Elle aurait eu 100 ans cette année. Occasion pour le monde des lettres de clamer un amour inconsidéré pour l’artiste avant-gardiste et dit-on révolutionnaire. En effet, difficile de nier l’influence que Marguerite Duras exerce encore aujourd’hui sur la nouvelle génération d’écrivains – plus égocentrique et engoncée dans le genre auto-fictionnel. De L’Amant au Ravissement de Lol V. Stein en passant par Le Vice-consul, Duras a fondé son art sur le silence, a priori pour libérer le langage et le sens. En réalité, son seul héritage réside dans la déconstruction totale du roman traditionnel français. Stylistiquement, l’auteur joue avec le mutisme, obscurcit volontairement sa narration et laisse le champ libre aux interprétations multiples.
Comment résumer ses intentions littéraires ? En une expression pompeuse : Duras explore de « nouvelles régions narratives » comme elle le révèle dans les remarques générales qui précèdent l’une de ses pires atrocités, India Song : « Les personnages évoqués dans cette histoire ont été délogés du livre intitulé Le Vice-consul et projetés dans de nouvelles régions narratives ». Projection, emprunt, transport, imbrication, nouveauté : une seule phrase et l’univers durassien est visible. Le roman n’est plus un mais multiple. Idéal pour retourner et intellectualiser des histoires sans fin et sans fondement.
Ainsi, pour Duras, l’écriture ne s’oppose plus à la lecture, les deux s’imbriquent à l’intérieur de l’œuvre produite. La figure de l’écrivain supplante alors les lieux et les espaces. La catégorisation générique n’existe plus. Dans India Song, le sous-titre révèle cette volonté : « Texte, Théâtre, Film ». Le mot « roman » est abandonné sans ménagement. Trop réducteur pour les intentions novatrices de Duras, il fait référence à un passé jugé rétrograde et peu enclin aux aspérités littéraires et artistiques de l’écrivain. L’entreprise s’ancre volontairement dans une approche structuraliste. Par conséquent, lorsque nous lisons, un texte s’écrit en nous, un texte autre que celui produit. Il y a ici une volonté manifeste de faire du lecteur un agent et non plus un patient face à la trame narrative. Ce dernier, alors abandonné, est censé occuper l’espace laissé vacant par l’écrivain. Cette démarche ne fait pourtant que s’inscrire dans un cadre intellectuel et artistique précis.
En France, entre les années 40 et 70, un mouvement remet en cause ce couplage entre la logique de l’action décrite et la chronologie. En effet, le nouveau roman (ou nouveau réalisme) reproche au roman dit balzacien d’accorder une trop grande importance aux significations sociales et psychologiques qualifiées de dépassées et propose un roman qui rend compte des rapports existant entre les objets, les gestes et les situations. Tout en supprimant le lien prédominant entre le développement du comportement des personnages et leur psychologie L’interprétation de l’histoire ou des personnage est alors proscrite, et le but de cette réflexion est de produire un objet nouveau dans lequel repose une sorte de silence nourri de la signification. Une volonté d’autant plus visible chez un auteur comme Alain Robbe-Grillet (La Jalousie) qui n’hésite pas à composer une véritable musique de mots perdus en rapport direct avec ses intentions littéraires.
Face à cette tentative inédite, Duras exprime une défiance et ne veut pas s’inscrire dans un mouvement dont elle ne maîtrise pas les tenants et les aboutissants. Pourtant, l’auteur ne fait (ou plutôt ne tente) que suivre l’initiative de Robbe-Grillet – un pas sur le côté évidemment. Son œuvre dénature l’enjeu des nouveaux romanciers (rejet de l’intrigue certes, mais promotion également de l’instant, de la vue, de la voix, du son et de la musique), vide les prétentions stylistiques de ce courant et ne débouche que sur une exploration timide d’un moi freudien ainsi qu’une utilisation quasi-systématique de ce topos qu’est le triangle amoureux.
Proche de Blanchot, instigateur de la notion d’espace littéraire entre création et réception, entre dedans et dehors, entre vie et mort, Duras partage son espace créatif en trois axes : la page, la scène et l’écran (ses productions cinématographiques frôlent d’ailleurs le néant absolu). Pour cela, elle invite le lecteur à explorer et à voyager à travers ses intentions. Ainsi, l’écrivain abandonne une partie de ses prérogatives afin d’obliger son récepteur à combler le vide énorme du récit ou du moins à le ressentir. Duras invoque l’intertextualité et le principe de déterritorialisation mais en réalité elle appauvrit totalement ce qu’elle nomme « la page, la scène et l’écran ».
