Il est né une drôle de mode chez les féministes. Elles ont déclaré la guerre à Shakespeare parce qu’il a osé louer les femmes dans ce qu’elles ont de plus féminin. Je ne parle pas de douceur ou de manipulation, mais de fécondité et d’une certaine accointance avec la nature. C’est que les plus ultra auraient souhaité des personnages féminins guerriers, souverains ou encore colériques. Au-delà de l’absurdité d’avoir voulu toucher à l’oeuvre de Shakespeare – pour qui se prennent-elles – elles ont eu tort de croire qu’une femme ne peut être sublime sans ressembler à un homme. Profitons de leur bévue pour rappeler comment les femmes participent au renouvellement des forces vitales du monde shakespearien.
Un théâtre de l’exubérance. Voilà le poncif shakespearien, colporté par Voltaire puis Hugo. Arouet le rationnel ne supporte pas les bouffonneries emmêlées de “Gilles” Shakespeare (Voltaire n’était pas fortiche en phonétique). Mais le père Victor crie au génie universel, Will a sa place entre la constellation Dante et la montagne Cervantès. L’oeuvre de Shakespeare, donc, est exubérante. C’est le triomphe du rire bienheureux et partagé contre la grimace sardonique. Les fripons retiennent surtout les mimiques canines des ivrognes et les blagues vasouillardes des nourrices. Mais la puissance de William jaillit plutôt d’un impératif de fécondité et de renouvellement. Ces forces de régénération puisent dans la paysannerie britannique et son loufoque lot de rites. Parades printanières et rondes estivales font la fête à la nature et à ses fruits. En somme, le cycle agricole, plus que la reine, est despote.
Voilà pourquoi Shakespeare ne rechigne pas à glorifier les femmes. Garantes de la fertilité, elles n’ont pas à rougir de leur sexe. Ce sont elles qui prennent la tête des cortèges champêtres. Vrai que les couronnes fleuries leur siéent mieux qu’aux hommes. Pourtant, le pauvre bougre de barde n’a jamais connu de reine du mois de mai. Les femmes de son entourage ne foisonnaient de rien du tout. Bien au contraire, elles semblaient très déterminées à tarir tranquillou.
Anne Hathaway eut trois enfants de William : Susanna, suivie des jumeaux Judith et Hamnet (avec un “n”). Ce dernier, faiblard, tint moins de douze ans. Mais Shakespeare ne perdit pas espoir et livra dans son testament tous ses biens aux deux soeurs. Pas qu’il soit papa gâteau, c’est surtout qu’il espère de bons héritiers mâles. Judith y parvient presque en alignant trois petits gars, qui pourtant moururent un à la fois. Susanne gratifia son père d’une fille unique, morte après deux maris et zéro enfant. Dégoûté, Shakespeare fait une ultime blagounette vengeresse à sa femme. Elle n’héritera que du moins bon des deux lits de la maisonnée. N’ayant pas su faire usage du meilleur, elle ne mérite qu’un sommier moisi… Bref, entre femmes pérennes et garçons éclairs, c’est une piètre descendance pour Shakespeare. Le bon Will plante des arbres fruitiers pour conjurer le mauvais sort de stérilité.
Et voilà que la sécheresse familiale est chapeautée par l’aridité royale. C’est l’époque élizabethaine qui bat son plein. La rouquine vierge et célibataire se prend pour la papesse des arts et des lettres. D’ailleurs, on a trop attribué le succès de Shakespeare à cette pseudo-mécène des glaces. Rappelons gentiment qu’autoriser la représentation d’une pièce n’est pas l’écrire. Les plus audacieux trouvent pourtant chez William un éloge de Maman Albion. Tout cela à cause d’une métamorphose ovidienne rapportée par Oberon, roi des fées de son état.
C’est le Songe d’une nuit d’été, et les saisons fichent le camp depuis que Titania boude son Oberon de mari. Les récoltes pourrissent avant qu’on puisse y toucher. Pour rétablir l’harmonie, monsieur la fée a une idée de vengeance charmante : grâce à certaine sève, il poussera Titania à s’éprendre d’un bourru paysan à tête d’âne, j’ai nommé Bottom. Puck, esprit malotru, est chargé de la commission. Oberon lui recommande l’usage d’une fleur magique à l’origine pseudo-royale. Cupidon se promenait guilleret lorsqu’il aperçut une femme impériale toute baignée de lune (Elizabeth, bien sûr). Le chérubin crut lui faire plaisir en la débarrassant de son célibat. Frétillant, il banda son arc, mais la flèche glissa sur la reine et vrilla piteusement sur une petite fleur. Résultat : le suc de la plante devint philtre d’amour et la reine ne devint rien du tout. Drôle d’éloge.
