Capitaine Phillips de Paul Greengrass : entre équilibrisme et nervosité

Matt Damon dans La vengeance dans la peau
Matt Damon dans La vengeance dans la peau

C’est 24h chrono et son équipe artistique qui ont, au début des années 2000, redéfini les codes esthétiques de l’image chaotique et déboussolée post 11 septembre. Mais s’il y a bien un cinéaste qui en est le parfait représentant, c’est le Britannique Paul Greengrass, inventeur du film d’action contemporain avec  Jason Bourne (La mort dans la peau et La vengeance dans la peau). Sa mise en scène disloquée et ultra nerveuse, véritable passage à tabac visuel pour le spectateur, reposait sur la présence physique d’une figure charismatique et omniprésente.

C’est Matt Damon qui a porté sur ses larges épaules la continuité rythmique et scénique de l’éclatement du point de vu du dispositif filmique. L’acteur a su se rendre juste à chaque plan, pourtant nombreux et dispatchés. À force d’être multipliés et écourtés, les fragments donnaient l’impression d’être rejoués, voire infinis. L’hyper narrativité de Greengrass a en effet contribué à alimenter l’obsession de la simultanéité et de l’ultra dynamisme – paradoxe étant donné la minutieuse construction narrative de Capitaine Phillips. En multipliant les angles de vue, en brisant les règles de transparence, et en empêchant le spectateur de trouver une accroche visuelle suffisamment longue, le cinéaste a pu modifier les habitudes narratives, visuelles et spatio-temporelles. L’ellipse et la coupure peuvent dorénavant intervenir à tout moment, côtoyant outrageusement l’ultra raccord et la fluidité parfaite du mouvement.

Cette particularité visuelle, maniériste à souhait, est une constante chez Greengrass. Il est même amusant de constater que l’on peut analyser ses autres films de la même manière, en changeant uniquement certains points scénaristiques : ce goût du chaos, cette obsession du suspens creux et faussé, cette consciente ou inconsciente volonté de désamorcer toute tension. En effet, à force de trop dynamiser par sa mise en scène hyper dramatique et hyper tendue, Greengrass produit l’effet inverse. En privilégiant la démonstration sur l’émotion, il rend certaines séquences anecdotiques. Greengrass est un apôtre de la « démonstr-action » pourrait-on dire.

sur-composition du cadre et hyper-nervosité
surcomposition du cadre et hyper nervosité

Quoi de notable, dans Capitaine Phillips ? Quoi de plus que dans Greenzone, son précédent film ? L’intrigue est toujours longuement développée, étape par étape, plan par plan, donnant l’effet d’un tricotage, d’une avancée équilibriste. Au risque parfois de frôler le surplus d’informations, et d’ennuyer le spectateur par certaines longueurs visuelles. C’est que la démonstration est si minutieuse et précise que le moindre plan sans enjeu peut vite lasser. Par exemple, quand nous voyons le Capitaine se déplacer à travers les couloirs sinueux de son cargo, séquence montée en parallèle à celle de la constitution de l’équipage pirate en Somalie, trop envahissante et trop confuse, nous sommes tous simplement perdus et rebutés. Ce n’est qu’après cette ouverture que le bon ton est donné et que les enjeux deviennent excitants. Cela correspond justement au cœur même du film, et à l’une des scènes les plus réussies, la première bataille maritime entre les pirates et le cargo. Le Capitaine Phillips peut étaler tout son talent et affirmer toute sa maîtrise, maîtrise et direction qui renvoient à la position même du réalisateur. Cette première bataille est absolument captivante, car Greengrass sait quoi filmer et alterner pour mettre en scène la tactique défensive. Tactique impeccable, réussite totale, même si éphémère, la puissance américaine semble inébranlable. Sauf que Greengrass est, rappelons-le, l’agent du chaos. À la différence de John McTiernan (qui déteste le cinéma de Greengrass) d’Emmerich et de Michael Bay, Greengrass ne célèbre pas une société américaine post reaganienne sûre d’elle-même, il dresse plutôt le tableau pessimiste d’une Amérique attaquée de toutes parts et forcée à étaler son savoir faire pour repousser la menace. Parler de Happy End chez Greengrass semble même contestable tant la séquence sur la douleur du capitaine (remarquable Tom Hanks) semble longue et marquée.

Que peut on finalement tirer comme enseignement ? Greengrass fait encore et toujours du Greengrass, et pourtant, le cinéaste a tué le genre et l’a condamné à l’auto-parodie. En s’appuyant sur son expérience documentaire, en favorisant l’image « sale » et ultra nerveuse, et en imitant la froideur de l’exposition du courant britannique, portée par John Grierson et Humphrey Jennings, il a tenté de proposer un cinéma du réel. Mais parler de réalisme est exagéré dans un film monté de toute pièce, du fait de ses multiples effets. Le réalisme cinématographique, de manière générale, serait plutôt à chercher du coté du néoréalisme italien, si l’on se fie aux études d’André Bazin, qui nota comme remarquable le traitement humaniste et sincère du réel qu’opèrent des cinéastes comme Visconti ou Pasolini. Le fantasme d’un réel pur, qui s’oppose déjà à l’utilisation excessive du réel par le cinéma contemporain, qui justement « est encore et déjà obsédé par la terreur et par la haine, où la réalité n’est presque plus jamais aimée pour elle-même mais seulement refusée ou défendue comme signe politique », dit André Bazin.

Aération et démonstration
aération et démonstration

Étudier Paul Greengrass, c’est étudier le cœur même de l’esthétique post 11 septembre. État d’alerte constant, peur du terrorisme, et un certain goût de l’intimisme violé par la violence extérieure. De Paranormal Activity à Batman : The Dark Knight en passant par Démineurs, Redacted ou même Projet X, Paul Greengrass synthétise tout ce courant de nervosité et de perte de repères. Il faut d’ailleurs souligner à quel point ses espaces sont déconstruits, parcellisés, intraduisibles, et labyrinthiques. Impossible d’établir une géographie précise de ses lieux et de ses décors. Comme un besoin de traduire un genre (le thriller) juste par l’impact de l’image. Malgré son maniérisme obsessionnel, il a porté au rang d’art l’hyper nervosité et la distanciation esthétique. Sa direction est d’ailleurs un véritable exploit. Tenir un tel rythme sans jamais perdre le fil demande une extrême maîtrise scénographique, maîtrise qui rappelle celle d’un équilibriste. Les plans serrés laissent le spectateur en apnée, et les plan aériens, larges, viennent nourrir un besoin primitif d’aération et de respiration. Attention tout de même M. Greengrass, un jour votre œuvre sur le fil finira par chuter, tel un fragile château de cartes.