui est comme le modèle de ce Milieu, ce Topos – Autre, perçoit et comprend des signes qui pour les deux autres sont bien loin de « faire sens ». Afin d’aller au bout de la quête (la chambre des désirs), on doit d’abord suivre un processus, presque une procédure qui n’est accessible qu’à certains et qui suit les codes propres au chemin de la Zone.
Ensuite, le chemin est fait d’étapes. La construction de Stalker semble être faite d’étapes. Il y a comme le chemin d’arrivée, la traversée du champ, la cascade, le repos, le tunnel, l’antichambre et enfin la chambre. Tout cela étant aussi fait de retours en arrière, de stagnations, de raccourcis…
Une étape semble importante pour les personnages de Tarkovski, le moment de l’acceptation qui revient à assumer sa quête personnelle. Dans Le Sacrifice, Alexandre en faisant le vœu de silence assume pleinement sa quête de l’Un, et comme valide le fossé qui le sépare des autres avec qui il partage sa vie, qui dans le film parlent énormément d’affaires mondaines et d’affaires de famille. On pense aussi à Gortchakov, le héros de Nostalghia qui pour accomplir sa quête doit assumer pleinement son choix. Lui qui dans le hall de l’hôtel à Rome attend un peu perdu son taxi qui le ramènera à l’aéroport où il est censé prendre un avion pour la Russie, lorsqu’on lui rappelle ce que le fou, Domenico, lui avait conseillé de faire, à savoir traverser une piscine avec une bougie à la main, rituel de passage, il reprend ses forces, son énergie vitale et accomplit ce saut qualitatif de sa quête.
Les objets qui jalonnent le chemin du héros ont eux aussi une certaine force. Or, ce ne sont pas les objets beaux qui attirent l’attention dans ses films, mais plutôt les objets les plus quotidiens, les plus anodins. Ainsi la pomme dans Le Rouleau compresseur et le violon ou encore le verre dans la séquence de clôture de Stalker, que sa fille, probablement malade, fait bouger par la force de son esprit. Ainsi, même dans son approche de la nature, il n’y a pas chez Tarkovski d’effets de sublimation du réel, du paysage, de l’image. Le réel est donné tel quel, et il ne tient qu’à la sensibilité du héros (par extension, du spectateur) d’y voir des signes pleins de sens. On peut parler d’une épiphanie de l’objet commun, tel que l’envisageait James Joyce dans le recueil du même nom, où l’on remarque que le caractère abrupt et simple du révélateur contraste avec la grandeur du révélé.
Au fil de leur quête les héros vont aussi être aidés par des adjuvants. Cependant, ceux-ci à première vue sont loin d’être des êtres puissants, dotés de connaissances supérieures ou de forces qui aideraient les êtres en manque, les être en quête à combler une faiblesse. Ainsi, dans Le Sacrifice, c’est la femme de maison, un peu folle qui aidera Alexandra à éviter sa première tentative de suicide, et en faisant progresser la quête, car le moment n’étant manifestement pas venu. Dans Nostalghia c’est Domenico, le fou, qui aidera Gortchakov à parvenir au bout de sa quête en lui conseillant de traverser une piscine avec une bougie à la main. Ainsi ces adjuvants sont toujours des personnages à part, reniés par la majorité, mais auquel le héros accorde sa confiance (faisant preuve ici d’une curiosité inversée envers le « Freak »).