Après la commande hollywoodienne des Infiltrés, le conte familial Hugo Cabret et la publicité Bleu de Chanel, c’est comme si nous retournions en 95 et que Scorsese sortait un nouveau film juste après Casino, une nouvelle fois adapté d’un roman autobiographique, écrit par un personnage à l’existence débauchée et démesurée.
Après une introduction clinquante (arrêt sur image, voix off, flash-back), le rythme s’emballe, soutenu par des acteurs déchaînés. Tout comme dans ses fresques mafieuses, Scorsese multiplie les travellings fluides et virtuoses pour illustrer l’irrésistible ascension des personnages. Ses choix de cadre, sa direction d’acteurs, ses entrées et sorties de champ et ses mouvements de caméras sont régulés et rythmés par un montage flamboyant qui narre le scénario comme on tricote de la soie. Cette narration, complexifiée par le jeu d’alternance entre mouvements dynamiques et plans fixes, n’est pourtant pas une épreuve de concentration pour le spectateur, comme dans le cinéma hypernerveux de Greengrass ou de Liman.
Thelma Schoonmaker, la fidèle monteuse de Scorsese, a su remettre de l’ordre dans la folle mise en scène du cinéaste qui tourne comme un Godard ou un Cassavetes, à l’instinct, sans recherche de raccord final. D’où cette impression de redondance, de ritournelle, de scénettes connectées les unes aux autres, tel un kaléidoscope filmique. Néanmoins, les faux raccords (à la limite de l’amateurisme pour ceux qui les détectent) se remarquent à peine en général, grâce à l’harmonie parfaite qui règne entre le cinéaste et sa monteuse. Car le cinéma de Scorsese, c’est également une histoire de confiance dans la création artistique. On se souvient, par exemple, comment le réalisateur avait adapté sa mise en scène et le scénario de Taxi Driver à l’improviste pour laisser De Niro exprimer pleinement son talent.
Scorsese a constamment porté à l’écran les thèmes de la foi, de la rédemption, du grand banditisme et de ses illusions éphémères. Et Le Loup de Wall Street est une nouvelle étape dans la carrière du cinéaste américain. Après les petits escrocs de Mean Streets, les parrains locaux des Affranchis et les grands pontes de Casino, Scorsese s’attaque à un nouveau type de criminalité : la finance et la spéculation. C’est à dire le culte de l’argent, remplaçant toute croyance religieuse. Malgré des intentions qui peuvent paraître naïves ou opportunistes, Scorsese met en scène le jeu (ou le non-jeu) de la circulation, qu’elle soit relationnelle ou monétaire. Si la communauté mafieuse était condamnée à la marginalité et au circuit interne, la horde de loups n’a, au contraire, d’autre choix que de s’ouvrir sur le monde extérieur. Ce sont les fameux travellings du cinéaste qui permettent, tout comme dans Casino, de tracer un chemin allégorique de la fluctuation monétaire et de l’accumulation financière.
Le modèle communautaire de la mafia est donc remplacé par l’individualisme féroce du capitalisme exacerbé. Les chaleureux repas italo-americains partagés dans Les Affranchis sont remplacés par les buffets de luxe. Autrefois objet de convivialité, la nourriture devient même un dangereux ennemi. L’un des personnages s’étouffe avec un morceau de jambon, et les homards servent de projectiles à un DiCaprio furieux contre les agents du FBI, situation ironique quand on se souvient qu’il y peu de temps, ce dernier jouait, sous la direction de Clint Eastwood, le père fondateur du célèbre bureau fédéral américain.
Mais il y a plus, dans ce nouveau film. C’est comme si Scorsese avait tout aspiré, pour le réutiliser à sa manière : la télévision, le clip, la publicité, la mafia, Las Vegas, le show, le sexe. C’est dans ce tourbillon de spectacle, de souvenirs, de références – véritable orgie cinématographique – que le cinéaste pose son regard bienveillant ou acerbe. Lui l’amoureux du cinéma, cinéphile avant d’être cinéaste et respectueux de la diversité culturelle. Le film aurait pu s’arrêter lors de la scène au dispositif quasi télévisuel, où Jordan Belfort annonce à ses employés qu’il se retire à la suite de démêlés judiciaires. DiCaprio, pris dans son ébouriffant one-man-show, micro en main, bascule alors dans le mélodrame larmoyant et ridicule, dans l’unique but de préparer son retour, pour faire durer le spectacle.
Qu’est ce qui rend ce maelström de luxe, de débauche, de sexe et de drogue différent des autres fresques du même genre ? Le Loup de Wall Street n’a pourtant rien à voir avec le kitsch clinquant et gentiment moral de Luhrmann appliqué dans Gatsby. Ni, par exemple, avec l’opéra shakespearien et baroque de Scarface, réalisé par l’ami de Scorsese, Brian de Palma. Les fresques scorsesiennes gardent leur touche d’irrévérence, de provocation, d’excès, d’immoralité et de drôlerie. Une célébration assumée du spectacle creux et du mirage. Creux, comme cette fameuse scène où Jordan annonce qu’il se retire, supercherie puisque le personnage décide finalement de continuer. Creux comme le fragile jeu de spéculation financière. Creux, comme les prétextes générés pour créer du suspens. Ces suspens orchestrés se basent souvent sur le cabotinage des acteurs, qui frôlent parfois l’écœurement. Mais tout prend forme dans cette scène de retraite ratée, transformant une gentille foire animale en un stade de loups fervents et dangereusement synchronisés, en mafiosi contemporains.
C’est à ce moment précis que le spectateur se rend compte, horrifié, que Scorsese a abandonné toute forme de justice ou de rédemption. Les derniers plans du films ne font que le confirmer : l’agent du FBI, héros anonyme, prenant le métro, seul ; ou encore la salle de conférence remplie de futurs requins de la finance. La mafia traditionnelle a certes perdu de son influence, mais l’ultra capitalisme perdurera éternellement. Conscient de cela, Scorsese n’avait d’autre choix que de faire évoluer son cinéma, en commençant par faire évoluer une relation. Ou du moins, une direction d’acteur. Le jeune DiCaprio névrosé et fragile des anciens films est sorti de son cocon d’innocence, pour vivre pleinement une existence de perversion et d’égoïsme. Scorsese met en scène pour la première fois un DiCaprio dépravé, brisant ainsi une image romantique à laquelle il avait lui-même contribué. Et le monde contemporain cède à l’immoralité. Voila donc ce qui retient notre attention : l’hymne célébrant cette nouvelle forme de criminalité, fredonnée par Matthew McConaughey puis par DiCaprio et sa horde de loups. Hymne qui berce notre oreille jusqu’au générique, trace mémorielle qui achève trois heures d’une fresque tonitruante et grandiose, parfois cliché ou déjà vue, douteuse ou irritante, formidable et géniale, célébrant déjà le retour triomphal de l’un des plus grands cinéastes de sa génération, dans un genre dont il a dicté les lettres de noblesse.