Qu’on ne me dise pas que Shakespeare ait ainsi loué une reine drapée dans sa virginité quand la cause même des péripéties malheureuses de toutes ses pièces est la stérilité. Elizabeth a tout de même trouvé une excuse. Elle se sacrifie pour épouser et materner l’Angleterre ! J’en toussote, et on attend encore la nuit de noces. Déjà reine d’Angleterre, elle pouvait bien se prendre pour la Vierge. Mais soyons sérieux. La fille de l’anglicanisme incarné (Henri VIII) qui veut se faire la plus catholique des femmes, personne n’y croit.
Enfin, Elizabeth, championne du dessèchement protestant, est une gâcheuse. Pas de place pour elle dans l’univers shakespearien régi par les fluides vitaux et les révolutions agricoles. Elle est la face cachée de la lune, celle que la chasseresse Diane préserve de tout regard masculin. Il est pourtant une autre souveraine du Songe qui s’accommode bien mieux de la lune. Voici venir Hippolyta, amazone capturée désormais promise à Thésée. Elle calque le temps à passer avant son mariage sur le cycle lunaire, spontanément. Point d’impatience, l’union aura lieu au moment opportun. Car la lune, c’est non seulement le calendrier primitif, mais la boussole qui guide le rythme interne des femmes. Du croissant au cercle, elle imite la grossesse et l’enfantement.
C’est que les femmes d’Angleterre ont leurs petits arrangements avec la nature. Reléguées aux tâches domestiques et oisives, elles découvrent tout un monde de poussières minuscules et bienveillantes. La plus fameuse, c’est justement Puck, esprit frondeur riquiqui. Egalement surnommé Robin Goodfellow, ce farceur fait tourner le lait pour enrager le mari et époussette les meubles pour attendrir la femme. Le petit filou sait aussi se faire professeur : il enseigne à la ménagère les moyens de faire fructifier la nature et de gonfler les récoltes médiocres selon l’orbite de la lune. Qu’on comprenne bien que la fécondité et le don, en ces temps-là, sont le privilège des femmes. Mais assez de folklore, passons aux choses sérieuses.
La fertilité féminine chez Shakespeare ne se limite jamais à l’enfantement. Elle engendre la parole et les images. Et dans le royaume des lutins nains, Puck est détrôné par la Reine Mab que Mercutio jette à la figure d’un Roméo ébahi. Infinitésimale fée, elle voltige de paupières en paupières et sème le germe du rêve depuis son carrosse creusé dans la perle. Toutes les visions du monde bourgeonnent sous la tête d’une femme qui passerait à travers le chas d’une aiguille ! Pas mal, pour une non-mâle.
On objectera que le Prospero de La Tempête est le vrai démiurge shakespearien créateur d’images. Mais Prospero détruit là où Mab produit : il soulève les vents, casse les mâts et engloutit ses ennemis. Seul, il est incapable de créer les banquets merveilleux qui piègent les rescapés. Passons à sa fille Miranda, feignasse soumise selon les critiques unanimes, et doutons. Si la parole du patriarche était respectable, roupillerait-elle quand Prospero lui raconte son exil ? Roucoulerait-elle illico avec le premier venu ? Bafouerait-elle les foudres paternelles pour cajoler son amant Ferdinand ? Preuve ultime du triomphe de la parole de Miranda contre celle du naufrageur littérateur : elle a donné le langage à Caliban. Car l’unique indigène, progéniture de la sorcière Sycorax, hantait les lieux animalement, grignotant quelques mottes de terre et furetant le moindre bruit. Miranda lui apporte la connaissance qu’il est un être, et Caliban peut prendre possession du monde en le nommant. C’est grâce à celle qu’il n’a pas pu violer qu’il murmure désormais en cadence avec les sons mystérieux de l’île. C’est grâce à elle qu’il fomente son coup d’Etat de pocheron. C’est grâce elle, surtout, que ses injures ont plus de panache que celles des flibustiers les plus gradés.
Voilà qu’une femme a transmis la parole à une bête dans un théâtre du verbe ! Ca suffit à montrer que Shakespeare a laissé le beau rôle au beau sexe.