Créer les chaînons manquants
Par exemple, dans le célèbre Ravissement de Lol V. Stein, peut-être la seule œuvre intéressante de l’auteur, l’histoire ne se comprend et ne s’apprécie que par son absence. Impossible de savoir quand commence l’histoire, quand elle se finit. La trame ne se fonde que sur les réminiscences de son narrateur (Jack Hold). Pour combler cet abysse, Duras ressort sa parade indémodable du triangle amoureux, aussi vide qu’insupportable. Comme chez Robbe-Grillet, il y a chez Duras cette volonté de faire de la bande sonore que nous écoutons au fil des pages, une chambre d’écho où s’entendent plusieurs voix et par conséquent plusieurs points de vues. Mais là où « le pape du nouveau roman » maîtrise parfaitement (et parfois même à l’excès) son sujet, Duras ne peut s’empêcher d’incorporer une profondeur factice censée justifier la pauvreté du récit. Dans Lol V. Stein, cela se traduit par l’invention d’un artifice fumeux révélé par le narrateur : « Aplanir le terrain, le défoncer, ouvrir des tombeaux où Lol fait la morte, me parait plus juste, du moment qu’il faut inventer les chaînons qui me manquent dans l’histoire de Lol V. Stein ». Bref, débrouillez-vous avec ce que vous avez, inventez votre propre histoire et construisez vous-même les « chaînons manquants » de l’histoire.
Cet aspect est également visible dans India Song. L’écriture durassienne est caractérisée par des passages permanents entre un genre et un autre mais également entre une histoire et une autre. Néanmoins, Duras refuse les termes de transposition et d’adaptation, beaucoup trop simplistes. Elle « déloge » des passages du Vice-consul de telle manière que leurs enchaînements amènent à un nouveau récit, à une nouvelle vision. En d’autres termes, à une nouvelle interprétation. En cela, Duras a raison de refuser l’étiquette du nouveau roman dont elle n’est pas digne. En réalité, elle pioche allègrement dans l’héritage national, en accumulant les couches psychologisantes, tout en faisant passer ses textes comme des objets novateurs, en rupture totale avec le passé.
Duras cherche à créer du neuf avec du vieux et pour répondre aux possibles attaques, elle justifie ces retours à des épisodes anciens en invoquant la notion de « voix extérieures au récit« . Stylistiquement, cela donne des passages aussi navrants que le premier dialogue entre la Voix 1 et la Voix 2 dans India Song : « Voix 1/Il l’avait suivi aux Indes. Voix 2/Oui. (Temps) Voix 2/Pour elle il avait tout quitté en une nuit. Voix 2/La nuit du bal … ? Voix 1/Oui. ». Ce que disent les voix se superposent dans notre esprit à ce qui est vu, entendu et perçu. Ce ne sont pas des voix off car elles sont étrangères au point de vue de l’histoire et de la narration. Ce décalage entre présent et passé n’est là que pour brouiller une narration qui en plus de se répéter, n’apporte donc aucun élément nouveau. Cette chambre d’écho est alors totalement déconnectée du lecteur comme le révèle non sans ironie mais aussi honnêteté Duras dans son résumé de l’œuvre : « Les VOIX ne s’adressent pas au spectateur ou au lecteur ». Àqui alors ? Seulement à l’auteur qui les fait parler.
Selon Marthe Robert, critique littéraire française connue pour ses lectures psychanalytiques de Goethe et Kafka, écrire c’est toujours écrire contre quelque chose et remanier fictionnellement sa propre biographie. Chez Duras, notamment dans son roman autobiographique L’Amant – où l’on suit avec dégout l’émancipation sexuelle d’une femme-enfant particulièrement éprouvante – cela se traduit par l’inconvenance d’écrire sa propre histoire. En cela, elle a réussi à rompre idéologiquement avec le naturalisme d’un Zola ou avec le réalisme d’un Balzac. Alors que le roman traditionnel français parvenait à dépeindre avec force et justesse son environnement social et politique, Duras ne décrit que son petit nombril en oubliant le plus important : le lecteur.